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III. La singularité de Hildegarde Ce tour d’horizon nous permet de mieux cerner maintenant la singularité de Hildegarde, singularité sur le plan littéraire, singularité de son statut social et singularité au sein de la mystique. Tout d’abord elle est fille de son temps, marquée par la vision féodale du monde. Pour Hildegarde, l’unité entre l’Histoire du monde et l’Histoire du salut va encore de soi, le cosmos est un livre dans lequel se lit la volonté divine, l’homme est au centre d’un univers où macrocosme, microcosme et réalité surnaturelle se correspondent. C’est un monde où tout, absolument tout, fait sens. Le péché humain est vu de ce fait comme facteur perturbant la mécanique cosmique. Les signifiants qu’elle invoque pour interpréter ses visions sont ceux de son époque, comme les structures sphériques de l’univers, ou encore les chœurs des anges. Elle donne à tout cet ensemble les couleurs de la féodalité. Ainsi, dans la deuxième vision, quand elle décrit la chute de Lucifer, elle raconte comment ce dernier affirme qu’il veut briller à l’égal de Dieu, puis elle écrit : « Ce que ses légions approuvèrent en disant : Ce que tu veux, nous le voulons aussi. » 24 Nous imaginons tout de suite un seigneur entouré de ses vassaux, recevant leur hommage. Comme les autres artistes de son époque, que ce soit dans la littérature, dans les œuvres religieuses ou dans les beaux-arts, elle utilise beaucoup de personnifications. L’âme humaine, les vertus, la grâce, mais aussi les forces maléfiques, apparaissent sous des traits anthropomorphes. Si la lecture de ses interprétations peut sembler trop foisonnant à notre goût, il faut signaler que, là aussi, il s’agit d’une caractéristique générale de ce XIIe siècle bouillonnant. L’ensemble de son œuvre est donc bien une production de son temps, mais l’intelligence vive de Hildegarde et sa profonde sensibilité lui permettent d’utiliser tous ces signifiants en les combinant de façon complexe dans un langage novateur d’une grande poésie. Son statut social de femme, parcourant l’empire en train de prêcher devant les plus grands, ne se comprend que dans la tradition de ces grandes abbesses évoquées tout à l’heure. Faisant partie de la haute noblesse, disposant d’une bonne formation intellectuelle et d’une grande conscience de leur rang, elles savent se faire entendre. Hildegarde se distingue par son érudition et sa force de caractère et de ce fait elle occupe sans doute le point culminant de cette lignée, mais son statut n’a rien d’EXTRAordinaire dans le paysage féodal de son temps. Le statut de la femme changera ensuite sous l’influence grandissante de l’Eglise et de son droit romain qui prend le pas sur le droit coutumier et limite les possibilités pour une femme d’agir en public. Un autre facteur de cette évolution est l’influence grandissante des universités sur la formation intellectuelle des élites, jusque là à la charge des monastères. Contrairement à ces derniers, les universités sont inaccessibles aux filles. Pour les professions moins intellectuelles c’est le rôle désormais prépondérant des guildes, également réservées aux hommes, qui fait que les femmes disparaissent progressivement de la sphère publique. Hildegarde jouit encore pleinement de son statut de dame. Elle bénéficie de la formation monacale érudite réservée à l’élite, et hérite des connaissances des femmes de son temps en matière de santé qu’elle sait systématiser et développer de façon remarquable - avant que l’université ne se réserve le droit de former des médecins et qu’on brûle les contrevenantes comme sorcières. On vient à notre dernier point, le statut de Hildegarde dans la mystique. Pour les uns, elle est la plus grande des mystiques de tous les temps, pour les autres elle n’est pas mystique du tout, ces auteurs la comparent plutôt aux prophètes de l’Ancien Testament. Cela dépend en fait de la définition que les différents auteurs donnent de la mystique25. Il est certain que pour celui qui insiste sur le caractère affectif de la mystique, il n’en trouve guère trace chez Hildegarde. Elle se contente de décrire, puis d’interpréter. On ne trouve pas non plus chez elle des extases chères aux mystiques ultérieures. Elle dit qu’elle reçoit ses visions « non durant des rêves, ni durant le sommeil ou dans un état de confusion mentale, ni par les yeux et les oreilles du corps, ni dans des lieux éloignés, mais en étant éveillée et en pleine conscience ».26 Intéressant à ce point de vue est un ouvrage de Dinzelbacher qui établit une typologie des visions du Moyen