Politique de la ville, rénovation urbaine, égalité territoriale : quelle est la nature du problème ?
Renaud Epstein
L’existence d’un « problème des banlieues » ne fait pas de doute. C’est sous cet angle que les grands ensembles d’habitat social sont abordés dans la presse et les débats politiques depuis le début des années 1970, justifiant la mise en place d’une politique de la ville visant à les résoudre. Mais quelle est la nature de ce problème ? Les problèmes publics ne sont pas des faits objectifs mais des constructions sociales et politiques résultant d’interactions complexes entre de multiples acteurs, institutions, groupes d’intérêt, mouvements sociaux, engagés dans des activités de mise sur l’agenda, de cadrage, de mobilisation, de traduction, de justification, de dramatisation, de médiatisation1... Un fait social ne devient un problème public qu’au terme d’un processus condensé par la trilogie « Naming, Blaming, Claiming »2 : qualification du problème (naming), identification des causes dudit problème et/ou des responsables auxquels il peut être imputé (blaming), formulation et publicisation de demandes de réformes et de remèdes (claiming).
Dans le cas de la politique de la ville, plusieurs formulations concurrentes du problème visé coexistent depuis l’origine, dont découlent des orientations stratégiques et des solutions opérationnelles distinctes. Les débats relatifs à la nature du problème et aux réponses à lui apporter ont pourtant quasiment disparu de l’espace public depuis le vote de la loi d'orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine du 1er aout 2003 (dite loi Borloo). Neuf ans plus tard, l’illusion d’une solution purement aménageuse commençant à se dissiper, il devient possible –et nécessaire– de rouvrir le débat. C’est dans cette perspective que s’inscrit la présente contribution, dont l’objectif est double : clarifier les différentes approches du « problème des quartiers » d’une part ; proposer des instruments d’action publique permettant d’éclairer le débat sur les enjeux de la politique de la ville, d’organiser son pilotage et de d’évaluer ses résultats d’autre part. Dit autrement, il s’agit ici de montrer qu’une autre politique de la ville est possible, pour ensuite ébaucher des pistes de réforme instrumentale permettant d’en créer les conditions.
Espoirs et désenchantement : la rénovation urbaine
La politique de la ville a longtemps semblé condamnée à n’être qu’une politique symbolique, utilisée par les responsables politiques pour signifier leur volontarisme face aux manifestations de la crise socio-urbaine3. La faible longévité des ministres successifs qui en ont eu la charge4 les a incités à lancer de nouveaux programmes sur lesquels ils pouvaient communiquer, au gré des émeutes qui ont embrasé des grands ensembles d’habitat social, plutôt qu’à bâtir une politique de longue durée. Ajoutant de nouvelles mesures à celles initiées par leurs prédécesseurs, ils ont contribué à l’illisibilité d’une politique de la ville perçue comme un vaste catalogue d’actions hétéroclites, traitant tout autant la dégradation physique des quartiers que leur décomposition sociale, le déficit d’animation et de services publics que les phénomènes d’exclusion, de précarisation, de ségrégation ou de discrimination. Les annonces répétées d’un « plan Marshall » pour les banlieues (par les ministres de droite) ou de grandes ambitions pour la ville (par leurs homologues de gauche) visaient à convaincre l’opinion publique que l’Etat se mobilisait enfin pour résoudre des maux jusque-là délaissés ou traités sur un mode palliatif. Ces promesses sans lendemain ont produit l’effet inverse, contribuant à la construction d’un problème public sporadiquement inscrit au sommet de l’agenda politique5, tout en renvoyant l’image d’un pouvoir velléitaire, incapable de prendre les mesures nécessaires à la résolution dudit problème.
Cette situation a pris fin avec le vote de la loi Borloo. Pour atteindre l’objectif de réduction des inégalités sociales entre les territoires –en l’occurrence, entre les Zones urbaines sensibles (ZUS) et le reste des villes– qu’elle a assigné à la politique de la ville, la loi a institué un programme national de rénovation urbaine (PNRU) pour lequel des budgets aussi considérables qu’inédits étaient prévus, en même temps qu’elle a remis à plat l’organisation institutionnelle et l’instrumentation de la politique de la ville, recomposée suivant les canons néo-managériaux actuellement en vogue6.
