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allait mourir. Voyant que rien ne venait et reposé de ce vide, il mit en marche le démarreur, sans s’apercevoir que c’était une grande chance que la clef de contact fût restée. Et puis il fonça. Affolé, il eût tout cassé, il eût écrasé les arbres, défoncé les buissons pour qu’on ne le retrouvât plus. Et ses feux tournaient, perçant l’espace de leurs fusées, et sa jeep sautait, tombait, cahotait avec des bangs terribles. Et il avançait. Iwa était le bûcheron de la savane. Enfin, il sortait de ce bosquet clairsemé et entrait dans le déroulement des pistes et les ondulations des herbes. Il faisait du bruit, tant de bruit, mais un bruit si continu qu’il s’y habituait et se surprit à n’entendre qu’autre chose. Les insectes, les oiseaux effrayés, les animaux qui s’enfuyaient en laissant un sillage hésitant dans la tignasse du sol. La présence de tous ces monstres lourds de la nuit pouvant surgir et tout faire éclater. Sans parler de sa tête qui dansait et de sa cervelle qui descendait brusquement en nuage et dissolvait l’ensemble, sauf le nez. Puis il était de nouveau sur la route. Glissant dans les averses, frisant les colonnes des herbages, regardant étonné, au-dessus des mers, gavé de vent chaud, les grandes masses noires des arbres sans feuille, tordus mais gravement immobiles. Sans compter ce que peuvent vouloir dire les cris de la pénombre, les hoquets des oiseaux rieurs, la rage des pachydermes boudeurs. Rien. Et ces fines flèches qui dansent quand une colonne de chasseurs a juré votre perte ou que le tonnerre veut vous détruire. Vous ne pouvez que rêver et sourire et guider le volant. Monsieur Iwa Cochenille roule et regarde la savane étonnée. Il se sent pris dans l’étreinte du sombre de la nuit, où sa percée n’est qu’une plaisanterie passagère. Il voudrait bien dormir. Après une heure de route, il halète, ouvre les yeux. C’est un peu plus tard qu’il verra les éléphants, debout, près de l’horizon et, très près, ce molosse noir qui l’ignorait. Iwa joue et renverse sa tête pour se baigner dans les étoiles et lance sa direction. Il est perdu dans ces allées, mais pourtant tout lui paraît normal. Ce vent chaud qui l’entoure comme une écharpe, ces herbes qui ondulent, confiantes dans leur lumière propre, ces menaces, ces cris, cette piste crevassée, tordue, poussiéreuse, quoi de plus habituel. Et cette écharpe de kaftan à perles violettes et rires rouges. Iwa regardait à droite, Iwa regardait à gauche. Ses feux balayaient la terre de leurs brûlures. Iwa était une apparence. Iwa était le cahot d’un monde qui voyait se fermer une à une les portes de ses folies. Iwa n’était pas le regret. Iwa n’était pas le désespoir. Iwa n’était pas la douleur. Iwa n’était pas la nostalgie. Iwa n’était pas l’aigreur. Iwa n’était pas la tristesse. Iwa était aveugle. Iwa était l’ennui. Iwa humait la savane et sa tête lui faisait mal comme un moteur. Iwa voulait dormir. Deux jours après. Plus une journée de repos dans un hôtel sonore où l’on écoutait les moustiques et les tours de ventilateur. Iwa se retrouvait dans un grand port de la côte ouest, face aux cargos et à l’air. Regardant, quand ses yeux se fermaient, l’envol des flamands, la nuit, sur le lac de Tombwé. Dans son pantalon blanc, il cachait ce qui lui restait de l’argent allemand et avait peur de la police, cette force générale, généralisée, la seule qui ne souffrait pas des frontières, et qui pouvait le prendre à tout moment, l’engloutir, pour ne plus le relâcher et l’assassiner dans son monde parallèle où même les rêves se font sur commande. Iwa marchait sur les quais près des docks. Il avait un pas souple et nonchalant, sirotait chaque enjambée. Cela l’amusait d’entendre les trompes des navires, de sentir l’odeur de varech, d’étoupe et de pétrole, et de longer les gigantesques coques blanches qui bougeaient tout de même, mais d’un mouvement très seigneurial, c’est-à-dire très limité. Il se trouvait maintenant confronté aux pachydermes de la mer. Et il faisait chaud. En équilibre sur un fil incertain tendu entre deux univers, le bord du quai, là où se produisent les tractations louches, les souffrances des bêtes de somme, et les séparations déchirantes, il déambulait, knock-out, magnétisé. Il allait avoir des ennuis de papiers, sans compter que le commissariat devait le rechercher. Il fallait qu’il parte. Heureusement, il lui