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Où suis-je ?


Cette partie médiane décrit un temps relatif, le mitan de la vie. Elle imbrique l'histoire de 10 personnages et le témoignage d'un narrateur. Seul ce dernier est nommé. Les autres apparaissent grâce à des numéros signalés au début de chaque chapitre.
Le résultat garde encore l'apparence du livre, du "codex". Les images sont mentales et multiples suivant chaque interlocutrice et interlocuteur.

Il peut se poser, se regarder. Il peut s'abandonner, se détruire. Il peut s'ouvrir, s'appréhender, sur papier comme sur écran, en interrogeant au hasard les séquences, avec tours et détours, en suivant une des actrices(teurs), plusieurs, ou --s'il le faut-- du début à la fin.

sommaire
I. Exposition

II. Ici est ailleurs
-- L'aiguille verte
-- La maison rouge
-- Le temps des cendres

III. Discordance des temps

Lieu zéro. Parodie. Rapport initial de bêta rageur-chanmé tabé bourré : "Ant se posait une question obsessionnelle, son nagra à la main : Comment parler à la place des autres ? Il se la posait vraiment. Il s'escrimait à retranscrire des heures et des heures d'entretiens. Mot à mot. C'est-à-dire dans des langues diverses dont la construction grammaticale ne pouvait être considérée comme juste, au sens classique. Mais qui prenaient ainsi un autre aspect, une autre dimension. Il corrigeait. L'intonation manquait. Comment rendre l'intonation ? Par des notations en marge ?
Ant s'empêtrait dans les "comment ?". Les questions induisaient les réponses. Rien ne collait. Que voulait vraiment dire "parisien" ? Egaré dans les interstices d'une sociologie de passages ? Révéler ? Jeter un minuscule tamis sur une plage en disparition, une grève en glissements de terrain, des lisières éplorées, l'estran déjà recouvert ? "Estran" ? "Cuisse beurrée caressée par la flotte" ? Pour qui tout ça, d'ailleurs ? Pour ceux qui auront basculé, faisant fi de ces antiques cataractes ? Multiplier les traces ? Obscurcir le champ ? Laisser des rouleaux entiers ? Un peu de décence, se disait Ant, en biffant sauvagement. Laissons les grottes ensevelir les tables de la Loi.
Fini. Plus d'absolu, d'unique... Insupportable. Etouffant. Non, le discontinu. Voilà son univers : le discontinu. L'ennui, l'imparfait, les rognures de fin de planète, le médiocre, la platitude, l'artifice, les bribes, les cupules, la pluie, la répétition, le banal. Et la surprise. Rendre le discontinu.
Ant tenait un coup de déprime. La science avait fait une nouvelle victime. Ne rien typer, échapper aux détails, raconter de façon impersonnelle, fade. Peut-être était-ce la solution ? Soit respecter pas à pas tous ces dix entretiens, au risque de multiplier les notes et les explications pour doubler le volume de gloses. Soit ne rien respecter et rendre abstrait le concret, le considérer comme du phénomène, exposer du phénomène. Bof, du phénomène dans une langue codifiée, en un temps et un lieu déterminés... Enfin, le phénomène qu'il voulait bien y voir.
Ca bouillonnait chez Ant. Le jus de crâne se faisait aigre. L'étagère aurait pu lui tomber sur le paletot qu'il n'en aurait pas été plus décontenancé. Parler des autres avec ses mots à soi. Ne pas tricher, ne pas faire semblant, donc déraper, déraper vers un recensement volontairement factice.
Notre combiné de Mauss et de Lévi-Strauss gambergeait sec sur son dessus de lit, maintenant tout froissé à force de s'y tortiller. Arrêter ce putain de nagra qui tournait à vide. Sacrifier ces heures et ces heures d'interviews en langues différentes, pour lesquelles des copains et copines l'avaient aidé ? Bazarder l'idée de thèse. Continuer ce boulot d'emballeur dans un supermarché ? Sacrifier.
Et que penseraient celles et ceux qui lui avaient fait confiance ? A une impulsion égoïste consistant à jeter le bébé avec l'eau du bain ? Comprendraient-ils ? La pataphysique est la science, disaient Alfred Jarry et son obsédé copain Dutroux. Le regard, en tout cas, interprétait. Et la science restait composée hic et nunc par ces humains occupés d'eux-mêmes. Donc un peu des autres. Rassembler l'accessoire, les notations éparses. Putain, que ces pigeons sont cons. Et sales. Là, sur le rebord de la fenêtre. Dire qu'Aragon a choisi un pigeon de Picasso pour en faire une colombe de la paix. Tu parles d'une colombe.
C'était décidé. Quel vertige. Il était temps de l'annoncer et de prendre une bière (brune)."

