3- LA JUSTICE OCTROIE L’IMMUNITE AUX TORTIONNAIRES
Dans la majorité des cas, les juges refusent d’entendre les déclarations des inculpés concernant les tortures et autres mauvais traitements subis pendant l’interrogatoire policier. Ils s’abstiennent, de même, de mentionner les traces de torture dans leurs PV ou, plus grave, ils s’appuient sur les enquêtes policières faites dans ces conditions pour prouver les accusations ; ce qui est contraire aux pactes internationaux contre la torture…
Il en est de même des représentants du ministère public qui s’abstiennent de réagir lorsqu’ils constatent des traces de torture ou qu’ils entendent les protestations des inculpés au cours de l’audience ou, encore, qu’ils prennent connaissance des plaintes déposées contre les tortionnaires et qui sont systématiquement rejetées.
Le CNLT a eu connaissance de menaces adressées par des magistrats à des accusés qui témoignaient des tortures subies.
La permanence de la torture est le résultat de l’absence manifeste de respect de procédures de base qui stipulent que le juge est responsable de la mise en examen ainsi que de la définition des actes qui sont incriminés au suspect et que, par conséquent, la police ne doit pas se substituer au juge.
De même que les procédures de base imposent que la police judiciaire n’interroge l’accusé que sur ordre du procureur de la république. Elle a le droit d’entendre l’accusé mais non d’ouvrir une enquête de son propre chef dans la mesure où l’accusé doit être entendu par la justice qui engage les poursuites et décide l’incarcération si nécessaire. A l’exception des cas de flagrant délit. Le 18 août 2000, après plusieurs jours de torture au ministère de l’Intérieur, Lotfi Farhat (affaire n°…) a été transféré à la caserne du Bardo où il a été présenté au lieutenant Hosni Abrougui au bureau des instructions. Celui-ci ne l’a pas informé des accusations dont il était l’objet ni de son droit, stipulé par la loi, à disposer d’un avocat. On lui a présenté un PV rédigé à l’avance et qu’on lui a demandé de signer sans même en prendre connaissance. Devant ses hésitations, on l’a menacé explicitement de le renvoyer à l’enfer des séances de torture au ministère de l’Intérieur. Le tribunal militaire de Tunis a rejeté l’opposition déposée par la défense le 31 janvier 2001. Le texte du jugement affirme que : “ les déclarations de l’accusé Lotfi Farhat, reprises par la défense, selon lesquelles il aurait été l’objet d’actes de torture pratiqués le responsable de l’enquête sont rejetées dans la mesure où l’accusé s’était abstenu de les mentionner lorsqu’il a comparu devant le juge d’instruction et, qu’en outre, ce dernier n’a fait aucun constat dans ce sens. Or, l’accusé n’a pas sollicité l’examen médical auquel lui donne droit le Code de procédure pénale aux fins d’établir la réalité des violences éventuelles exercées par l’enquêteur. ”
Ridha Boubaker, procureur de la république à Nabeul, a renvoyé la mère de A. Jhinaoui de son bureau lorsqu’elle lui a présenté une plainte concernant les tortures dont son fils a été la victime de la part des policiers de la brigade d’el Gorjani. Suite au décès, il a convoqué plusieurs fois les membres de la famille pour les inciter à renoncer à poursuivre les responsables de la mort d’Abderrahman. Le procureur leur a demandé de dessaisir leur avocat dans cette affaire et de la confier à Me Sami Jemaiel6. C’est là le contenu d’un témoignage enregistré.
Lors de l’audience du 5décembre2000 de la deuxième cour pénale du tribunal de première instance de Tunis présidé par le juge Mongi Ben Hassan, qui s’est tenue pour examiné l’affaire des tunisiens livrés par la Libye en 1997, l’accusé Ahmed Lamari a abordé les circonstances dans lesquelles il avait été amené à signer le PV de l’enquête, suite à de longues séances de torture pendant la garde à vue dans les locaux de la sûreté de l’Etat ; c’est alors que la cour lui a retiré la parole, exigeant qu’il mette un terme à ses “effets oratoires”.