Age27. Il distingue deux périodes, une avant, l’autre après le XIIe siècle. Jusqu’au XIIe siècle les hommes sont prépondérants. Ils sont souvent « pris » plus ou moins contre leur volonté et la vision les conduit à la conversion. Ils décrivent des lieux qu’ils voient de loin, sans implication émotive. Après le XIIe siècle, les visions sont essentiellement le fait de femmes, celles-ci son d’habitude déjà engagées dans une vie religieuse, leurs descriptions des lieux sont plutôt symbolique et leur implication émotive va souvent jusqu’à l’unio. Ce n’est qu’à partir du XIIe s. que le visionnaire procède à une allégorèse. L’auteur nomme le XIIe s. la « période axiale », passage d’un type de vision à un autre, parallèle à celui d’une religion d’observance à une religion de la grâce. Si on se réfère à cette typologie, on voit que Hildegarde se situe exactement au moment où les choses basculent. Elle décrit des lieux sans implication affective, ses explications sont didactiques, l’interprétation de ses visions livre des réflexions théologiques et des prises de positions par rapport aux problématiques de son temps. On ne trouve pas chez elle cette insistance sur un vécu personnel comme dans la mystique ultérieure. Par contre, elle utilise l’interprétation allégorique, elle n’est pas convertie par la vision mais celle-ci lui arrive alors qu’elle est déjà vouée à Dieu, et elle est une femme – ce qui la rapproche de la deuxième période. C’est cette position particulière à un moment charnière de l’Histoire qui fait d’elle un personnage à part sur le plan de la mystique, pas du tout intégrée dans une lignée qui mènerait de ses prédécesseurs vers la mystique des siècles suivants. Par contre, la volonté de certains auteurs28 de vouloir la comparer aux prophètes de l’Ancien Testament me semble problématique. Hildegarde se voit sans doute elle-même dans la suite des prophètes29. Mais, si prophétie, vision apocalyptique et vision mystique relèvent sans doute d’un même type d’expérience religieuse, c’est surtout leur statut par rapport à la société civile et religieuse qui est différente. Les prophètes mettent en question le pouvoir du roi au nom de la royauté de Dieu et au besoin au risque de leur vie. Si Hildegarde appelle à la paix entre empereur et pape, elle ne met nullement en doute leur pouvoir, et elle prend soin de manifester sa soumission à l’ordre établi quand cela s’avère nécessaire. En cela elle agit en « dame » féodale, insérée dans un échiquier compliqué de relations de pouvoir, pleinement à sa place, mais une place dont elle utilise les possibilités jusqu’au bout. Il faut encore tenir compte du lien des visions de Hildegarde avec sa maladie. Tout d’abord, il y a souvent un lien entre souffrance et vision mystique. Une autre visionnaire, d’une trentaine d’année la cadette de Hildegarde, oblate comme elle, issue elle aussi de la noblesse de la région du Rhin, Elisabeth von Schönau, relate ses hésitations à se lancer dans l’écriture, dans des termes très proches de ceux de Hildegarde : « je rends grâce au Seigneur, moi la plus misérable parmi les misérables, parce qu’à partir du jour où j’ai commencé à vivre selon la règle de l’ordre et jusqu’à ce jour, la main du Seigneur fut si fermement sur moi que je n’ai jamais cessé de porter ses flèches dans ma chair. Mes diverses maladies quotidiennes m’ont fait souffrir...30 » Hildegarde écrit à Elisabeth : « Ecoute, ma fille soucieuse, le susurrement du vieux serpent fatigue les humains remplis d’inspiration divine. 31» P. Dinzelbacher souligne même un lien organique entre maladie et vision32. Disqualifiées par nombre d’auteurs en tant que manifestations hystériques, les visions, souligne Dinzelbacher, se distinguent des manifestations purement psychopathologiques par l’effet structurant, et sur l’individu et sur la communauté, tandis que les manifestations pathologiques détruisent et l’individu et ses liens sociaux. Pour cet auteur, la maladie était une des prémisses nécessaires à l’émergence d’une vision mystique. Parmi ses exemples il cite de nombreux hommes et femmes – alors que d’autres auteurs voudraient limiter ces phénomènes aux femmes. Mais il est certain que le modèle de sainteté féminine qui se construit au Moyen Age, est marquée par la souffrance et la virginité qui deviennent ainsi ses marqueurs socio-culturels en guise de légitimation, puisqu’aucune légitimation autre n’est disponible pour des femmes, tandis que les hommes accèdent généralement à la béatitude par leur carrière ecclésiastique33. Ce lien entre maladie et sainteté s’explique par ailleurs très bien