Bibliografie Barthes, Roland, Comment vivre ensemble. Simulation romanesque de quelques espaces quotidiens. Notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1976 – 1977. Texte établi, annoté et présenté par Claude Coste. Paris, Seuil/Imec, 2002
Scholastique Mukasonga:
Témoignage littéraire et recherche d’identité culturelle dans l’entre-deux Chargée de cours, doctorante Julia Pfeiffer
Université de Constance Résumé: Après avoir donné un bref aperçu de l’auteure Scholastique Mukasonga et son œuvre, l’article suivant cherche à réaliser une analyse concernant la situation de publication de celle-ci et le statut en tant qu’écrivaine exilée en France. Il s’agit d’un positionnement dans le champ littéraire européen et cela peut être confirmé entre autre par le biais de la réponse aux questions importantes du lecteur qu’elle cible de son œuvre ainsi que la fonction de son témoignage, notamment la transmission de sa mémoire et la recherche de son identité culturelle dans cette situation postcoloniale. Mots-clés: témoignage, champ littéraire, identité culturelle, littérature postcoloniale Introduction Dans le cadre de la littérature sur le génocide des Tutsi au Rwanda il est toujours aussi mené une réflexion sur le concept du témoignage et le contexte de sa création qui a des implications tant pour la forme médiale de celui-ci que pour sa réception. En se référant aux témoignages sur la Shoah, Annette Wieviorka montre dans son œuvre L’ère du témoin [Wieviorka, 2002]d’une façon convaincante l’importance des influences externes sur le témoignage, c’est-à-dire un témoignage judiciaire ne diffère pas seulement par rapport au contenu, mais aussi par rapport à sa forme d’autres types de témoignage comme celui d’un témoin oculaire ou d’une personne qui a vécu une expérience traumatisante. Le lien entre témoin, témoignage et destinataire est d’une importance primordiale parce qu’un texte devient seulement un témoignage si le destinataire le reçoit en tant que tel. Ainsi, le destinataire peut et doit devenir le témoin du témoin en prenant la position d’un tiers qui est certes éloigné de l’événement, mais qui y prend part à travers la réception. Romuald Fonkoua fait justement allusion à cette problématique en avançant la thèse qu’il n’y pas peu d’exemples de témoignage sur le génocide au Rwanda, mais qu’ils ne sont pas écoutés et il constate ainsi un manque de réception.[cf. Fonkoua, 2003:67/68]
Si l’on travaille sur le genre du témoignage on peut donc mettre en avant les questions suivantes : Quelles sont les conditions médiatiques du témoignage et dans quelles mesures ces conditions auraient-elles des implications tant pour sa poétique que pour sa réception ? [cf. Meyer, 2014 :466/467]En prenant un cas concret, notamment l’œuvre de l’auteure rwandaise Scholastique Mukasonga, je donnerai d’abord un bref aperçu de son œuvre et décrirai ensuite le contexte de ses publications pour mettre en question le rôle primordial de la maison d’édition. Finalement, on traitera la réception en considérant l’hypothèse que les textes de Mukasonga ne visent pas seulement un lecteur rwandais, mais aussi et surtout un lecteur européen. 1. L’œuvre de Scholastique Mukasonga Scholastique Mukasonga a publié jusqu’à présent cinq œuvres commençant par des textes autobiographiques et biographiques pour passer ensuite à l’écriture fictionnelle et fictive en écrivant deux recueils de nouvelles et un roman. Le cadre thématique de son œuvre se fond naturellement sur sa biographie : elle a vécu et survécu l’expulsion de sa famille à Nyamata à l’intérieur du Rwanda, puis la discrimination de plus en plus violente de la population Tutsi et finalement le génocide. Elle n’était pas au Rwanda en 1994 parce qu’en 1973 elle a été chassée de l’École des assistantes sociales et s’est vu obligée de s’exiler d’abord au Burundi et à partir de 1992 en France.
Inyenzi ou les cafards(2006) est la première publication de Scholastique Mukasonga. Il s’agit d’un récit autobiographique qui commence avec un voyage au Rwanda et ce retour représente une recherche des siens et de son identité. Cette recherche est aussi marquée par des sentiments de culpabilité en tant que survivante, qui se révèlent souvent pendant ses cauchemars dont souffre la narratrice.