restait un bon paquet de ces illustrations que l’on appelait communément « billets de banque ». Ile se mit alors en rapport avec un marin de la Circée. La Circée, navire grec battant pavillon de complaisance, faisait route vers Marseille, via Palerme et Gênes. Il monta voir le capitaine qui ne comprenait pas grand’chose à ce qu’il racontait. Mais il put obtenir, contre un nombre important d’illustrations, une cabine de luxe généralement réservée aux hôtes de marque de la Compagnie, dans ce navire marchand qui, suivant un trajet excentrique, transportait des bois exotiques sans se rendre à Bordeaux d’une traite, pour une fois. Ile l’avait échappé belle. Ile resta enfermé dans la cabine, effectivement assez vaste, jusqu’à ce que le bateau fût parti, c’est-à-dire des heures. Etouffant, malgré les hublots ouverts, la chambre cisaillée de rais de lumière, qui l’embrasaient. Poisseux. Iwa l’indifférent s’énervait, ce qui n’arrangeait rien à sa sudation. Et il se calma lorsque, dans une auguste empathie vernaculaire, le navire consentit à se propager en majesté sur les océans. Bom-bom-bom, bawé. Petits noirs et grands blancs. Les uns aux machines, les autres aux cuisines, moi qui dîne. Bom-bom-bom, bawé. La traversée était un espoir, dérisoire. Une envolée. Iwa songeait qu’il était instable, mais comment eût-il pu en être autrement puisque la terre elle-même, qui pourtant semblait de toute première confiance, s’amusait à tourner sans répit ? Ce qui se ressent surtout sur les océans. Il en avait assez d’être ballotté. Parfois lui venaient des envies de carnage. Entrer dans un bureau, écouter du rock saturé, gras, taper sur les machines. Se balader, c’est bien, mais t’es toujours rattrapé ; faut se planquer, paniqué. Alors t’en viens à plus te crever pour t’échapper que tu n’en profites. Iwa se dirigea vers le bastingage arrière pour se calmer, et s’engourdit à nouveau. « Morale », lui disait les chefs. « Moral » répondait-il. Seul. Il ne sortait pas de son enveloppe. Lope, petite lope en manque. Sevrée. Egoïste. Et absent. Rien. A liquider, facile serpillière bazardée à la flotte. Parfois l’amer, comme une bave verte, lui prenait la bouche. Acre, nerfs tordus au goût de regret. Abolir hier. Demain n’existe pas. Et il se mêlait au bouillonnement de l’eau triturée par les turbines, à l’écume, au sillage. Il savait que les traces s’effacent et sa nostalgie des mondes perdus, ceux peut-être qui n’apparaissent pas encore, lui faisait espérer que, du moins dans l’immédiat, on ne retrouverait pas les siennes. Après une nuit à Palerme, il avait pris une vedette pour Filicudi avec plusieurs escales dans les îles Eoliennes, îles de la chaleur plutôt. Ile se retrouvait à F., sous la tonnelle du seul café, dans un agrégat ascensionnel sans végétation, où le volcan tutélaire descendait à pic dans l’eau d’un côté, et permettait juste à quelques maisons de s’agripper désespérément à l’autre versant, sans route possible. Sous la tonnelle, il était à l’ombre et voyait la mer. Iwa ouvrait la bouche, et la fermait. Iwa ouvrait la bouche, et la fermait. Sur la troisième colonne de bois, quarante deux centimètres à partir du haut, en comptant le niveau où le plafond ne s’était pas écaillé, et en regardant la colonne du côté intérieur, il y avait une mouche. Pour un bref instant d’ailleurs. Iwa repensait à Palerme et à ses touffeurs de tango ravageur, lourd et gluant, vert de palmier. Au rouge terre de l’Afrique, il avait trouvé là un jaune dense et d’or, pourrissant d’orage, tonitruant, avec ses jardins luxuriants qui l’avaient écrasé. Ce n’était que lorsqu’il s’engloutissait dans l’eau que l’atmosphère devenait agréable. Et puis, le soir. Aaah, se gratter la tête pleine de fantômes. Ballotté à répétition de non-situation en non-situation pour croiser ses congénères. S’apercevoir, en dehors des vols et des coups, des rapts et des rejets, qu’il pouvait frôler parfois d’autres spectres à lui approchants. Picorer des solitudes, illusions complices mais fugaces. Iwa le freak, le phénomène de cirque, incarnait --volens non volens-- le passage. Il s’échappait. La mouche était collée sur la quatrième colonne après l’avoir inquiété un instant. Iwa laissait glisser le liquide glacé dans son tube digestif, délicieusement émoustillé par une telle aubaine. Durant le jour, c’est-à-dire durant la fournaise, tout prenait une autre allure et son allure prenait un