dans une vision dualiste du monde, hérité de l’Antiquité grecque, où le corps est la prison de l’âme. Il faut donc que le corps soit abattu pour que l’âme puisse s’élever. La maladie est alors vue comme un instrument dans la main de Dieu pour favoriser cette libération. Et si par malheur quelqu’un est en bonne santé, il a plusieurs outils à sa disposition pour y remédier. C’est ce qu’écrit Mechthild de Magdeburg un siècle plus tard : « Quand je suis venue vers la vie religieuse et ai pris congé du monde, j’ai regardé mon corps; il était solidement armé contre ma pauvre âme avec une grande plénitude de puissance et une entière force naturelle. Alors j’ai bien vu qu’il était mon ennemi, et je me suis rendue compte que, si je voulais échapper à la mort éternelle, il me fallait l’abattre, il me fallait lutter. J’ai regardé alors les armes de mon âme qui étaient la souffrance glorieuse de notre Seigneur Jésus Christ; c’est avec elle que je me suis défendue. J’ai dû alors toujours vivre dans une grande crainte et frapper toute ma jeunesse de grands coups sur mon corps pour me défendre : c’étaient soupirs, pleurs, confession, jeûne, veille, flagellation et continuelle prière d’adoration. Voilà les armes de mon âme avec lesquelles j’ai vaincu mon corps si bien que pendant vingt ans il n’a pas eu une minute sans que je sois fatiguée, abattue ou malade, d’abord par le repentir et la souffrance, ensuite par le saint désir et l’effort spirituel, et enfin par de nombreuses journées de grave maladie naturelle.34 » En venant d’un tout autre domaine de recherche, le neurologue Oliver Sacks, en travaillant sur des auras migraineuses, estime que les visions d’Hildegarde correspondent sans équivoque à un tel phénomène35. C’est leur caractère lumineux et ondulatoire qui permet de les reconnaître comme des scotomes lumineux de la migraine ophtalmique. Cet auteur cite des travaux mettant en évidence, lors d’une attaque migraineuse, des ondes combinant excitation neuronale et blocage et qui se propagent notamment dans le corps strié qui fait partie des ganglions de la base du cerveau. Il a émis la théorie que l’aura migraineuse correspond à un orage neuronal avec décharge d’énergie, produisant des phénomènes interprétés par le cerveau comme des images géométriques, lumineuses, qui changent de forme et d’intensité au cours de l’attaque. Si la personne atteinte de tels phénomènes vit dans un environnement où tout fait sens et qui est fortement imprégnée d’interprétations religieuses, elle va naturellement interpréter ce qu’elle voit en tant que vision divine. C’est cette interprétation, processus long et compliqué comme nous l’avons vu, qui fait tout le génie de Hildegarde, capable de convoquer l’ensemble du savoir religieux et scientifique de son temps pour donner sens à ses visions. Je voudrais souligner encore un dernier point. Nombreux sont les tentatives de récupérer les femmes mystiques du Moyen Age pour la cause féministe. Il s’agit là à mon avis d’un contresens grave. Certes, pour Hildegarde, Eve partage avec le Christ le fait d’être produit à partir de la chair, sans être engendré par une semence36. La faiblesse de la femme a engendré toute l’Humanité. La faiblesse du Christ, à savoir sa nature humaine, l’a reconduite, par la rédemption, à son état initial de perfection. Ce parallèle entre Christ et la femme, que l’abbesse compare à la maison de la sagesse37, dénote bien une inflexion de la théologie masculine misogyne qu’il vaut la peine de relever. Mais Hildegarde ne lutte pas pour l’émancipation de la femme, elle est bien trop consciente de la dignité de sa position – et de ses limites. Et au siècle suivant, Mechthild de Magdebourg n’écrit pas parce qu’elle s’émancipe, comme on a souvent voulu le comprendre, mais parce qu’elle occupe – encore – une position qui lui permet de s’exprimer en public ; elle revendique même l’abandon de cette position comme participation à la kénose du Christ38. De même, dans le domaine cognitif, la survalorisation de l’expérience spirituelle par rapport au savoir acquis, faisant de l’intuition une source de connaissance typiquement féminine, relève d’un apriori préjudiciable à la cause des femmes. A l’époque, aucun autre mode de légitimation n’était disponible pour celles-ci. Que les commentateurs d’alors aient eu recours à l’inspiration pure pour authentifier la parole féminine en manque d’autorité est une histoire. Faire abstraction de la situation historique pour en faire une affirmation quasi-ontologique en est une autre. IV. Exemples Je voudrais présenter ici deux visions de son livre Scivias.