Le désir de ’tisser’ une sépulture digne des morts est un élément principal de son deuxième récit, La femme aux pieds nus(2008), qui est un hommage à sa mère et à la force et le courage de toutes les femmes africaines. La narratrice Scholastique Mukasonga explique dans le prologue qu’elle veut accomplir la tâche que sa mère lui a donnée : recouvrir le corps de sa mère en écrivant des mots et phrases « sur la page du cahier, tissent et retissent le linceul de [s]on corps absents » [Mukasonga, 2008: ] Bien que narrée à la première personne du singulier, c’est la perspective de la mère qui est au centre de la narration de ce récit de filiation qui est en même temps d’une grande importance pour la recherche d’identité de Mukasonga.
L’Iguifou (2010) est un recueil de nouvelles et constitue la première œuvre fictionnelle de l’auteure. Le titre fait référence à la faim qui marque toute l’existence des Tutsi après leur expulsion à Nyamata. Cette vie d’expatriée est décrite à partir de plusieurs personnages et les nouvelles transmettent différentes perspectives qui multiplient les expériences et montrent le traumatisme collectif de la société rwandaise.
L’œuvre suivante est le roman Notre-Dame du Nil(2012) dont l’action se déroule dans les années 1970 dans un lycée catholique pour filles. Même si l’action se déroule avant le génocide, celui-ci reste malgré tout au centre de la narration. Les filles doivent être éduquées en tant qu’élite féminine du pays ce qui signifie, la plupart du temps, trouver un bon conjoint. L’hostilité entre les filles Hutus et les filles Tutsis est représentée de façon très subtile dans ce microcosme social, ce qui montre que la séparation ethnique ne relève pas de l’époque juste avant le génocide, mais constitue le résultat de l’histoire coloniale et postcoloniale du pays.
Ce que murmurent les collines (2014) contient six récits qui sont présentés en tant que « nouvelles rwandaises ». C’est la nostalgie d’une exilée d’abord dans son propre pays, puis dans le Burundi et la France qui s’efforce de sauvegarder la mémoire familiale et qui se focalise sur les contes et légendes des temps anciens d’un Rwanda traditionnel finalement détruit par la colonisation. Elle utilise un nouveau recours stylistique parce qu’après chaque nouvelle on trouve des « Notes à l’attention du lecteur curieux » qui donnent la référence à des documents consultés et qui servent en quelque sorte de prolongement et d’accréditation de la légitimité du texte. Comme ces nouvelles tournent autour des traditions et coutumes autochtones, elles complètent la vision d’un Rwanda que l’auteure construit dans ses œuvres.
Scholastique Mukasonga perd en 1994 presque toute sa famille, ce qui signifie un climax de la rupture avec son pays natal, sa patrie, provoquée par l’exil et le génocide scelle définitivement cette perte. Son œuvre constitue donc une réflexion sur sa famille, l’héritage mental et culturel par rapport à la génération des parents et par la même une quête identitaire qui renvoie sans cesse au traumatisme du génocide, mais aussi à la situation en tant qu’exilée vivant en France.
2. Témoignages littéraires, publication et champ littéraire : Scholastique Mukasonga et le contexte rwandais La littérature testimoniale rwandaise est marquée par une grande diversité de types de témoins, c’est-à-dire que la position du témoin par rapport au témoignage est variée. Catherine Coquio différencie entre le témoignage du survivant (exilé ou non), le témoignage de l’absent (en dehors du pays pendant le génocide, mais une partie ou toute la famille sont victimes), le témoin oculaire (journalistes, écrivains) et le témoin d’à côté et d’après. Avec cela elle ne recherche pas la discussion sur la légitimité d’un témoin, mais plutôt sur les différentes possibilités de chaque témoignage.[cf. Coquio, 2004: 125ss.]On peut ainsi trouver des textes des auteurs non-rwandais comme dans le cadre du projet Fest’Africa1. Puis, les publications du journaliste Jean Hatzfeld qui a parlé tant avec les victimes qu’avec les bourreaux. Il publie leurs témoignages sous son nom et de telle manière qu’il est impossible de distinguer sa voix de celle des témoins. Finalement, il y a aussi les témoignages littéraires soi-disant directs comme celle d’Esther Mujawayo ou Yolande Mukagasana.