tout nouveau à cause du tour que prenaient les choses et du rapport qu’elles infligeaient. Un rapport calorifère. Le simple buveur ne pouvait se donner l’illusion d’une existence propre que grâce à sa boisson, qui n’était d’ailleurs qu’une nouvelle manière de reconnaître l’extérieur. Et même, dirions-nous, grâce au passage de sa boisson. Cette éphémère descente faisait croire pour certains à une longue puissance sur la nature. Iwa, lui, n’y voyait qu’une rouerie supplémentaire destinée à imaginer qu’autre chose pût exister. Et la mer ou les colonnes ou les scories lissées par l’eau ou la rambarde constituaient autant de défis immuables d’une même masse à toute velléité, un sérieux rappel à l’échange, au respect entre les partenaires. Iwa souriait. Malgré son attitude avachie, abrutie, il s’amusait à jongler avec les éléments, passager de l’esprit. Ce bloc, duquel son corps faisait évidemment partie, il l’asticotait. Et soudain, on vit la mer soulevée comme un gros chewing-gum, le petit quai cassé comme du bois mort, les scories sauter comme des pépites ou des cailloux dans le tamis du chercheur d’or, la rambarde se casser la figure, tout bonnement, et notre héros se faire crever le ventre par une poutre soudain détachée. Iwa, après son escale à F., marchait dans la rue principale de San Marina Salina, tôt le matin. Il faisait beau, mais cela était devenu une habitude, jaune clair (crémeux) et bleuté. De cette rue s’échappaient à angle droit de petites ruelles, les unes qui descendaient vers la mer, les autres qui montaient vers les oliviers, les vignes et les parois brûlées du volcan. Il s’arrêtait machinalement devant une boutique de souvenirs et d’alimentation générale pour regarder les cartes postales, quand apparut sur la gauche une forme rosée, qui disparut sur la droite. La rue était vide. Il marcha alors lentement, passant devant une plante grimpante et évitant un scooter, et tourna à droite. Il vit la forme qui portait un panier, au fond. Il continua son chemin vers l’extrémité du village, par l’autre rue, en songeant qu’il venait d’apercevoir une garçonne brune habillée d’une robe rose et portant un petit panier. Future camarade d’envie ? Peau de sa peau ? Désir immense ? Conjonction-fusion-féroce irrépressible ? Oui, la jeune fille était jolie, et semblait ne pas manquer de caractère. Lui qui haïssait l’humanité tous les mardis soirs –et parfois la semaine entière--, pourquoi, sporadiquement cherchait-il des soeurs, des compatriotes, besoin de complices d’infortune ? Pourquoi ne s’intéressait-il qu’à cela ? Ne pensait-il qu’à cela ? Ne laissait-elle que ces traces-là, ces souvenirs-là ? Elle marchait d’un mouvement enlacé et sa tenue légère moulait adorablement son dos arqué félin et ses fesses gonflées, tandis que son épaisse chevelure oscillait en masse du petit point d’une épaule à l’autre. Quoi faire ? Baguenauder de billevesées en cupules pour irriguer la laitance ? Coincer la bulle dans l’aiguille verte ? Partir ? Travailler. Et donc, comme le récapitulait Iwa, à l’esprit parfois très lent, entièrement tendu vers tout ce qui semblait lui importer, vers tout ce qui couvait, vers cette obsédante réunion, vers la collision. Et donc, il avait été question d’aspiration, métamorphose en définitive assez normale, bien que toujours unique dans les esprits échauffés dont la quête ne cesse jamais. Notre héros ne comprenait pas le panier. Un panier commun, mais sans commune mesure avec tous les paniers dans la situation présente. Il commençait à s’inquiéter. Le soleil restait frais et les rues silencieuses se flattaient du crissement de son pas souple. Il continua et sortit progressivement du village. Déjà, après les dernières maisons clairsemées et pauvres, aux jardins en broussailles et aux quelques potagers (sauf celle d’un notable sur la hauteur, avec clôtures repeintes) se joignaient des dépotoirs dans les fossés. Il avançait sur la route de Malfa –route était un mot assez prétentieux- longeant la mer, la seule qui existât d’ailleurs. Au bout de quelques temps, il rejoignit celle d’en bas, ou plutôt la route d’en bas rejoignit la sienne pour n’en former plus qu’une. Et il vit la forme rose devant lui. Il était assez ennuyé d’avoir l’air de suivre cette personne, détestait le rose, n’avait jamais lu Le petit chaperon rouge, se moquait de Perrette, cassait les pots au lait, et était ballonné d’avoir à la suivre