Pourquoi écrire aujourd’hui ?








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Russie. Même le mot faisait question. Elle avait les ovaires à l'air. Blonde. Les poils s'oubliaient. Jambes de phoque écartées. Stop. Mini-jupe à l'occidentale.
Léningrad. Ou bien Saint-Pétersbourg. C'était Léningrad en l'occurrence. Le régime communiste était installé. Pour des siècles. La pérennité. Son père avait 40 ans. Elle écrivait, dans la clandestinité, un journal. Ses poils étaient blonds. Ils ne se remarquaient pas. Elle allait clandestinement écouter du rock. Elle aimait se coller à la radio. Elle aimait son père. Il n'envisageait pas une chute du communisme. Il critiquait avec répugnance les incuries du système, mais aussi l'occidentalisation de ses goûts,. Comme il s'agissait d'une fille, et qui plus est d'une fille unique, il laissait passer beaucoup de choses.
Dans l'appartement collectif vivaient deux familles. Sur une étagère était posée une carafe en bois. Il s'agissait d'un objet sculpté par les pêcheurs du Nord. Comme à temps perdu. Les Esquimaux tenaient le haut de la terre. Ils hissaient la planète. Les Russes ignoraient les Esquimaux --ils ignoraient, à vrai dire, tout le monde, sauf les Américains, concurrents de guerre froide--, comme une sorte de peuple inférieur, à situation indéterminée, vaguement vers la Sibérie, aux yeux bridés. Les Américains les prenaient pour des fabriquants de crèmes glacées dans leurs igloos. Les Canadiens se mettaient à les respecter outrageusement après leur avoir apporté l'alcoolisme, le désespoir, Dieu et la télé.
Sur une étagère était posée une carafe en bois. La mer y était peinte et sculptée. Une mer déchaînée. De grandes vagues simples, amples, bleues, comme les cordes d'une harpe, et au bout l'écume. Rebondie, retournée, blanche, escargotesque, sage mais figuration de la beauté des tempêtes. Les marins ne respectaient que la mer dans son apoplexie.
Dehors, par la vitre du vasistas, s'étirait un ciel de traîne. Bleu par habitude, l'aube y profilait, par ce froid hiver, des cirrus cinglants roses et, en contrefaçon, des cumulus pépères, diaphanes, roses aussi. Changement de ciel, changement de décor.
Elle écrivait à l'aube, quand ses parents n'étaient pas encore levés ni les enfants de l'autre famille. Elle scribouillait frénétiquement d'une grosse écriture ronde, sans pâté, sans ratures, sans remords.
"23 novembre. Rien
24 novembre. Papa s'est encore fâché. Je tricote un pull fuchsia. Les manches sont peut-être un peu longues... Elle a été invitée sans moi. Merci.
Il m'a appelée !!!!!!!!!!!!
25 novembre. Elle fait la maligne. Elle m'énerve. Pas de nouvelles.
26 novembre. Je suis HEUREUSE !!!!!!!!!!! Il est beau. JE SUIS TOTALEMENT AMOUREUSE !!!!!!!!!!!!!!!!!!! Il m'a embrassée. Il m'a dit qu'il m'aimait. Je l'aime. Je l'aime. Je l'aime. Je l'aime. On s'est balladé sur la côte. La mer est gelée, mais il n'y a plus la mer, comme toujours. C'EST MERVEILLEUX !!!!!!!!!!!!!!!!!! Je l'aime. Il est si tendre. Si doux. J'aime caresser ses cheveux. Il me prend par la taille. J'aime ses mains. J'aime ses yeux qui rient. J'aime me pelotonner comme une petite chatte au creux de son épaule. Il est grand. Il est fort. J'aime son thorax. Je l'aime. On s'embrasse. On s'embrasse. On ne peut pas s'arrêter de s'embrasser. Je sais que je l'aime. Je suis folle !!!! Il connaît plein de choses. Il frime mais il parle bien. J'aime sa voix. Je suis amoureuse !!!!!!!!!!!!!! Quand je ne suis plus avec lui, je suis encore avec lui. Je ne dors plus. Je l'aime. On ne peut pas arrêter de s'embrasser. Il ne faut pas qu'il aille trop loin. Il doit me respecter. Pourquoi écrire ça ? Il est adorable. J'aime son nom. Je le marque. Chéri amour. J'aime être bête. Je l'aime. Je l'aime. Je l'aime. Je l'aime. Je veux l'écrie, l'écrire au Bic bleu, l'écrire fort. C'est MERVEILLEUX. Il pense à moi maintenant. Il me l'a dit. Nous avons dansé. Après le poisson séché et la vodka, l'orchestre était là et nous avons dansé. Trois ouvrières faisaient les folles avec nous. En on dit chez nous. On se revoit demain. Il est adorable. Plus rien n'a d'importance. C'est fantastique. Quel amour. Il aime le rock comme moi. Il s'était mis un jean américain. Ca lui allait bien. Il a de très mignonnes fesses. Je l'aime vraiment. Il est beau. C'est mon homme. Tu as les mains douces, douces, incroyablement douces.