[cf. Coquio, 2003: 17-30] Surtout par rapport à ce dernier type de témoignage, il est mené une discussion sur le statut de la collaboration ayant eu lieu avant la publication. Il s’agit donc du rôle du tiers qui est mis en question et dont l’influence, au moins pour le cas du Rwanda, est soulignée constamment : « La présence d’un tiers comme instance médiatrice entre le rescapé en exil et le public européen renvoie au processus complexe des négociations de la vérité dans lesquelles aussi les journalistes et les réalisateurs européens prennent position. »[Segler-Meßner, 2014 : 227]On ne peut donc pas partir du statut d’un ghostwriter, mais le tiers « devient aussi un témoin secondaire auquel la rescapée [ici : Pauline Kayitare] s’adresse comme instance de légitimation. » [Segler-Meßner, 2014 : 236] D’autres exemples seront Esther Mujawayo et SouâdBelhaddad (SurVivantes, La fleur de Stéphanie), Yolande Mukagasana et Patrick May (La Mort ne veut pas de moi, N’aie pas peur de savoir) ou encore Marie-Aimable Umurerwa et Patrick May (Comme la langue entre les dents) dont la collaboration dans le premier cas est vécue comme une expérience très positive qui rend compte de la nécessité d’une séparation stricte entre la personne qui témoigne et celle qui écrit. Apparemment, cela n’est pas évident dans les deux autres exemples et soulève par conséquent des questions comme celle de l’autorialité du texte ou la manipulation voire l’appropriation de la narration de la survivante[cf. Gilbert, 2013].
Dans le cas de Scholastique Mukasonga une telle collaboration n’a pas eu lieu et on pourrait donner comme raison le fait qu’elle ne commence qu’après une dizaine d’années à écrire alors qu’elle a déjà jusqu’à un certain point assumé ses expériences et n’a plus besoin d’aide pour trouver ‘les mots justes’. Naturellement, seulement dans la mesure où cela est possible pour tenir compte de la problématique de l’indicibile2 des expériences traumatiques. Cependant, on peut se demander si la maison d’édition ne reprend pas jusqu’à un certain point cette fonction en tant qu’institution qui détermine la collection où elle va publier le texte et donc en conditionne d’emblée la réception. De plus, c’est la maison d’édition qui décide du degré de promotion et des possibilités de diffusion de l’œuvre. Dès la première œuvre, Mukasonga publie dans la collection Continents noirs de Gallimard qui « propose de découvrir à travers son catalogue une littérature africaine, afro-européenne, diasporique » [Schifano]. Huit ans après sa première publication dans cette collection, elle s’y est établie définitivement en tant qu’écrivaine franco-africaine ou plus exactement franco-rwandaise. Pourtant, son premier texte autobiographique Inyenzi ou les cafards est pourvu d’une postface de Boniface Mongo-Mboussa, un auteur déjà connu. Il souligne par rapport aux débuts de l’écrivaine qu’ « elle donne à voir l’atmosphère mortifère régnant au Rwanda avant le génocide de 1994 » et qualifie le texte d’ « un document qui nous éclaire de l’intérieur sur le Rwanda postcolonial, […] » [Mongo-Mboussa, 2006].Une telle annexe fait honneur au texte, mais exerce aussi une fonction justificative ce qui n’est plus nécessaire pour les œuvres qui suivent. Déjà pour La femme aux pieds nus et L’Iguifou elle obtient divers prix littéraires comme le prix Seligmann ou le prix de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, mais c’est sûrement le prix Ahmadou Kourouma et notamment le Prix Renaudot pour le roman Notre-Dame du Nil qui représente l’apogée de son succès. En étant la meilleure vente de Continents noirs elle fait l’objet d’une personnalisation de son œuvre dans cette collection et de l’admission dans la collection de poche Folio. En plus, ce roman si digne d’éloge est maintenant traduit en italien, danois, allemand et en anglais, ce qui lui a permis de réaliser une tournée en septembre 2014, aux Etats-Unis.