Malgré sa consignation du constat visuel de traces de violences, le 19 janvier 2001, sur le PV d’audition d’Abderrahman Jhinaoui, suite aux déclarations de celui-ci affirmant avoir signé ses aveux sous la torture, le juge d’instruction du quatrième bureau du tribunal de Grombalia, Abdessattar Riahi, a rejeté la demande d’examen médical présentée par la défense ainsi que la mise en liberté provisoire pour permettre à la victime d’avoir des soins adéquats. Plus que tout, ce juge s’est basé sur les aveux arrachés sous la torture pour l’inculper.
En dépit de sa décision, le 8 mai 2001, de reporter la comparution du jeune Hassan Azouzi, après avoir constaté son incapacité évidente à subir l’audition, le juge d’enfants Mahmoud Kaabachi rejeta la demande pressante de son avocat de lui accorder la liberté provisoire et refusa même d’autoriser son examen par un médecin.
La magistrate Majda Kharoubi, procureur auprès du tribunal de Ben Arous, a donné l’ordre, le 15 juin 2001 et suite au décès de Zied Louati, d’ouvrir une instruction “pour homicide volontaire, contre toute personne que révélerait l’enquête et ce conformément aux articles 201 et 202 du code pénal ”. Elle a pris cette décision à la suite d’un constat qu’elle a fait au commissariat concerné en compagnie du juge d’instruction et qui l’a convaincue que “ les circonstances de la mort du défunt sont confuses et nécessitent, par conséquent, l’ouverture d’une enquête ”.
Il faut souligner que les deux magistrats se sont contentés d’examiner “ le cadavre qui pendait au bout d’une loque en coton blanc qui le tenait suspendu à la porte métallique de la pièce au niveau du cou ”, sans que ces circonstances “suspectes et confuses ”7 ne les incitent à rechercher des traces de violence sur le corps.
Le 23 janvier 2001, Ridha Mahdhi a comparu devant la 13ème chambre que préside le juge Jedidi Ghani. Il a déclaré que le PV sur laquelle repose l’accusation avait été enregistré par la sûreté de l’Etat en octobre 1997 et que sa signature lui avait été soutirée sous la torture : coups de pieds, coups de poings, supplice du “ poulet rôti ”, suspension avec le “ palanco ”, immersion un bac rempli d’urine de gardiens jusqu’à l’étouffement et la perte de connaissance. Ridha Mahdhi a publiquement raconté comment les agents ont introduit dans l’orifice de son organe génital un objet métallique en point qu’il en a perdu connaissance et comment ils ont recommencé à chaque fois qu’il retrouvait ses esprits. Jedidi Ghani a refusé d’enregistrer ces témoignages dans le PV de la séance, se contentant de mentionner que l’accusé avait déclaré avoir signé le PV de l’enquête sous la contrainte. Lorsque Maître Radhia Nasraoui est intervenu pour demander à la cour d’enregistrer les déclarations de Ridha dans leurs détails parce que les faits relatés pouvaient interrompre la procédure suivant les termes des accords internationaux ratifiés par l’Etat tunisien, le juge Jedidi Ghani a demandé à la défense de plaider avec plus de bienséance.
De même qu’il a refusé d’accéder à la demande d’expertise médicale formulée par l’accusé et ses avocats alors que Ridha avait déclaré qu’il gardait encore d’importantes séquelles, plus de trois ans après les faits. Jedidi Ghani n’a pas hésité à interrompre les plaidoiries de la défense qui récusait la qualité d’officier de police judiciaire de la brigade de sûreté de l’Etat, pour déclarer que la police politique tunisienne était « l’une des meilleures au monde ».