27 novembre. Pourquoi je t'aime autant ? Demain tu ne peux pas venir. C'est affreux. C'est affreux. Je ne pense qu'à toi. Je ne peux pas vivre sans t'attendre. Je n'écrirai pas demain. J'embrasse cette feuille pour que tu aies ma bouche qui est à toi mon chéri.
29 novembre. Je t'ai retrouvé. Tu es beau. Fort, dur, beau. Nous sommes allés au zoo. Les lions braillent. Ils tournent. Ils dorment. Ils se moquent de nous. Ils connaissent le paysage. Ca schlingue la pisse. Trop chauffé. J'aime les paons et les hippos. Ils sont mignons. Les singes, c'est incroyable, ils montrent leurs culs rouges. Chimpanzés, ils s'appellent. Ils me dérangent. Il m'a embrassée là mais je n'avais pas envie. Je lui ai dit. Petit journal je te dis tout. Nous sommes partis. J'avais l'impression d'être regardée. Ils ont des --bon on comprend-- tellement proéminents, écarlates, visibles, sûrement pour attirer, pour la reproduction, pour que personne ne se trompe, sens unique, ça me gêne, je suis conne, mais ça me gêne, j'ai refusé d'être embrassée devant les chimpanzés, oui, c'est notre première dispute, c'est atroce ça m'a fait du mal mais je ne voulais pas ça m'humiliait je me sentais rabaissée au rang de bête vous aimeriez vous être des bêtes pourquoi je pense à d'autres la vie est pour moi ça suffit moi avec moi ce journal est moi avec moi il m'appartient je me comprends. STOP. IL a accepté. Les ours sont vraiment marrants, on dirait dessin animé tchèque. Balourds. Les lamas ils se montent du cou ils sont prétencieux. Les hyènes et les chacals sentent vraiment mauvais on est passés vite. Tu es drôle. Tu me fais rire. Mon amour. J'ai peur quand tu fronces les sourcils. Mon chériiiiiiii. Bête, je suis bête. J'aime quand tu me prends par la main. Tout juste. Te sentir. Touche moi.
29 novembre. C'est trop dur. Je t'ai appelé. Tu as des cours de guitare. Ta mère a été quoi revêche jalouse odieuse bref tétaipala. VITE!!!!!!!!!!!! Appelle-moi.
30 novembre. Il pleut. Je n'écoute et n'attends rien sauf tes coups de fils. On a le téléphone collectif. Ils m'agacent tous à se précipiter au poste. Je t'attends. Je ne sais plus ce que je fais. Je ne sais plus ce que je dis. Je veux te voir, te voir, je NE PEUX PLUS VIVRE SANS TOI. C'est clair ? J'ai besoin de toi. Je t'aime comme un doigt. Tu es mon doigt.
1er décembre. J'ai besoin de te voir. Drriinggg. Enfin. Je sens fort. Tout le temps. Je sens fort. Tu sens fort. J'aime ton odeur. Tu es si tendre. Tu me grattes, tu me brûles les joues, j'aime ton odeur, j'aime ton parfum, on s'aspire, on se mange.
2 décembre. Je suis trop énervée.