I

Exposition

1


L'attente. La dimension infinie de l'attente. Buenos Aires. Passer d'un tube à un autre. Passer son temps à attendre. L'expérimentation est une question de gouttes. De tuyaux, de robinets. De paillasse. La préparatrice attendait. Elle attendait une conjonction, une émulsion, une réunion.
S'ennuyait-elle ? Non, elle était prise dans cette fraîcheur aqueuse, dans ce blanc, comme mariée elle avait gonflé dans son tulle. La recherche est faite de répétitions, de moments indistincts. Mariée ? Elle n'avait pas compris. Elle avait été portée par son habit. Son habit la déplaçait dans un paysage cotoneux. De brume. Brumisation de ces tubes. Perles de rosée chimique. Eclats de roche violacée, lambeaux de grillage. Ce n'était même pas l'heure du déjeuner, ils l'avaient laissée seule.

2


"Slippouuuark ! Quel bruit désagréable. Vraiment. La courge qui dégorge. Slippouuuark ! Et puis ça gueule. Vraiment.
Jalouse je suis. Ma soeur m'énerve/m'horripile/quessetavedire?/me débecte/m'excite/me tanne les amygdales/m'abrase les narines/remontée de coke naze/kabatoe/nagabo.
Pas de couleur locale, ça recommence. Et ces abrutis de touristes qui stoppent devant le baobab. Trépanés. En pleine chaleur à scruter le fond du tronc pour voir s'il n'y aurait pas un os. Des os, des crânes de sorciers enterrés. Ils ahanent à l'horizon. lls suent. Ce car réverbère le soleil. Il darde. Laids. Ils sont laids. Très laids. Ils dégoulinent en shorts.
Et ça gueule à nouveau. La case accouche. Connasse de soeur. A fréquenté un gars des marécages. Elle gicle pour un éleveur.
Slippouuuark. Pourquoi. C'est fait. Elle est ?... Je la hais. A eu un enfant d'un de ces filasses de blancs. Grand couillon osseux irlandais. Un koudou, une aberration de la chair. Jalouse. Elle est feutrée, ma soeur. Elle est marron, sent la poussière jaune. Elle est soufrée, ma soeur. Inventer le mal, trouver un but.
Dégorge. Menstrues coagulées. Salope. Innommable prostituée!"
Pas de vapeur. Pas de lacs. Pas d'envols au Tanganyka. Pas de cataractes. Pas de palmes. Pas de courses ondulantes, de meutes. Pas de danses. Pas de guérillas. Pas de luttes tribales. Pas de photographes. Pas d'images, de cadavres, d'enfants, de girafes à l'aube rosée. Pas de détresse. Pas d'espoir. Pas de reptiles. Pas de répit. Pas d'antilopes. Pas d'oryx. Pas d'ennui. Pas de sommeil.
"Le car est à flanc de colline. Au loin, dispersés, les baobabs. Ils disent "bois de baobabs" et ne comprennent rien. Rien.
Ils m'ont mise à découvert. Comme une tortue. Ma soeur aussi.
Ce qui n'a pas de trace n'existe pas. Alors, j'existe. Je déblatère. Sale espion/tu me scotches/wamidoua/vendu-traître-truqueur... J'halète. PAS MOI. Le drôle, bâtard d'Irlandais, hurle comme un chien. Que ces touristes attrapent la chiasse à zyeuter les trous de nos sorciers.
Ne croyons pas que je ne sache pas aimer. Je sais détester, c'est déjà çà. Ma soeur a fini de souffrir. Elle triomphe avec cet avorton.
Il est là. Garçon. Pas fini de... Abandonné de père. Bâtard définitif. Conçu par son désir et le foutre de ce pauvre type qui avait eu tant de mal à retirer son tee-shirt. Cric-crac-croc, des bruits de broussailles. Encore un animal dehors.
Ca s'apaise. Il se tait, le chiard."
L'animal était parti dans la poussière. Sine Ngayene.