Dans certains cas, la pression de la société et des organisations de défense des droits humains oblige les autorités à poursuivre les tortionnaires Les plus significatifs de ces cas se caractérisent par le fait que les poursuites judiciaires sont intervenues à la suite de fortes protestations des citoyens (les cas de Ridha Jeddi et Chaker Azzouzi) ou ont suivi les interventions d’organisations de défense des droits humains (le cas de M Mansouri).
Poursuite des agresseurs de Ridha Jeddi
Sur la base de l’article 101 du Code pénal, cour pénale du tribunal de première instance de Bizerte a prononcé, le 27mars01, un jugement dans l’affaire n°329, condamnant à 2 ans de prison Ali Ben Mohamed Mersaoui et Khemais Ben Ali Hasni pour “ violences contre des individus exercées par un agent de l’Etat dans le cadre de l’exercice de ses fonctions ”.
Il faut souligner, ici, que le tribunal a condamné les 2 agents pour les violences qu’ils ont exercées sur l’accusé avant son arrivée au commissariat, refusant d’appliquer l’article 101 bis de la loi. La défense a demandé au tribunal la requalification des faits en criminel, et de se déclarer, en conséquence, incompétent.
Les actes pour lesquels les deux agents ont été condamnés restent toutefois, malgré leur gravité, secondaires par rapport aux tortures que l’accusé avait subi à l’intérieur du commissariat et qu’avait relevé le rapport médical en signalant les dizaines de traces de violences sur le cadavre.
Par ce jugement, le tribunal ne fait que confirmer les allégations des policiers selon lesquels le défunt se serait pendu lui-même avec sa chemise. De même, le jugement ne concerne nullement les principaux responsables de ce drame. La 2ème chambre criminelle du tribunal de première instance de Tunis, statuant dans l’affaire n°2833/2001, a prononcé le 6 juillet 2001 un jugement condamnant Mohamed Jhinaoui, Amor Belhaj, Jamel Habbassi et Mondher Ben Chadli, gardiens à la prison civile de Tunis, reconnus coupables dans l’agression du prévenu Mohamed Ben Ali Mansouri ayant conduit à son amputation des deux jambes, à quatre années de prison ferme pur « violence grave ayant entraîné une incapacité physique permanente de 100% », en vertu des articles 218 et 219 du code pénal. La cour a en outre accordé à la victime plus de 300000 Dinars tunisiens au titre des dommages et intérêts. La peine a été réduite de moitié en appel pour deux des accusés.
Nous relevons qu’aucun des degrés de juridiction concernés par cette affaire (instruction, chambre d’accusation, première instance, appel), en parfaite harmonie avec le ministère public, n’ait jugé pertinente l’application de l’article 101bis et la requalification des faits en « actes de torture ». Pourtant deux des accusés, fonctionnaires de l’Etat tunisien, ont reconnu, à l’instruction et en audience, avoir, dans l’exercice de leurs fonctions et à la suite d’ « instructions émanant de supérieurs », « forcé le détenu à s’alimenter, lui avoir menotté les mains derrière le dos, ligoté ses jambes au moyen d’une chaîne métallique et l’avoir maintenu plusieurs heures dans cet état », dans le but de le contraindre à arrêter sa grève de la faim.
Nous notons, également, que les poursuites n’ont concerné que les simples exécutants, rejetant toute responsabilité, de quelque nature que ce soit, de leurs supérieurs, pourtant impliqués par différents témoignages, à l’instar du directeur de la prison, Sadok Atig ou de ses adjoints Helmi Chérif et Fouad Ouali.
Procès des personnes impliquées dans le meurtre de Tahar Jelassi
Le tribunal de première instance de Grombalia (cour pénale) a condamné le 20 novembre 2001, à 6 mois de prison Mounir M’barek et Farhat Jelassi pour “ homicide des suites de négligences et absence de prévention ” selon l’article 217 du code pénal dans le cadre de l’affaire n°4/9918 relative au décès de Tahar Jelassi. Il faut souligner que le rapport d’autopsie en date du 29 juillet 1999 a conclu que la mort était due à une fracture de la colonne vertébrale au niveau des vertèbres cervicales. Le rapport mentionne également de nombreuses autres blessures.