3 décembre. On a bu de la bière. Tu m'as parlé pilule. C'est clair qu'il ne faut pas risquer maintenant d'avoir des enfants. Laisse-moi. J'aime tes poils imbécile. Je ne sais plus ce que je fais. J'aime te marquer imbécile. J'aime te mordre imbécile. Mystère. Mon amour !
4 décembre. Se marier c'est d'accord. Ma petite maman tu as eu peur. Je t'ai parlé pendant que tu repassais. Tu comprends rien mais tu es la seule à qui on peut parler. Mais il n'a pas l'air de te plaire rapport à ses parents. Il les a pas fait ses parents.
5 décembre. Ce sont les grandes marées. Mais on la voit pas la mer : elle est gelée, couverte de détritus.
6 décembre. Tu me possèdes. Tu es entré en moi. Mon cabri. Je suis discrète. Stop. Dans la rue, je rougis, je sens encore tes caresses. Ma copine l'a vu. Elle sait que je ne suis plus la même.
7 décembre. Qu'est-ce qu'ils ont tous ? Ils sont jaloux ou quoi ? J'écoute. Et je pense à toi. Je ne mange plus, je ne bois plus, je fume. La drogue, c'est être HEUREUX.
8 décembre. Tu n'es pas venu.
9 décembre. Tu m'as écrit qu'il ne faut pas que je m'attache trop.
10 décembre. Je sais que tu as besoin aussi de moi. Mon amour. Je crève. Parlons. On ne peut pas se quitter comme ça. Je t'écris des lettres. Non.
11 décembre. Tu ne réponds pas au téléphone. C'est fini. SALAUD. TROMPEE. TROMPEE. Conne. Je souffre...
12 décembre. J'ai trop mal. J'arrête."
Elle devint anorexique. Son père ne comprenait pas grand-chose. Sa mère pas beaucoup plus. La glace de la Volga était un véritable dépôtoir. Des immeubles avaient été construits de façon bureaucratique -- et anarchique à la fois-- sur les dunes.
Au matin, son père partait au travail. Il faisait acte de présence.

Le Touquet, Berck-Plage. Dans un long crissement, le train s'arrêta. Les passagers descendirent et foulèrent le béton désert avec juste quelques herbes folles. Bout des terres, bout des trains. La cohorte s'ébroua vers la carlingue du minuscule aéroport. Douane. Piste. Escalier de ferraille. Il fallait vraiment se serrer dans les sièges à l'intérieur du cockpit. Bagarre pour coincer les longues flutes d'Antoine, de travers, entre son siège et celui de devant. Surtout que cet abruti en ligne de mire l'avait placé en position allongée. Crénom, quelle horreur. En haut, personne n'aimait beaucoup les trous d'air. Yavait du shimmy dans le Channel. Bon, chacun se raisonnait, mais il ne fallait pas non plus en profiter pour organiser une sarabande climatique dans le petit coucou. Antoine serrait les fesses et avalait sa collation. Séjour linguistique.
Une très gentille famille dans la banlieue de Londres. Pavillon de briques rouges, cuites, milieu ouvrier qui avait accédé au confort. Antoine en profitait pour se balader, circuler dans la capitale. Seul. Il avait rapidement intégré les arcanes du plan de métro. Une enfant aussi à la maison : Cynthia. Les deux fils, déjà grands, étaient partis et les grands-parents la gardaient pendant une partie des vacances.
Antoine trouvait louche cette manière qu'elle avait de se dresser à califourchon sur une de ses cuisses, minaudant, demandant de bondir, d'expurger en criant sa gourme. Cynthia, coquine, était véritablement une vedette en réduction. Elle parlait, parlait beaucoup, d'une voix à la fois aigüe et nasillarde. Elle était très possessive, exigeait toujours l'attention. Quand la demeure se désertifiait pour cause de shopping ardent ou de visites sonores à d'anciens camarades des grandma et grandpa, elle en profitait pour lui faire passer certains premiers vinyles des Beatles, dont les pochettes (à 2 titres) avaient souffert.
Aux moments où sa patience prenait l'allure d'une méditation nonchalante, et précisément au milieu du petit jardin dans lequel vagabondait une tortue, il se lançait dans quelques histoires abracadabrantes. Il se complaisait alors dans un rôle de phare diurne pour chipie fascinée.