3

Innsbrück. L'aubergiste jouait du cor. Elle insupportait son entourage. Elle jouait du cor. Elle paraissait très stupide.
Elle n'avait plus ni seins ni cul, mais un tour de tronc uniforme bardé de cuir. Elle bramait. Certaines ouailles ont une propension singulière au brame. Elles s'époumonent. Elles battent des bras. Elles étouffent en fait, crient pour survivre, cherchent à respirer comme si on les égorgeait. Une telle geste est parfois prise pour de l'entrain, de la bonhommie. Il s'agit d'agonie, de technique du dernier recours. Elles supplient. Elles ont emmagasiné la graisse pour la route, gonflées, lardées pour ne pas manquer dans l'épreuve. Et elles suffoquent. Elles hurlent pour que le souffle ne se bloque pas. C'est un sauvetage respiratoire.
Les gorets pignaudent dans des forêts sépulcrales. Leurs groins furètent sur les lits d'épines. Ils se tortillent entre les troncs, dont seules les cimes guettent l'appel de perdreaux apeurés. Chaque rai céleste semble une onction. Nul murmure; nulle battue. Il faut le frétillement d'un torrent pour faire accroire à la couenne d'un trappeur, au coutelas d'un coureur des bois enveloppé de peaux au sang caillé. L'eau parle d'enfants disparus. La cognée résonne. Les fleuves n'atteignent jamais les noires ramures qui crissent.
Les éperdus de l'âme restent pathétiques. Ne pouvant survivre qu'au contact des autres, en société, en présence de témoins, d'assistants zélés pour premiers soins, ils sont enrobés de commensaux. L'aubergiste avait cessé le cor, mais beuglait à l'envi. Elle ne connaissait pas de demi-mesure vocale entre le hurlement et le chuchotement. Parfois, éteinte, lasse, déprimée, seule, elle croassait : filet de souffle éteint, plainte amorphe. Ou elle tonitruait.
Etait-elle enjouée ? Nul ne saurait le dire. Elle remuait l'air autour d'elle pour créer des vagues, des courants. Elle générait une source bouillonnante d'eau chaude sua sponte. Et, jusqu'au fond de la taverne, en cercles concentriques, l'effet du geyser se répercutait. Difficile pour le dernier couple, blotti dans la pénombre --qui avait des choses tendres, banales et graves à se dire-- de l'ignorer : chez ce type de personnage opérait une énorme pompe sanguine --aspiration-expiration-- aussi puissante qu'un effet de ventouse, libérant des énergies adjacentes.
Un premier cercle était électrisé. Comme des lucioles, il s'était collé à la lumière du comptoir de bois circulaire. Avide de spectacle, avide de décharges. Premier cercle de sangsues, tortillées pendant le gavage. La farandole dura longtemps. Sporadiquement, elle ressortait son cor pour éperonner à nouveau un peu la bête.
Des désertions survinrent. Marginales d'abord (le couple, qui ne pouvait plus se parler, tresser sa passion, se voler les répliques, se manger le visage). Puis, soudain, un ou deux départs modifièrent radicalement la donne. Ce fut un basculement général, un évanouissement d'ensemble, gommant même le bûcheron répandu dans la bière dont la locomotion tenait du réflexe de Pavlov et de la main ferme qui l'avait entraîné. Il ne restait plus qu'à nettoyer.
Assise dans la nuit sur l'herbe, l'aubergiste dégonflait petit à petit. Elle cherchait la fraîcheur avant de se coucher. Seule, encore agitée de contrecourants, elle était incapable de profiter des bruits et des silences alentour. Elle bouillait, grognait par moments, comme pour ne pas faire cesser le maelström. Elle massacrait les brindilles sous elle de son gros popotin, Attila des pentes tyroliennes. Un hanneton se croyait à l'abri. Piètre tranquillité que ce petit trou de terre !
Une vague plus forte déchaîna un séisme. Il fallut gratter, à toute vitesse, rechercher une issue. Le sol remuait dangereusement. Véritable tempête. Et les herbes malaxées, alors que le temps était si calme et si doux. Fuir. Fuir le cataclysme. Il existe des humains qui ont vraiment le don de faire chier les hannetons.
Elle finit par aller se coucher. Fenêtre ouverte (toujours cette question de souffle). Elle ronfla.