Cette réforme a rapidement produit ses effets. Les projets de renouvellement urbain (GPV et ORU) initiés en 1999 dans une centaine de quartiers, dont la mise en œuvre accusait d’importants retards, sont devenus des opérations concrètes, souvent bien plus massives que ce qui avait été initialement prévu, et la création de l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) a suscité de nouveaux projets dans plus de trois cents villes qui n’avaient, pour la majorité d’entre elles, jamais envisagé la démolition-reconstruction de leurs quartiers d’habitat social. La rénovation urbaine a ainsi transformé la France des grands ensembles en un vaste chantier, dont les réalisations sont célébrées par des centaines de maires de tous bords et par les médias. Car le PNRU produit des mutations spectaculaires dans le paysage urbain, qui ont longtemps focalisé l’attention de ses acteurs et de ses observateurs. Tout s’est alors passé comme si la visibilité des réalisations (outputs) était telle qu’elle suffisait à établir le « succès incontestable »7 de la rénovation urbaine, sans qu’il soit nécessaire d’en passer par l’examen de ses résultats (outcomes)8 Force est pourtant de constater que la mixité sociale n’est pas au rendez-vous. Les milliards investis dans la démolition-reconstruction ont bien transformé l’urbanisme des grands ensembles, mais ces transformations ne se sont pas prolongées par le renouvellement attendu de leur population : « avec la rénovation urbaine, on refait du ghetto, mais en plus propre »9
Soucieux d’éviter la remise en cause d’un PNRU dont le financement est depuis l’origine très incertain, ses principaux acteurs (élus, responsables du monde HLM et du 1% logement, architectes-urbanistes) et ses commentateurs officiels repoussent l’heure du bilan de la rénovation urbaine, défendant l’idée qu’il serait trop tôt pour juger de ses effets10. Leurs appels au lancement d’un deuxième acte de la rénovation n’en masquent pas moins difficilement le désenchantement à l’égard de cette politique. Les grands espoirs et la mobilisation des années qui ont suivi le vote de la loi Borloo ont laissé place aux désillusions et au désinvestissement de la politique de la ville. Celle-ci est redevenue, pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, une politique marginale, marquée par des annonces sans lendemain (du Plan Espoir Banlieue au lancement d’un PNRU2, en passant par la révision de la géographie prioritaire) et une diminution des budgets consacrés à tous ses programmes. La rénovation urbaine n’a pas été épargnée. L’Etat s’est désengagé de son financement en 2009, imposant une augmentation temporaire de la contribution du 1% logement, puis un prélèvement sur les organismes HLM pour compenser la disparition de ses apports au budget de l’ANRU
A l’approche de l’élection présidentielle, des mobilisations se sont fait jour visant à réinscrire la politique de la ville sur l’agenda politique, qui ont peiné à susciter un débat sur son avenir. Les associations, les professionnels et les élus locaux ont multiplié les alertes sur la dégradation de la situation sociale des quartiers, dans une relative indifférence. Les associations des maires de banlieue et des grandes villes ont publié des manifestes pour une nouvelle politique de la ville11, sans parvenir à éveiller l’intérêt des médias et des candidats. Il aura fallu que le collectif associatif AClefeu établisse un Ministère de la crise des banlieues dans un hôtel particulier à l’abandon du Marais pour que la politique de la ville fasse furtivement son apparition dans une campagne présidentielle où les débats sur les inégalités socio-spatiales se sont polarisés sur le périurbain bien plus que sur la banlieue. Tout se passe comme si les engagements passés et les espoirs déçus de la rénovation urbaine, la faiblesse des marges de manœuvre budgétaires, la montée du vote Front national parmi les couches populaires empêchaient tout débat sur les perspectives de la politique de la ville.
Quel est le problème ? Quatre approches des enjeux de la politique de la ville
Dans ce contexte, c’est sous un angle essentiellement institutionnel que l’avenir de la politique de ville est abordé dans la sphère politico-administrative : l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) et l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSE) doivent-elles être fusionnées, afin de réarticuler des interventions urbaines et sociales disjointes ? Les programmes étatiques qui constituent l’ossature de la politique de la ville doivent-ils être pilotés à l’échelon national, régional ou départemental ? Les contrats qui prendront la suite des Contrats urbains de cohésion sociale (CUCS) doivent ils être conclus avec les communes ou les structures intercommunales ? Faut-il réviser ou abandonner le zonage ? On ne peut pourtant répondre à ces questions sans en passer par un débat préalable sur les enjeux, autrement dit sur la nature du problème visé par la politique de la ville, faute de quoi ce sont les instruments qui détermineront les objectifs et la stratégie de cette politique et non l’inverse12.