Récits saccadés. Long tunnel. Soudain, les groseilles devinrent du poison. La pulpe avait tourné, disséminant des sucs fétides. Seuls les papillons pouvaient désormais l'ingérer. Mais ils étaient incapables de porter ces fruits et d'en percer la peau. Alors les papillons allèrent voir les bouvreuils pour obtenir leur aide. Catastrophe, les premiers émissaires se firent dévorer jusqu'aux pattes. Voyant cela, les cléoptères proposèrent une conférence de pacification. Un handicap imprévu apparut néanmoins dès les premiers échanges : aucun bouvreuil ne connaissait le langage papillon.
Que faire ? Les antennes s'agitèrent dans une discussion effrénée. Un papillon citron fit une suggestion : demander à la vieille tortue polyglotte. Adopté. Elle faisait la sieste au bord d'une route près d'un poteau indicateur. Vaguement tombée là à la suite d'une recherche de luzerne plus tendre, elle considérait la circulation automobile avec indifférence. L'arrivée d'une escadrille follasse de papillons n'avait rien pour la réjouir. Eberluée, elle consentit néanmoins à proférer quelques conseils.
Le lendemain, les guêpes, à qui les papillons avaient fait découvrir un nouveau terrain de pollen en passant à travers la paroi cassée d'une serre, attaquèrent le petit Georgy qui y était tapi, au moment précis où il visait avec son lance-pierres une mère bouvreuil affalée dans son nid. Puis le papillon citron s'amusa à voler autour d'un miroir de poche laissé par Cynthia dans le jardin. Attiré par ce manège, un bouvreuil noir approcha et, au bout d'un temps d'observation, hésitant, il vint se cogner du bout du bec contre son reflet. Le verre se brisa, le blessant. Alors les choses tournèrent mal.
Tonnerre ! De tels événements firent s'agiter toute la gent bouvreuil. Ignorant le rôle indirect des papillons dans le sauvetage inopiné de la mère visée par Georgy, ils se focalisèrent sur le ridicule et la douleur infligés à leur noir compatriote par le papillon citron. Ils déclenchèrent la guerre. Les belettes en profitèrent pour attaquer les nids. Les Lords serpents emperruqués, sonnant, se chargèrent de punir avec délectation les belettes pendant leur sommeil. Voyant la chose, l'épervier piqua sur les nids dégarnis pour croquer les tendres oisillons et guillotina les serpents à sa portée d'un coup de bec. Alors les hommes, découvrant tous ces serpents morts qui ne chassaient plus les taupes ni les insectes et constatant les dégâts sur leurs plantations, tirèrent au hasard vers l'épervier. Déchiré à une aile par la mitraille, il décida de se venger en crevant les yeux du bébé qui dormait paisiblement dans son berceau à l'ombre du cerisier du Japon.
Les hommes s'organisèrent en brigade; ils finirent par se blesser eux-mêmes, confondant les rebords d'un chapeau avec les ailes d'un rapace. La fureur générale grandissait. Les pas des sentinelles virevoltantes écrasaient les hannetons, faisaient éclater les vers de terre. Les lièvres couraient en chantant des airs d'opéra affolés. Le sanglier attaquait, bille en tête, les égarés. Il finit par se faire assassiner dans une embuscade, percé de feux croisés.
Le marchand de journaux était assailli de moustiques à moitié fous qui le harcelaient. Les pic-verts cassaient les feux de signalisation. Des hérons kamikazes se lançaient sur les pare-brise à pleine vitesse. Un brochet, qui avait mordu un écolier venu faire des ronds dans l'eau, flottait comme une planche, gueule ouverte, ventre blanc retourné, empoisonné. Les arbres bourgeonnaient à contre-saison, pour embêter tout le monde.