Affaire Chaker Azzouzi
Le tribunal de Grombalia a prononcé le 4 avril, un jugement en première instance dans le cadre de l’affaire n°471 et condamné à 10 ans de prison le policier Hassan Ben Arbi Chabbi pour “ violences graves ayant entraîné la mort sans intention de la donner ”, selon l’article 208 du code pénal. Le tribunal n’a pas tenu compte du rapport médical signé par le docteur Fathi Chebbi selon lequel la mort aurait été provoquée par une chute sur le sol. Il faut souligner, cependant, que l’accusé qui a interjeté appel est toujours en état de liberté.
Une attitude générale guidée par le refus de poursuivre les tortionnaires - Plainte de Mahdî Maaroufi
Le 7 avril 2001, le jeune Mahdî Maaroufi a déposé une plainte (n°54889) par l’intermédiaire de ses avocats auprès de l’adjoint du procureur de la république au tribunal de première instance de Ben Arous dénommé Ridha Moussi ; une plainte contre deux agents du ministère de l’Intérieur, Ali Faydi et Mahfoudh Foughali ainsi que le docteur Cherifa Chebil, considérée comme complice des agresseurs pour avoir apposé sa signature sur un certificat médical falsifié.
Cependant le juge n’a ordonné l’ouverture d’une enquête sur la base de cette plainte qu’au bout de deux semaines8. Puis, il l’a aussitôt confiée aux agents du district de la sûreté de Ben Arous, que Mahdî Maaroufi met en accusation ! Jusqu’à présent l’enquête n’a pas été engagée et le plaignant n’a toujours pas été entendu par la justice.
- Plainte de Abdelatif Bouhjila contre le directeur de la prison civile de Tunis.
L’avocat de A. Bouhjila a déposé auprès du procureur de la république au tribunal de première instance de Tunis, une plainte contre Slah Brahem, directeur de la prison civile de Tunis, enregistrée sous le n°88260/1, pour “ violences graves ”
Cependant, le doyen des juges d’instruction, en charge de l’enquête, n’a été en mesure d’entendre le plaignant, qu’après plusieurs semaines du dépôt de la plainte, l’administration de la prison où il est incarcéré prétend qu’il s’y était opposé, après des protestations énergiques et répétées de ses avocats. Il est aussi à relever que la confrontation réclamée par le plaignant et ses avocats, n’a toujours pas eu lieu.
- Classement de l’affaire n°3/7373 concernant le décès du jeune Zied Louati
Le 25octobre2001, Neji Dermech, juge d’instruction au troisième bureau du tribunal de première instance de Ben Arous a décidé de classer le dossier pour “ absence de crime ” dans l’affaire n°3/7373 concernant la mort de Zied Louati, décédé pendant sa garde à vue au commissariat de Ben Arous. Pourtant le juge avait pris connaissance de l’existence de traces de violences sur le corps du défunt et s’était montré incapable d’y apporter la moindre explication.
Classement des poursuites concernant le décès de Ali Ogab pendant la garde à vue
Taha Gouja, juge d’instruction auprès du tribunal de première instance de Tozeur, a décidé le 29octobre01 de classer l’affaire n°1145 relative au décès de Ali Ogab d’un arrêt cardiaque à l’aube du 20 août 2001 alors qu’il était en garde à vue au centre de la Garde nationale de Tozeur. De nombreux éléments accusaient le comportement du chef du centre, Abdelatif Lamloum, et l’agent Mohamed Ben Zaara, pour n’avoir pas porté secours au défunt et avoir refusé de répondre à ses appels pressants, lui porter secours et lui assurer des soins.
- L’instruction relative au décès de Abderrahman Jhinaoui
Jusqu’à présent aucune mesure digne de ce nom n’a été prise dans le cadre de l’instruction en cours relative au décès de A. Jhinaoui.
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