Des cactées. Des cactées alignées en pots de terre rouge. De la terre grise dans de la terre rouge séchée. Des cactées-palmiers. Des cactées serpentaires. Des cactées tordues. Des cactées spatules. Des cactées engorgées. Des cactées hérissées. Des cactées solives. Des cactées en rut. Des cactées en contournement. Des cactées renversées, éplorées.
Et puis les artichauts, des constellations d'artichauts, des bosquets d'artichauts près du four bouché. Un peu de fougère sèche. Un rien de je-ne-sais-quoi à grains rouges. Quelques arbrisseaux en hennissement sous le vent. De la mure pas mure résolument enchevêtrée, noeud de vipères englué par sa méchanceté.
Et ce bruit. Impossible d'avoir la paix. Décidément, plus le silence est grand, davantage le moindre murmure importune. Zézaiements d'insectes. Grincement de porte. Harpisme irrégulier des feuillages. Grognottement d'un quelconque plumidé. Roulement d'une machine. Stridence éphémère d'un imbécile cacatoès. Et, d'un seul coup, un crétin qui cloutait.
Assez. Vive l'autoroute. Cette maison abandonnée, à ciel ouvert sur une colline au milieu d'un échangeur. Maison où venir de jour ou de nuit, l'été, pour rêver. Maison aux papiers peints à fleur de ciel, en briques, maison du désert, ceinturée du flot, des lumières mouvantes, de traînées incessantes. Une île.
Là, il fallait compter avec le papillon qui ne savait jamais vraiment où il allait. La mouche qui s'imaginait avoir à faire. La guèpe épineuse. Le grillon branleur. Et l'autre crétin qui cloutait.
Tout requérait l'attention. Décrire, activité d'abruti, odieux copiage. Je te dirai ma vie. Je te dirai la nature. Je te dirai les villes. Les campagnes. Les autres. La purée de pois. Mais, crénom d'une petite boulette, nous ne voulons rien savoir de vos lancinantes extases ! Taisez la nature du bois, le fil de la pierre. Taisez la douleur de l'ongle incarné. Epargnez-nous vos familles, vos amours, vos orifices. Fermez le dictionnaire de botanique.
Un sillage blanc d'avion perçait un nuage. Du persil fusait à travers deux pierres. Qu'est-ce qu'il foutait là ?
Ca sentait la pêche et le buis. Pour la pêche, il s'agissait sûrement d'un abus. D'un traquenard. D'une tromperie olfactive. D'une vieille grosse rose fatiguée qui traînouillait au détour d'un pan de muraille. Pour le buis, impossible de le rater. Raide, foncé, sérieux, il se dressait dans l'encoignure.
Lézard. Lézard près des cactées. Et bourdon. Gros bourdon.
Bourdon.