On peut ainsi confirmer son statut dans le champ littéraire français et au plus tard à partir de cette année aussi dans le champ littéraire occidental. On pourrait voir Mukasonga comme un exemple où la collection de publication fonctionne en tant que « sas » pour citer Alain Beuve-Méry dans Le Monde et qui met en question le rôle puissant de la maison d’édition en montrant aussi le danger craint par les écrivains africains d’être « catalogué[s] sous cette couverture » [Beuve-Méry, 2010]. Également dans la même direction et précisément au sujet de Scholastique Mukasonga, Colette Braeckman [cf. Braeckman, 2014] pose la question de savoir pourquoi les œuvres de l’auteure rwandaise continuent d’être publiées dans Continents Noirs, alors que Jean Hatzfeld dont l’œuvre est qualifiée de si proche et complémentaire de celle de Mukasonga publie dans la collection Blanche, « la grande collection de littérature et de critique françaises » [Description de Gallimard sur le site web, 04.12.2014].Pour autant que je sache, il n’y a pas de traduction en kinyarwanda, bien que Mukasonga ait participé à une tournée de lecture dans son pays natal pendant lequel elle a visité entre autre son lycée à Nyamata. Néanmoins, ce voyage a été organisé et payé par l’Institut Français du Rwanda et « elle a été élevée au rang de Chevalier de l’ordredes Arts et des Lettres par Michel Flesch, l’ambassadeur de France au Rwanda. » [Site web de l’Institut Français Kigali, 04.12.2014] Ce voyage pourrait être vu comme le début de la réception de son œuvre aussi dans son pays natal, surtout parce que le roman Notre-Dame de Nil est avec Heinrich Böll sur la liste de lecture pour le Baccalauréat International en langue et littérature du lycée Green Hills à Kigali. Dans la vidéo que l’Institut Français a publiée sur ce voyage, Mukasonga est présentée comme une personne qui a réussi et comme un modèle pour les jeunes qui n’a pas oublié son pays d’origine et sa culture. 3. Transmission de la mémoire et champ littéraire Pour qu’un témoignage puisse accomplir sa fonction, la réception doit avoir lieu, quelle que soit sa forme. Selon Sybille Schmidt, le témoignage d’un être humain, contrairement à un medium plus objectif comme par exemple un documentaire, dispose d’une qualité particulière, justement en transmettant une expérience subjective[cf. Schmidt, 2009:14]. Isabelle Favre confirme également que la partie importante et précieuse se réalise « dans l’espace de l’entre-humain » [Favre, 2007:22]. Par conséquent, on peut supposer que Mukasonga comme tout auteur a une notion d’un récepteur archétypique pour son témoignage ce qui peut être saisi dans la notion du lecteur implicite. Pour le cas de Scholastique Mukasonga on peut identifier comme fonction ou but entre autres la transmission de sa vision et son expérience de l’histoire et la culture au Rwanda. En plus, comme elle publie ses œuvres en France et s’approprie divers genres littéraires (récit de filiation, roman, nouvelle) qui appartiennent au champ littéraire occidental et qui peuvent donc être décodés par un lecteur européen3, on conçoit aisément qu’elle s’adresse non seulement à un lecteur (implicite) rwandais, mais aussi à un lecteur (implicite) français, voire européen.
Tout au long de ses textes, Mukasonga accorde une grande place à la description et la transmission de différents aspects de sa culture : par exemple six chapitres du récit de filiation La femme aux pieds nus traitent entre autres de la maison des femmes, de l’alimentation, la production de la bière de sorgho et sa consommation avec tous les voisins, la médicine et l’arrangement des mariages. Mais dans toutes ces parties, la narratrice et aussi les citations de la mère font une différence essentielle entre « le (vrai) Rwanda » [Mukasonga, 2008:52] et le lieu où on les a contraints à habiter après la Révolution sociale et l’indépendance du pays en 1962. Alors, en tant que lecteur on reçoit une image de la vie au Rwanda, mais en même temps on est toujours conscient de que ce monde n’existe plus pour la famille. Le premier lecteur implicite qui est rwandais peut naturellement s’identifier avec cet imaginaire idyllique de ce Rwanda précolonial et il connaît aussi ce savoir de la menace imminente. Mais également le deuxième lecteur implicite qui est européen se sent visé et on peut dire que celui-ci dispose déjà d’une certaine sensibilité pour un tel genre de textes testimoniaux. Cela concerne en particulier la mémoire culturelle au sujet de la Shoah et la réflexion de différentes sciences sociales sur celle-ci dont la présence médiatique et politique est évidente.
