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Noms de domaine et noms de personne:
De quel domaine relève le nom? Judith Harvie*
1. Introduction
Le droit canadien quant aux noms d’individus
Le nom: attribut de la personnalité et élément de propriété
2.1.1 La situation au Québec 2.1.2 La situation dans le reste du Canada Le nom protégé en tant qu’objet de commerce
2.2.1 La Loi sur les marques de commerce
2.2.2 Le passing-off Conclusion
Les règles consensuelles applicables aux noms de domaine L’ICANN et sa politique de règlement uniforme des litiges pour les noms de domaine « .com », « .net » et « .org »
3.1.1 Les recommandations
3.1.2 La mise en oeuvre
3.1.3 L’application des Principes directeurs aux noms de personnes
3.1.3.1 Noms de domaine identiques ou semblables au point de prêter à confusion avec une marque de produits ou de services sur laquelle le requérant a des droits
3.1.3.2 L’absence quant au détenteur du nom de domaine de droit ou d’intérêt légitime
Le nom de domaine a été enregistré et est utilisé de mauvaise foi
3.1.4 Conclusion
3.2 L’ACEI et l’élaboration d’une politique de règlement extrajudiciaire de différends (RED) pour les noms de domaine « .ca » Conclusion
1. Introduction Depuis le milieu des années 90, Internet, le réseau des réseaux, a pris un essor considérable: de 1995 à ce jour, on estime que le nombre d’utilisateurs d’Internet est passé d’environ 16 millions à 515 millions1. En ce moment, on évalue à 35 millions le nombre d’adresses Web sur le réseau et on estime que ce nombre augmente à raison de 750 000 par semaine2. Avec des nombres aussi importants, on peut se demander comment il est possible de s’y retrouver. Les connections Internet fonctionnent à l’aide d’un système d’adresses IP (Internet Protocol), qui consiste en des adresses numériques uniques pour chaque ordinateur, comme par exemple 132.204.136.21. Sur le Web, ces adresses IP sont reliées à des adresses plus conviviales que l’on appelle « noms de domaine » et ce, à l’aide d’un système appelé « système des noms de domaine » (Domain Name System ou « DNS »). Les noms de domaine sont formés généralement d’un domaine que l’on qualifie de premier niveau (top level domain). Il existe deux catégories de domaines de premier niveau soit, d’une part, les domaines génériques (gTLD), tels les « .com » « .net » « .org » et, d’autre part, les codes de pays (ccTLD), tels les « .ca » pour le Canada, « .fr » pour la France et « .za » pour l’Afrique du Sud. Il existe une quantité limitée de domaines de premier niveau et des organismes sont désignés partout dans le monde afin de s’occuper de leur gestion. À ce domaine de premier niveau, on ajoute une combinaison de lettres et/ou de chiffres qui forme le domaine de deuxième niveau. Habituellement, on forme ainsi le « nom de domaine », soit l’adresse sous laquelle les sites Web sont généralement repérés par les internautes (comme par exemple le nom de domaine « radio-canada.ca »). Pour devenir titulaire d’un nom de domaine, il faut obligatoirement s’enregistrer auprès d’une unité d’enregistrement accréditée par l’organisme responsable du nom de domaine de premier niveau. Cet enregistrement s’effectue généralement en contrepartie de frais annuels raisonnables. Sur tout le réseau, chaque nom de domaine est unique et ne peut faire l’objet que d’un seul enregistrement. Celui-ci n’oblige toutefois pas nécessairement l’utilisation effective du nom de domaine sur le Web. Par ailleurs, un nom de domaine donné peut tout simplement renvoyer automatiquement à une autre adresse Internet. Dans le cas des domaines de premier niveau génériques « .com », « .net » et « .org », à moins que le nom de domaine choisi ne fasse déjà l’objet d’un enregistrement, il n’y a pratiquement aucune limite quant à la combinaison de lettres et/ou de chiffres qui peut être enregistrée. Le système d’enregistrement de ces noms de domaine fonctionne sur une base de « premier arrivé, premier servi ». Dans le cas du système d’enregistrement des domaines de premier niveau lié à un pays, par contre, certains pays ont fixé des critères d’enregistrement de noms de domaine comme, par exemple, la présence de la personne dans le pays, l’enregistrement d’un seul nom de domaine par personne, la démonstration d’un intérêt dans le nom de domaine. Par ailleurs, la majorité des systèmes d’enregistrement des noms de domaine liés à des pays fonctionnent également sur la base de « premier arrivé, premier servi ». Le système des noms de domaine a permis l’enregistrement de noms de domaine faciles à identifier et à mémoriser. On a enregistré des noms de domaine liés aux noms d’entreprises, de personnes, de services ou de produits qui étaient connus