4

Le silence. Léger vent sur les murs clairs de papier. A quoi bon durcir la paroi, quand même la terre n'est pas sûre. Hara-kiri n'est pas du folklore. C'est un partage. Silencieux, hormis cette mouche fugace, diagonale. Inévitable. Elle fuit, attirée par la nuit. Mouche de nuit. Le vent léger s'impose. Il gonfle les voiles. Clairs, veloutés. Crémeux. Des fibres s'intriquent.
Le partage démarre violemment. Il s'arrête car la chair est rétive. L'agonie commence.

Le jeune apprenti-journaliste nippon avait laissé un texte, sur papier à fibres déchiré, consacré à la "banquise". Il se terminait par : "...et déchiquetait Paul-Emile Victor." Un autre donnait à peu près ceci :
"J'ouvrais ma porte. Elle était lisse et douce. Dehors, une pluie fine humidifiait l'âcre chaleur de l'été.
Je fendais ma tête. Boursouflée et tempêtueuse, sillonnée de vagues, confite. Les rues sont sales, sombres. Tristes. Ondoyantes; ou peut-être gluantes.
Je longe les trottoirs humides, les murs défintifs, au détour des lampadaires qui caracolent. Il fait trouble, désert, fade, ou vide.
Mon lacet se défait. Je déambule.
On croise quelqu'un. Personne. Quelque chose, rien.
La pluviotte a arrêté son nuage diffus, sa torpeur. Je sens mon corps lourd et souple dans l'air.
Des heures.
Une femme au loin. Pourquoi. Lente.
Je sens mon corps comme une haleine qui se glisse : elle enfile l'atmosphère de sa silhouette chaude.
Etre aspiré par la vapeur, drogué par son sillage. Indifférent.
Oui, je sors ma lame et je l'égorge sauvagement, soudainement, je la déchire, je la lacère, je l'éventre, dans son sang.
Je la sens, qui bouillonne. Je la mange, je l'embrasse. Je m'y noie; je plonge en elle. Et ma verge dans ses sangs et ses sangs dans mon corps. Elle s'ouvre.
La peau n'est plus un masque et la nuit qui nous étouffe et nous endort, comme pour finir.
Mais elle jute et se répand, s'enfle, palpite. Et je me joue de ses poumons, de ses reins; je sors ses boyaux, caresse son estomac, dresse un circuit de signes, de marques, de bornes, comme pour réaliser sa chair qui se révèle et s'engage enfin. Je place ses organes. Si beaux, si doux, si souples, caressants.
Elle m'habite comme je l'ai magnifiée.
Et la peur n'est plus là. Il n'y a plus rien à attendre. Errer. Plein.
Des heures.
Et puis monter encore, s'ouvrir à la disparition; et, totalement, dans le sillage d'un sautillement et d'un poème, s'oublier dans l'eau noire."

"-- Merde !

-- Antoine !

-- Zut...

--Qu'est-ce qui te prends à être grossier comme ça. Tu t'imagines que ça fait bien peut-être ?

-- ...

-- Bon, allez, dis-moi où tu vas.

-- Ben, je sors.

Tu sors. Tu vas voir un camarade ? Je ne sais pas s'il t'arrivait quelque chose, j'aimerais bien être au courant.

-- ...

-- Eh bien, réponds-moi ! Et puis relèves la tête, tu te tiens toujours voûté, tu vas avoir des problèmes de dos, surtout que ta croissance n'est pas finie.

-- ...

-- Alors ?

-- Jsais pas, jvais me promener, prendre l'air...

-- Bon, mais fais attention. Et puis, tu as fini ton travail pour demain? Tu sais que tu entames une année importante, cette année, il ne s'agit pas de se laisser aller, tu joues ton avenir. Il faut que tu t'en rendes compte, parce que même si c'est ennuyeux maintenant --on en est tous passés par là-- il ne faut pas que tu puisses le regretter après. Enfin bon, je t'ennuie, mais si je te dis ça, c'est pour ton bien, tu le sais. Ton père et moi, on veut que tu sois heureux, et on essaye de... Tu m'écoutes ? Ah tu n'en fais jamais qu'à ta tête ! Mais tu verras quand ça te retombera dessus, alors là tu comprendras combien j'avais raison, combien tu as été méchant et buté, mais il sera trop tard... Bon, enfin, tu sors ?