La communauté internationale et en particulier la Belgique en tant qu’ancienne métropole et la France en tant qu’État le plus influent dès l’indépendance du Rwanda ont commencé à assumer en termes de justice les causes et le déroulement du génocide. La Belgique établit une commission d’enquête qui publia en 1997 le premier rapport sur les événements par rapport à l’accident mortel du président rwandais d’alors, Juvénal Habyarimana. Bien qu’il existe des commissions, le Tribunal International (TPIR) et la recherche tant historique que sociale et juridique, le conflit surtout entre la France et le Rwanda ne semble pas encore être résolu. Encore en 2014, les reproches persistants du Président Kagame adressés à la France mènent au refus de l’assistance de l’ambassadeur de la France auprès des commémorations officielles en avril. En plus, les relations diplomatiques entre la France et le Rwanda ont été interrompues complètement pendant les années 2006 à 2009 [cf. Korman, 2013]. Justement la période pendant laquelle Scholastique Mukasonga publie sa première œuvre et gagne le prix Seligmann qui représente la lutte contre le racisme.
Il faut constater que Scholastique Mukasonga montre une grande conscience tant pour les différences linguistiques que culturelles et cela non seulement par rapport à ses lecteurs occidentaux, mais aussi à ses compatriotes et en particulier à sa mère, qui n’ont pas reçu une formation française ou ont vécu un exil francophone. A la fin du prologue de La femme aux pieds nus, elle écrit : « Maman, je n’étais pas là pour recouvrir ton corps et je n’ai plus que des mots – des mots d’une langue que tu ne comprenais pas – pour accomplir ce que tu avais demandé. Et je suis seule avec mes pauvres mots et mes phrases, sur la page du cahier, tissent et retissent le linceul de ton corps absent. » [Mukasonga, 2008: 13] Cette problématique linguistique est également un aspect de réflexion dans un tout autre ordre de choses, c’est-à-dire la difficulté de trouver les mots adéquats pour traduire quelques expressions en français. Un exemple est la description des logis de sa famille. Le mot en kinyarwanda est « inzu », mais le mot « hutte » ne transmet pas son idée de ce logis si précieux pour sa mère et les sentiments corrélatifs, mais plutôt l’évaluation négative par rapport à la manière de construction et sa durabilité [cf. Mukasonga, 2008:35]. Elle est donc consciente des limites linguistiques de la transmission de cette culture africaine dans une culture européenne.
Outre cette dimension, Mukasonga réalise également une traduction culturelle, ce qu’on voit à travers des tentatives de trouver des points de références dans la culture française. Ainsi, la pâte de sorgho est comparée avec des galettes bretonnes ou la cérémonie de la consommation de l’umuganura est qualifiée de la sainte communion [cf. Mukasonga, 2008:50, 51]. Ce dernier aspect montre une connaissance très profonde des différences et fait preuve jusqu’à quel point Mukasonga essaie d’obtenir une compréhension de la part d’un lecteur européen ou occidental. À mon avis, il ne s’agit pas seulement d’une tentative d’obtenir la transmission de sa mémoire, mais également d’une inscription dans l’horizon littéraire d’un lecteur européen, voire une construction concrète de ce dernier.
Un autre indice pour une inscription dans le champ littéraire européen constitue le moment intertextuel qui est établi avec la littérature sur la Shoah. Cela est déjà manifeste dans le texte lui-même, par exemple quand la narratrice met en rapport la base raciste des théories d’origine des Tutsi que les ethnologues blancs ont échafaudées au début du XXième siècle et l’idéologie des Nazis. « Nous étions des presque Blancs, malgré quelques vilains métissages, un peu juifs, un peu aryens. Les savants, […], avaient même taillé pour nous une race sur mesure : nous étions des Hamites ! » [Mukasonga, 2008:113] Ces processus racistes représentent pour Mukasonga la racine du conflit ethnique au Rwanda et c’est donc la colonisation avec toutes ses conséquences qui est fortement critiquée, de même que le soutien peu transparent du régime indépendant de Habyarimana par la République française. On trouve ce lien mentionné avec la Shoah également à un niveau dit méta-narratif quand la narratrice Mukasonga fait de son statut de témoin un thème de discussion et préfigure ainsi une possible critique, souvent émise par rapport aux textes testimoniaux de la Shoah. « Toi, même si tu es tutsi comme moi, tu vis à l’étranger, tu ne peux pas vraiment nous comprendre […], tu ne peux pas ressentir la peur qui nous envahit, qui nous glace les os. » [Mukasonga, 2006:135]