Cynthia tremblait. Elle était figée, pelotonnée contre Antoine. Antoine se défoulait. Ils appréciaient tous deux cette décharge de maléfices, cette peur magnifiée. L'adversité créait des liens. Elle savait que tout s'arrangerait mais le renversement de l'ordre habituel --il ne disait pas naturel--, cet équilibre pas-à-pas institué par corrections successives, indiquait combien peu de possibles était exploré. Après des cataclysmes d'une telle ampleur, Antoine ne pouvait se contenter de replacer chacun dans sa case antérieure. Il recomposait un tableau avec des hoquets, des sautes d'humeur, les conséquences erratiques d'un temps d'affliction.

Ses hôtes britanniques (Ecossais pour tout dire, qui n'appréciaient pas trop les Anglais, marquaient une forte inclination pour les Français, se rappelleraient le martyre de Marie Stuart pour l'éternité, et sortaient fêter leur tourbe et leur whisky les samedis soirs avec des kilts de rigueur et des couteaux dans les chaussettes), ses hôtes britanniques, donc, songèrent avec une infinie délicatesse qu'Antoine, ce sage Frenchie indépendant, très réfléchi, qu'ils avaient traité d'"intellectuel" pour sa plus grande surprise et son plus grand plaisir, n'avait pas de "girl-friend". Ils eurent alors la bonne idée d'inviter un soir Karen, leur nièce, vivant trois maisons plus loin. Comme par hasard, il leur fallut précipitamment sortir ce soir-là.
Antoine se sentait horriblement gêné-gêné. Cette godiche de grande ficelle, ce salsifi boutonneux, ce parigot lourdingue, tâchait d'entretenir une conversation. Il se faisait l'impression d'un barbare. Au bout d'un certain temps, après qu'elle l'ait gentiment encouragé de petits sourires, qu'elle se soit enquis de ses occupations du lendemain, il finit par parvenir, congestionné et tremblant, à lui demander si elle avait des suggestions. Elle lui parla --tandis que l'horloge ponctuait inexorablement leurs silences, déchiquetait les blancs, les creux, massacrait les cervelles en mesure, paralysait sans retour-- d'une fête foraine où elle avait prévu de se rendre avec sa famille --il pouvait venir. Elle proférait cela d'une façon si gaie et enjouée que le contraste devenait saisissant avec le raidissement antonien. Un moineau picorait un sarment mort. Et puis après le lunch, ils pourraient aller tous les deux visiter les grottes dans lesquelles l'armée anglaise se cachait pendant la Deuxième Guerre mondiale, véritable ville souterraine. Antoine posa un bras métallique. D'accord pour tout.
Dormit-il ?
Il se retrouva le matin à tirer des pipes à la carabine. Il fit merveille, épatant les Darracott, parents et jeune frère. Karen put alors choisir un cadeau. Il existe des moments de plénitude.
Au lunch, la Mum avait préparé un de ces merveilleux "pies", croustillant et moelleux, de viande et de légumes, sauce brune onctueuse, légumes colorés, pas trop cuits, pois verts, carottes en bâtonnets rouges, et salade d'accompagnement avec cette fantastique cochonnerie de salad dressing, chimiquement sucrée-acide, qu'il adorait.
Prestement repartis seuls, Karen et Antoine cavalèrent à la gare, rencontrant deux fois le laitier égaré et une fois le facteur. Ils prirent leurs billets, le train les avait attendu. Ils montèrent dans un compartiment vide. Sans couloir, les portent s'ouvraient, se fermaient, se claquaient des deux côtés de la voie. Au premier arrêt, ils fonçèrent au wagon de restauration. Ils prirent un thé. Plus grand monde à cette heure. En revanche, le matin, les lieux s'avéraient bondé : gentlemen à journal et workers bavards prenaient leur petit déjeuner avant le travail, en fumant.
Ils décollèrent juste à la station et descendirent en catastrophe. Ils restèrent plantés à regarder le train qui fuyait. Karen était vive, pimpante, joyeuse, spontanée. Elle conduisait Antoine sur ses talons fins, d'une démarche ondulante et décidée.
Ils demandèrent leur chemin à un camionneur qui s'était arrêté pour se décharger de liquides dorés superflus près d'une clôture. Ils empruntèrent un chemin de terre. Une petite baraque en planches faisait office de guichet. La salle d'attente, c'était la nature. Deux-trois Britanniques, venus en famille, tournicotaient dehors.