39Puis je vis, dans la majesté des secrets célestes, deux armées d’esprits surnaturels qui brillaient dans une grande clarté. Ceux de la première armée avaient des ailes sur leur poitrine et des faces comme des faces d’hommes dans lesquelles se reflétaient des visages d’hommes comme dans de l’eau pure. Ceux de la deuxième armée portaient également des ailes sur leur poitrine et montraient des faces comme des faces d’hommes et dans lesquelles resplendissait également l’image du Fils de l’homme comme dans un miroir. Mais ni dans la première ni dans la deuxième armée je pus voir la forme (de leur corps). Ces deux armées entouraient comme une couronne cinq autres. Et ceux de la première armée avaient comme des faces d’hommes, et à partir des épaules vers le bas ils brillaient d’une grande splendeur. Ceux de la deuxième armée paraissaient dans une telle clarté que je ne pus les regarder. Ceux de l’armée suivante ressemblaient à du marbre, ils avaient des faces comme des hommes sur lesquelles je vis des flammes ardentes et à partir des épaules vers le bas ils furent entourés d’un nuage de fer. Ceux de l’armée suivante avaient des faces comme des faces d’hommes et des pieds comme des pieds d’hommes ; sur leurs têtes ils portaient des heaumes et ils étaient revêtus de tuniques de marbre. Dans l’armée suivante ils ne montraient pas de forme humaine, ils étaient rouges comme l’aurore. Je n’ai pas vu d’autres formes en eux. Mais ces armées entouraient à leur tour deux autres comme une couronne. Ceux de la première armée paraissaient pleins d’yeux et d’ailes, et dans chaque œil paraissait un miroir et dans ce miroir un visage humain, et leurs ailes s’élevèrent très haut. Dans la deuxième armée ils brûlaient comme du feu et avaient beaucoup d’ailes sur lesquelles ils signifiaient, comme dans un miroir, tous les ordres remarquables de l’institution ecclésiastique. Mais ni en eux, ni dans l’armée précédente, je ne pus discerner d’autres formes. Et toutes ces armées faisaient résonner par tout genre de musiques et par des voix admirables les merveilles que Dieu a accomplies en les âmes bienheureuses, et en cela ils glorifiaient Dieu de manière magnifique. Le mot latin que j’ai traduit ici par « armée », c’est « acies ». Il peut se traduire aussi par l’acuité, notamment l’acuité visuelle. Cette association est intéressante dans le cadre d’une vision, d’autant que les anges sont réputés pour leur vision percutante. Néanmoins, la tradition parle plutôt des neuf « chœurs » des anges et c’est donc ce terme que j’utilise dans la suite. Hildegarde décrit donc ici les neuf chœurs des anges, présentés en cercles concentriques, en partant de l’extérieur vers l’intérieur. Pour chaque chœur je résume les explications qu’elle en donne.
Ces deux chœurs entourent cinq autres, ce que Hildegarde interprètent ainsi : « Les cinq sens entourent corps et âme de l’homme par leur grande force. Purifiés à travers les cinq plaies de du Fils, ils guident l’homme vers Dieu. »
Nous avons donc la progression suivante :
Puis les cinq chœurs qui sont mis en parallèle avec les cinq sens humains d’une part, et les cinq plaies du Christ de l’autre :
Et finalement :
Ces neuf chœurs ont une histoire. L’apôtre Paul relate dans la seconde épître aux Corinthiens une extase. Ce récit donne poids à ce qu’il dit des puissances célestes. En Rm 8, 38-39 il écrit : « Oui, j'ai la certitude que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les dominations (archai), ni le présent, ni l'avenir, ni les puissances (dynameis), ni la hauteur ni la profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ, notre Seigneur. » En Ephésiens 1, 21 il dit que Christ est établi « au-dessus de toute domination (archè), de toute autorité (exousia), de toute puissance (dynamis), de toute dignité (kyristès) et tout nom qui se peut nommer, non seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle à venir. » Et en Col. 1,16 : « Car en lui ont été créées toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, trônes (thronoi), dignités (kyristès), dominations (archai), autorités (exousiai)… » Denys l’Aréopagite, influencé par le néoplatonisme et notamment les Ennéades de Plotin, cherche à systématiser ces citations pour en former neuf chœurs repartis en trois hiérarchies. Première hiérarchie : Séraphins, Chérubins, Trônes. Deuxième hiérarchie : Dominations, Vertus, Puissances. Troisième hiérarchie : Principautés, Archanges, Anges. Cette répartition a marquée l’ensemble du Moyen Age, avec des variantes. Ainsi Grégoire le Grand utilise dans sa 34e homélie un ordre différent que dans ses Moralia où il intervertit plusieurs entités à l’intérieur des cinq chœurs du milieu, sans toucher au deux premiers et deux derniers40.
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