Finalement, l’introduction d’un nouveau recours stylistique dans sa dernière œuvre, le recueil de nouvelles Ce que murmurent les collines, à savoir des « notes à l’attention du lecteur curieux/ d’un lecteur curieux » [Mukasonga, 2014a 31-32, 61, 98-100, 122-23], montre jusqu’à quel point, l’auteure se construit un lecteur implicite. Ces notes, qui donnent la référence à des documents consultés ou mettent à la disposition des informations supplémentaires, servent en quelque sorte de prolongement et d’accréditation de la légitimité du texte. Une telle procédure fait allusion à l’habitude de l’écriture scientifique et en même temps il s’agit d’une sorte de mode d’emploi pour le lecteur parce que l’auteure explique entre autres quels personnages sont de pure fiction et lesquels sont historiques. Comme ces nouvelles tournent autour des traditions et coutumes autochtones, les notes complètent la vision d’un Rwanda que Scholastique Mukasonga construit dans ses œuvres. Conclusion Comme on avait pu indiquer dans les réflexions précédentes, des facteurs externes comme le lieu, la maison d’édition voire la collection d’une publication ont des influences sur les destinataires et la compréhension du texte. En outre, j’ai mentionné quelques stratégies textuelles pour confirmer l’hypothèse que Scholastique Mukasonga écrit pour un lecteur implicite non-rwandais, voire justement français. Aleida Assmann [cf. Assmann, 2007: 46/47] expose qu’un témoignage est toujours orienté vers l’avenir, a donc un but concret ce qui peut être identifié dans le cas de Mukasonga dans la transmission d’une certaine vision du Rwanda. Néanmoins, le genre du témoignage est naturellement caractérisé par un niveau très personnel et cela dépasse la mémoire et la transmission de ‘son’ Rwanda en étant une partie centrale de la recherche d’identité dans une situation d’hybridité culturelle. A travers une telle écriture, Scholastique Mukasonga veut retrouver son identité perdue (ou du moins une partie de son identité), « celle que [s]a mère, Stéfania, [lui] a transmise » [Mukasonga, 2014b]. Il faut souligner que cette recherche est réalisée par Mukasonga ayant une grande conscience de sa situation particulière en tant qu’exilée, c’est-à-dire une place dans l’entre-deux de la culture africaine et européenne : À l’occasion de son voyage au Rwanda, elle prépare ses chaussures de randonnée tout en sachant que, selon sa mère, dans son pays natal ce sont les pieds nus qui voient le chemin [cf. Mukasonga, 2008:62,63, cf. Mukasonga, 2014a: 30]. Notes [1] Le projet Fest’Africa « Rwanda : écrire par devoir de mémoire » a été initié par l’écrivain tchadien NockyDjedanoum. En 1998 dix écrivains ont été invités en résidence d’écriture au Rwanda pour donner lieu « à une réflexion africaine sur le destin africain » [Coquio, 2004 : 137] C’est le rôle de l’écrivain engagée et l’enjeu de la fiction dans le genre du témoignage qui sont mis en question dans la suite de cette opération. Voir aussi http://www.rwandaises.com/rwanda-genocide-rwanda-2000-memoires-davenir, 07.12.14.
[2] Cette problématique est discutée de manière approfondie par rapport à la littérature de témoignage de la Shoah, pour en savoir plus voir p.ex. Rinn, Michaël, Rhétorique de l’indicible, in: Coquio, Catherine (Hg.), Parler des camps, penser les Génocides, Paris, 1999, S. 391 – 400; Joan i Tous, Père, Écriture de cendres – Zur Problematik der Erzählbarkeit und Ästhetisierung des Leidens in der französischen KZ-Literatur, in: Berchem T./ Kapp V./ Link F./ Müller K./ Wimmer R./ Wolf A., Literaturwissenschaftliches Jahrbuch (38), 1997, S. 167 – 183; Brossat, Alain, Massacres et génocides: les conditions du récit, in: Coquio, Catherine (Hg.), Parler des camps, penser les Génocides, Paris, 1999, S. 161 – 168.
[3] Je me réfère à l’idée que le choix d’un certain genre peut entraîner des attentes particulières des récepteurs, voire une certaine compréhension d’un texte. Cependant, il faut aussi considérer les réflexions toute à fait convaincantes de Josias Semujanga dans son œuvre critique « Dynamique des genres dans le roman africain - Éléments de poétique transculturelle » [Paris, 1999], où il souligne le droit des écrivains d’écrire librement et le fait que tout romancier moderne a un héritage culturel complexe.
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