aussi. Elle portait toujours le panier, ne se retournait pas. Il ralentit le pas pour lui laisser de la distance. Il commençait à se demander pourquoi elle était passée par « en bas » et pourquoi elle n’avait pas pris le car du matin qui devait partir dans quelques minutes. Comment peut-il y avoir pénurie d’eau alors que le niveau de la mer va monter ? Il s’aperçut qu’il venait, lui aussi, de ralentir. Il en était perturbé et finit par laisser s’épanouir sa fantaisie -c’est-à-dire qu’il continua à la même allure, se disant qu’il arriverait ce qui devait arriver et qu’il en tirerait les conséquences, en fait qu’il jouerait avec la situation quand la situation l’y pousserait, ou surtout quand il serait en mesure de le faire. Pêcheur des îles Apennins, visiteur nocturne de Rome engloutie, lépreux radioactif des camps d’isolement. Il marcha donc sur cette route creusée à flanc de montagne. Pas de gras ou de maigre souteneur prêt à l’enlever et à le ballotter au gré du fric à cracher par les organes en feu de la misère sentimentale. Top, il avait connu. Dans un bruit assourdissant, en se faisant précéder de retentissants accords de klaxon, le car, cette vieille guimbarde bringuebalante, les dépassa, l’une après l’autre, en les projetant dans le fossé et en leur crachant un nuage de poussière de mépris aux yeux. Il y aurait des témoins. Et la marche continua sous la chaleur qui commençait à monter, tout en restant encore très supportable, sinon agréable. Le panier, seul, ne bougeait pas dans l’ondulation générale. Iwa était inquiet. Depuis son arrivée dans le village, mais en fait depuis toujours, on le regardait avec suspicion. Comme un élément hétérogène qui laissait une impression de trouble et perturbait la sérénité des rapports millénaires des habitants, leur « pax », assemblage de quiproquos et de compromis. L’animal mutant des volcans, cette pierre ou cette plante étrange, à nulle autre semblable, repoussante, fascinante, dérangeante, celle que l’on a envie de collectionner ou de détruire. D’aimer ou de supprimer. L’indifférente, oiselle de passage, provoquait tout sauf de l’indifférence. La question n’était même pas son anormalité, mais son trop de naturel, sa trop grande normalité, sa simplicité fluide, sa présence éternelle dans le décor, accessoire soudain remarqué. Iwa avait déjà vu cette forme à Lipari, quand il tressait ses paniers tout le jour et faisait la plonge la nuit, à Alicudi, sans cesse se glissant, s’évaporant dans les ruelles à angles droit, prise par les murs orange ou couleur de lait, mangée par les plantes grimpantes, par les volets olive aux claires-voies de train fasciste, délicieuse nuée fugitive au petit panier. Appât. Ile constituait un appât. Il n’en doutait plus. Il en plaisantait mais en saisissait tout le danger. Iwa était un individu bizarre, et cela ne pouvait manquer d’irriter. Il ne méprisait pas les autochtones, prenait goût souvent à leurs habitudes, avait besoin de les rencontrer, et n’hésitait pas à donner un coup de main quand il le fallait, ou à jouer avec eux, par plaisir ; mais il restait fasciné par leur capacité à se répéter inlassablement, comme s’ils voulaient garantir leur sécurité par un rituel religieux : l’équilibre vindicatif du clocher. Lui, il en avait fréquemment assez et allait s’amuser à autre chose –sans agressivité. Pas les boules tous les soirs, pas l’alcool tous les midis, pas bonjour tous les matins. La tangente, la sente de traverse, la grasse matinée. De toute façon, il ne supportait pas la décrépitude (il savait qu’il se supprimerait). Les gens ne devaient pas le comprendre, et pas lui pardonner non plus. Ni là, ni à Bangkok, ni à Sidney, Bamako ou partout ailleurs. Asocial. Antisocial et pourtant si doux et si liant, si généreux et coopératif, si inintéressé et secourable. Si vite disparu aussi. Là-haut, le ciel placardait son bleu total, invariablement assourdissant. Chaos climatique encore. Et il la vit, arrêtée, assise sur le parapet. Comme cela s’était produit à la sortie d’un lacet, il s’en trouvait assez proche. Tout était organisé. On l’avait ballottée, on le ballotterait encore. Des pièges à sales cons, il en avait connu, souffert, réussi à s’extraire. Jusqu’au jour où le tabassage sera trop fort. Crèvera dans sa mare de sang par un naze qu’aura même pas voulu ça. La situation était grave. Il |
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