L'heure de la visite arriva. Ils descendirent en ribambelle un escalier taillé dans le roc. Guide devant. Cité souterraine : chambres, infirmerie, cuisines. Un bébé y était même né. Karen, à la traîne, prit Antoine par le cou et lui vola un baiser furtif sur les lèvres. Mutine, dégagée, trébuchante dans sa mini-jupe blanche, elle rit. Il rit. Ils se regardèrent dans la pénombre. Elle l'enlaça, collant ses lèvres à ses lèvres, perçant sa bouche d'une petite langue pointue. Antoine était surpris. Il fondait, inquiet. Ce corps ondulant par vagues sur lui, d'une douceur insensée, aérienne, l'emportait. Heureux, anesthésié, il entendit à peine le guide qui appelait. Ils continuèrent en se tenant par l'épaule, refermant avec fièvre leurs ailes à la moindre accalmie, en perpétuel besoin, jamais rassasiés.
Bénet, ridicule, mais tellement bien, tellement bien. Antoine éclatait dans sa tête. Fine, blonde, belle, belle, fraîche, fraîche, désirable. Quand ils ressortirent, leurs yeux souffrirent du jour. Ils partirent dans la campagne, vers le bois. Sautant un ruisseau en s'esclaffant, ils plongèrent vers les chênes. Contre un tronc celtique, ils s'écrasèrent, se malaxèrent. Karen poussa un petit cri quand il osa lui caresser les fesses. Il ne bandait pas. Trop ému, trop énervé. Il avait besoin d'étancher toute sa soif de caresses.
Karen attendait qu'il lui fasse l'amour. Vaguement. Elle ne savait pas. Elle aimait sentir ses côtes, ses muscles, son thorax qui la broyait. Il était dur et doux. Elle soupirait, soupirait. Il ne fit rien. Ni la volonté, ni la vérité des sentiments, ni la réalité des désirs, n'en pouvaient mais.
Ils repartirent dans la lande. Ils s'écartaient sporadiquement l'un de l'autre, se rattrapant juste du bout des doigts, pour mieux se regarder. Puis, brusquement, se reprenaient avec volupté, dans des bouffées de chaleur, irisés, pétris.
Le séjour linguistique touchait malheureusement à sa fin. Composition allégorique : Cupidon dardant Phryné sous le regard de Dédale. Trois jours leur étaient accordés. Un compte-à-rebour pathétique. Karen savait qu'ils ne se reverraient plus. Elle l'aimait, le désirait, le trouvait drôle, touchant. L'admirait aussi. Aimait son accent, sa brusquerie, sa tendresse. Sentait sa passion. Flattée, coulante, moite. Mais elle comprenait que c'était sans issue. Elle voulait le préparer à la séparation, lui racontait qu'elle était une fan du chanteur David Alexandre Winter. Qu'elle lui écrivait des lettres d'amour. Qu'il était beau, merveilleux. Qu'elle avait tous ses disques. Qu'elle découpait dans un cahier ses photos. Quatre posters de lui étaient punaisés au-dessus de son lit.
Antoine ne pouvait supporter cet amour musical à distance. Il lui expliquait que ce chanteur était sûrement très bien, mais qu'il ne pouvait devenir son compagnon de vie. Karen n'écoutait pas. Ca lui était égal. Elle aimait David Alexandre Winter, elle voulait dire qu'elle aimait David Alexandre Winter.
Antoine était si désespéré à son retour qu'il fut le seul à se faire contrôler par les douaniers, ouvrant sa lourde valise, le fouillant pour chercher de la drogue. Les chromes ou les glaces des voitures lançaient des éclairs. Soleil cru d'après la pluie. La Flèche d'Argent filait. Une vraie nausée, un désespoir de gouttes ruisselant en se tortillant, arrêtées, tombant, glissant sur les vitres Securit, happées en oblique par les parois. Une cervelle d'oeufs brouillés. Il y aurait un ou deux courriers, guettés. Puis, trop loin, impossible, le silence. La Flèche d'Argent filait, brûlante sous son métal, et une vache sardonique considérait en broutant l'ardeur d'un jeune lycéen aux prises avec la course des sentiments.
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