-- Oui !

-- Ah la la...

-- ..."
Le temps pour Antoine de frôler un piédestal sur lequel reposait une petite lampe à oreillettes, et il fila.
Ce fut alors qu'il eut à choisir entre le bon vieux gros ascenseur bourgeois parisien haussmannien, maison dans la maison, qui allait descendre le sale contenu de son paquet-cadeau en râlant, et le large escalier au pas majestueux, ganté de rouge, contraint de multiplier les oeillades racolleuses pour contenir l'assaut de la modernité. Il s'en foutait bien. Il dégringola l'escalier en le hachant menu grâce au tricot de ses longues jambes maigres. Il vola, il se bloqua, les deux pieds serrés sur le paillasson. Il passa alors devant les rideaux de Madame Salmon, la liste des locataires, la porte vitrée, le silence de la loge où baignait la sieste repue de la pythie de garde et l'évanouissement de son acolyte canin. Le temps d'un coup de sang, il eut une pensée carnassière pour l'horrible petit roquet, l'infect boudin rageur, la hyène des mollets, le Boudu. Puis il fit exploser le détonateur de la porte. Et il sortit, marcha. Le flot des voitures, les passants accolés à leurs ombres, leurs pieds qui shootaient parfois involontairement quelques feuilles, le souvenir résonnant de la plainte du grillon électrique de la porte, cet immeuble d'où il était si difficile de s'enfuir, tout cela s'accumulait, se croisait, formait un entrelacs de notions résurgentes.
Mais le bec corné du poulpe, l'axe qui donnait fureur et abattement à sa marche, la force secrète qui lançait, à mesure qu'elle les desséchait, les images et les idées, comme un tourbillon d'étoiles mortes-nées, résidait dans cette poussière, cet étouffement conduisant à rendre gorge. Ses désirs contradictoires, sa situation contradictoire, le cloisonnaient, même s'il s'en rendait compte, et peut-être parce qu'il s'en rendait compte. Il ne trouvait rien de plus haïssable que de perpétrer le jeu banal et débilitant qu'on attendait de lui, d'autant mieux qu'il n'en voulait pas. Il lui fallait batailler, prouver sa haine et sa force, conquérir des terres inconnues pour affirmer sa liberté de choix dans un choix obligé.
Antoine, placé en ce point d'orgue entre un monde dont la protection le lassait et dont il exécrait la dictature, et un autre dont la marche ne le tentait en rien, se taisait. Mutisme d'abandon.
Madame Prigeand fermait la porte de son magasin qu'un client venait de laisser malencontreusement entrebaillée. Elle le faisait avec mauvaise grâce. Elle prit cependant le temps d'examiner le grand Antoine qui passait sur le trottoir d'en face. Il se serait bien passé de cette inspection. Plus loin, la libraire rangeait ses crayons. Une jeune secrétaire retirait quelques feuilles qui s'étaient piquées dans un talon. Elle dut se déplacer parce qu'une petite Austin --alors là, il aurait dû spécifier : voiture britannique (""Britannique", au fait, c'est 2 t ou 2 n ? Les Anglais sont aussi emmerdants que les Méditterranéens, Méditerannéens, Méditerranéens, Méditterrannéens; ya pas de climat favorable, décidément, pour l'orthographe, surtout en France. Putain de connerie de chiasse verte, parce qu'au XVIe ou au XVIIe siècles, un écrivaillon a eu un coup de courge sur la tête par un après-midi d'orage, tout le monde doit reproduire son écart de langage!... Nous sommes saturés d'écarts, de pets de travers grammaticaux. Il ne s'agit pas de poésie, non, de fantaisie, non, d'imagination, non : torture mentale, tyrannie, mesquinerie. Jean-foutre du dictionnaire. Et puis foin de la justesse des idées ou de la précision des sentiments, mais place à l'enrobage, au "style", à la moulure, au paquet cadeau avec fanfreluches, à ceux qui se regardent écrire, excluant sans appel les autres --vous savez, les plus frustres, les besogneux, les lourdingues, qui ne manient pas le fleuret lettré, les inconstants comme la vie, se répétant avec la naïveté d'une sincérité non feinte, ceux dont chaque mot bêta est un testament sans apprêt. Ah, la hargne des pisse-copie, déroulant leur sempiternelle "manière", l'oeil crampé dans le rétroviseur du XIXe siècle, pour des succédanés, l'abruti dentelier, le salonard habile, les petites musiques de chiens enturbanés pitoyables. Le français est langue de damoiseau, d'accents circonflexes... L'argot ? Les patois ? Les langages souterrains ? Je ne m'en déprends pas, je ne m'en dépêtre pas. Je hais tous ces codes. J'en suis couvert, on m'a cramé les neurones, bourlingué les fraises olfactives, englué là comme le dernier des Mohicans dans ce continent en perdition, écartelé entre les plaques tectoniques...") de petite taille en vogue à Paris au début des années 1970; il aurait pu aussi ajouter, dans la veine acariâtre de ses humeurs : "bien vue pour les pétasses bourges à tailleurs du XVIe arrondissement sous Pompidou et Giscard"; bon, bref, c'était une Austin-- rouge voulait se garer.
Il marchait continûment. Deux-quatre. Ses pieds évitaient les démarcations des dalles. Un-neuf. Je réussirai mon bac. Sept-cinq. Un poteau d'arrêt de bus. Trois-un. Faut-il le contourner ? Six-six. Bon sang, ma note demain ? Un-cinq. Zut, il faudrait que je fasse mes devoirs, plus j'attends, plus j'y pense, plus j'y pense, moins je me décide.
Il se dirigea vers la boulangerie pour acheter un Nuts.
"-- Paardon Madame, je crois que c'est à moi.