Il importe donc de rouvrir un débat sur les enjeux, les objectifs et la stratégie de la politique de la ville, ce qu’on s’efforce ici de faire en distinguant quatre approches concurrentes du problème et des solutions à lui apporter. Chacune de ces approches a connu son heure de gloire dans la courte histoire de la politique de la ville : la première, « jacobine », structure la loi Borloo ; la seconde, « communautarienne », guidait le développement social des quartiers des années 1980 ; la troisième, « réformiste », a inspiré les contrats de ville des années 1990 ; la dernière, « néo-conservatrice », est montée en puissance au cours des cinq années de la présidence Sarkozy. Mais la priorité donnée à telle ou telle approche n’a jamais été exclusive, les discours des responsables politiques en charge de la politique de la ville construisant un étrange syncrétisme entre ces approches pourtant difficilement conciliables sur le plan théorique.
Approche jacobine
La première approche peut être qualifiée de jacobine, au sens où elle confère un rôle central à l’État, auquel il revient d’organiser l’uniformisation du territoire national, de gommer les particularités locales afin de réaliser l’égalité des citoyens et de préserver l’unité de la République13. Dans cette approche, les quartiers prioritaires de la politique de la ville sont abordés sous l’angle de la concentration des populations cumulant les déficits individuels (pauvreté, sous-qualification, problèmes sanitaires, mauvaise maitrise de la langue française…), lesquels limitent leurs capacités d’intégration et d’insertion sociale Cette concentration est vue comme source d’effets négatifs, ajoutant un handicap collectif aux handicaps individuels, d’autant qu’elle s’opère dans des lieux à l’écart du reste de la ville. L’isolement spatial et l’homogénéité sociale des quartiers privent les habitants des ressources et opportunités que peut fournir un réseau social étendu et diversifié ; ils favorisent le développement, par tout ou partie de la population, d’une culture spécifique et de normes distinctes voire opposées aux normes sociales dominantes ; enfin, ils contribuent à la mauvaise réputation des quartiers et à la construction de stéréotypes à l’origine des discriminations dont souffrent leurs habitants.
Ce diagnostic, ancré dans une sociologie misérabiliste qui place les couches populaires sous le signe du manque14 et alimenté par des travaux plus récents sur les « effets de quartiers »15 ou sur la ghettoïsation des banlieues françaises16, est au fondement de la construction statistique des Zones urbaines sensibles, définies en 1996 sur la base d’un indice synthétique d’exclusion hiérarchisant les quartiers en fonction de la concentration de handicaps17. Le diagnostic ainsi posé et réifié par la statistique détermine mécaniquement les objectifs de la politique de la ville, qui sont alors formulés en termes de normalisation. Les quartiers prioritaires se définissant par leur distance à la norme objectivée par des écarts statistiques, la politique de la ville doit chercher à réduire ces écarts. A cette fin, elle peut jouer sur le stock ou sur les flux. Dans le premier cas, il s’agit de compenser les handicaps des résidents, en octroyant un surcroit de moyens aux services publics présents dans les quartiers, chargés d’organiser l’intégration des normes sociales et l’insertion sociale des habitants. Dans le second cas, la politique de la ville n’agit plus sur les handicaps individuels mais sur leur concentration qu’elle cherche à diluer. Ses interventions portent alors prioritairement sur l’urbanisme et sur la structure du parc de logements, dont il est attendu qu’elles restaurent l’attractivité de quartiers stigmatisés pour aboutir au rétablissement de la mixité sociale.
Approche communautarienne
La seconde approche trouve ses fondements théoriques dans les travaux des communautariens anglo-saxons18. En mettant l’accent sur les initiatives de la société civile et des diverses communautés qui la composent19, elle se situe à l’opposé de l’approche précédente dans laquelle il revient à l’Etat, autorité publique dominant la société civile, de mettre en ordre la société. Dans une perspective communautarienne, les quartiers pauvres ne sont plus considérés négativement, sous l’angle du déficit, mais de la ressource et des potentialités. La nature du diagnostic s’en trouve transformée, la quantification statistique standardisée et dé-territorialisée des difficultés sociales laissant place à l’identification in situ des atouts et potentialités de chaque quartier pauvre : ressources humaines (leaders, personnes-ressources, groupes structurés ou latents), mais aussi culturelles, commerciales, économiques, foncières, etc.
L’inversion du prisme d’analyse conduit à envisager d’autres finalités et une stratégie radicalement différente pour répondre aux problèmes observés dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Il ne s’agit en effet plus de « casser le ghetto »20, mais de valoriser des quartiers populaires en prenant appui sur leurs ressources endogènes. En rupture avec une tradition paternaliste particulièrement prégnante dans des quartiers qui incarnent la question post-coloniale, il revient alors aux autorités publiques d’aider les habitants à renforcer leur autonomie individuelle et leur capacité d’action collective, dans une logique d’empowerment, en mobilisant les forces vives des quartiers, en suscitant, soutenant et structurant leurs initiatives, en les mettant en réseau et en les valorisant vis-à-vis du reste de la ville. La dynamique de développement endogène ici recherchée s’appuie en premier lieu sur les associations de quartier, que la politique de la ville soutient pour ce qu’elles sont plutôt que pour ce qu’elles font, sans chercher à les instrumentaliser en leur assignant des objectifs précis, ni à les astreindre aux multiples contrôles et exigences de performance qui régissent les délégations de service public.
Approche réformiste
Ancrée dans une tradition réformiste social-démocrate, la troisième approche se situe à équidistance des deux premières s’agissant des rapports entre l’Etat et la société civile, puisqu’il s’agit ici de transformer l’Etat –et plus largement l’action publique– pour l’adapter aux transformations de la société. Dans cette perspective, les quartiers pauvres ne sont plus considérés comme des problèmes ou des ressources, mais comme des symptômes d’une crise socio-urbaine qui les dépasse, révélant les processus de fragilisation des liens sociaux, économiques et civiques à l’œuvre dans les territoires urbains. Parce qu’ils concentrent des ménages des couches populaires fortement touchées par le chômage, la précarisation de l’emploi et l’affaiblissement des mécanismes de protection sociale, ainsi que des minorités victimes d’intenses discriminations, ces quartiers constituent les signes les plus visibles des processus de rupture des solidarités et de la citoyenneté urbaine qui menacent la cohésion sociale. Mais le diagnostic déborde ici le périmètre des quartiers, partant des manifestations localisées de l’exclusion pour remonter à leurs causes qui se situent à l’échelle de la ville voire de la société toute entière.
Ce diagnostic systémique centré sur les mécanismes producteurs des inégalités, des discriminations et de l’exclusion se prolonge par un questionnement de l’action publique : les référentiels et les instruments qui structurent les politiques publiques sont-ils toujours adaptés aux enjeux mis au jour par les quartiers ? Au contraire, ces politiques ne contribuent-elles pas à la production des inégalités et des injustices contre lesquelles elles prétendent lutter ? L’organisation institutionnelle, marquée par la segmentation sectorielle et les cloisonnements administratifs, permet-elle aux acteurs de la gouvernance territoriale de mobiliser des ressources fragmentées entre de multiples institutions dans un sens commun pour répondre à des problèmes multi-dimensionnels, aussi complexes que labiles ? Là encore, le mode de formulation des problèmes visés par la politique de la ville détermine les finalités et les orientations stratégiques de cette dernière. Dans cette perspective réformiste, celle-ci ne doit plus chercher à remettre à niveau des quartiers (de l’intérieur ou de l’extérieur), mais à transformer l’action publique pour la mettre à la hauteur des enjeux territoriaux qu’ils révèlent. A l’image des politiques de développement durable ou d’autres politiques dites « constitutives »21, la politique de la ville est alors un levier de territorialisation, servant tout à la fois d’aiguillon et d’espace d’expérimentation pour adapter le contenu substantiel des politiques sectorielles –dites « de droit commun »–, mais aussi pour transformer la gestion publique des territoires en y diffusant de nouveaux principes et modes opératoires : approche intégrée (aussi dite globale, holistique ou transversale), logique de projet, partenariat contractuel, expérimentation, évaluation, participation, etc.
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