-- Ah bon, peut-être, qu'est-ce que tu veux mon grand ?

-- Un Nuts, s'il vous plait.

-- Un franc cinquante.

-- Ah pardon, j'ai pas assez, ça a augmenté ?

-- ... Et vous, Madame, qu'est-ce qu'il vous fallait ?"
Après s'être durement frotté avec la société, il se dirigea vers le jardin. Il passa les grilles. Là, au moins, on ne pouvait pas échapper aux feuilles. Les mères étaient assises, les enfants s'agitaient. Les arbres s'époumonaient. Au fond, du lierre grimpait sur le bâtiment par une fissure dans la pierre. Le temps maussade châtouillait son humeur barbouillée. Il s'en remettait à l'air, à la buée. Il fut chassé de ces crises de langueur par le bruit des piaillards de gosses qui tentaient de s'automutiler. Il se replongea avec bonheur dans la poussière et le long ressac d'une circulation automobile continue, ces vagues rassurantes des avenues tapageuses où le passant s'oubliait.
Mais il ne pouvait en être ainsi partout. Des lacis déserts obscurcirent le parcours. Il longea alors les murs, comme une improbable aimantation, tête basse, à l'affut de leur chaleur, s'angoissant à l'arrivée des places, à découvert, mitraillé par les rues adjacentes. Pourtant, quelques façades familières détournaient ses pensées. Un café. Une impasse. Un magasin de cycles. Un homme en sort, amortit la cassure du trottoir, s'enfuit, croit annexer l'asphalte. Des bêtes aux fenêtres. Leur sueur verte dégouline. Il fait froid. Tout est blanc. Une femme passe. La neige monte sur la butte. Des rois mages se faufilent à l'horizon. Il s'oublie. Il grimpe, éternue. Il gratte le sol. Il faudra du temps. Il s'essouffle.
Le vent s'est un peu levé. Il faut rentrer. La nuit sera longue.
Antoine s'en retourna d'un pas penaud. Il rabattit sa veste. Il était tard, l'accueil ne serait pas bon.
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