ou qui sont devenus connus de façon à permettre un repérage facile, rapide et efficace des sites Web. Le nom de domaine s’est vite transformé en un signe distinctif sous lequel la promotion des produits et des activités peut être faite. Toutefois, le fait qu’il ne puisse y avoir qu’un seul enregistrement et donc qu’un seul détenteur par nom de domaine pour le monde entier a rapidement entraîné des abus, surtout au regard de l’intérêt commercial grandissant de la fenêtre Internet. Ainsi, certains individus ont enregistré quantité de noms de domaine liés à des noms ou à des marques connus, empêchant ainsi les détenteurs légitimes de ces noms ou de ces marques d’utiliser ces noms de domaine et de pouvoir y créer des sites qui soient facilement repérables pour les internautes. Parfois, ils espèrent ainsi entraîner un trafic sur leur site à l’aide de ces noms de domaine connus. Souvent, ils spéculent souvent sur le rachat de ces noms de domaine par leurs détenteurs légitimes. Ces phénomènes ont rapidement été qualifiés de « cybersquattage ». Le phénomène du cybersquattage s’est également étendu aux noms de domaine composés de noms de personnalités connues. Ainsi, des vedettes comme Julia Roberts et Céline Dion ont vu leur nom enregistré comme nom de domaine par des tiers, souvent sur le nom de domaine de premier niveau « .com », les empêchant ainsi de créer un site Web sous la dénomination la plus prisée. En plus des vedettes, plusieurs autres personnalités connues ont subi le même sort. Par exemple, la version française du nom du pape Jean-Paul II a été réservée par un Congolais tandis que la version anglaise du même nom a été réservée par un Américain. Plusieurs personnalités politiques ont vu également leur nom squatté. Au Canada, par exemple, l’ancien premier ministre du Québec Lucien Bouchard, les premiers ministres Jean Chrétien, Bernard Landry et Mike Harris ainsi que la ministre Pauline Marois font partie du nombre. Mêmes certains dirigeants d’entreprises, tel le président du conseil et chef de la direction de BCE et Bell Canada, Jean Monty, ont subi le même sort. Il y a maintenant près d’un an, un Torontois a même enregistré le nom de domaine « momboucher.com »3. Or, quels sont les recours de ces personnes qui ne s’appartiennent plus sur Internet? Dans le présent texte, nous discuterons du régime de protection accordé au nom afin de déterminer les recours ouverts aux personnes voyant leur nom enregistré par des tiers comme nom de domaine. Pour ce faire, nous analyserons d’abord la protection accordée au nom au Québec et au Canada. Par la suite, nous analyserons, d’une part, les règles consensuelles s’appliquant aux noms de domaines de premier niveau « .com », « .net » et « .org » et, d’autre part, la façon dont ces règles sont appliquées aux noms de personnes enregistrés comme noms de domaine. Enfin, nous aborderons brièvement la politique de règlement extrajudiciaire des différends de l’Autorité canadienne pour les enregistrements Internet [ci-après l’« ACEI »] qui est actuellement en cours d’élaboration.
Le droit canadien quant aux noms d’individus
Le nom est l’élément distinctif qui permet de désigner une personne; il est l’expression de l’identité. Voir son nom sali, c’est être sali. La protection du nom fait donc partie des droits de la personnalité. Dans leur ouvrage intitulé Le droit des personnes physiques4, les auteures Édith Deleury et Dominique Goubau mentionnent quant à la défense du nom:
Expression trop intime de la personnalité de l’individu pour en être séparée, on comprend que l’utilisation de son nom par un tiers, comme tout autre forme d’atteinte à son intégrité, soit sanctionnée5. Les tribunaux ont également reconnu aux individus un droit de propriété sur leur nom puisque ce nom peut avoir un volet patrimonial. En effet, le prestige rattaché à un nom peut servir à des fins commerciales ou encore, à l’inverse, un nom peut devenir prestigieux parce qu’associé à un certain type de commerce. À titre d’exemple, nous pouvons citer le cas de la voiture PICASSO vendue en Europe ou encore les parfums CALVIN KLEIN. Ainsi, dans l’affaire Fondation Le Corbusier c. Société en commandite Manoir le Corbusier Phase I6,où la Cour a accordé à la Fondation Le Corbusier une injonction permanente ordonnant à Société en commandite Manoir le Corbusier Phase I de cesser l’utilisation du pseudonyme « Le Corbusier », l’honorable juge Lyse Lemieux soulignait à la p. 2873:
La nature juridique du droit au nom ou pseudonyme comporte différents éléments, les uns se rattachant au droit de la propriété, les autres aux droits de la personnalité – ces éléments n’étant pas mutuellement exclusifs: Le pseudonyme, à l’instar du nom d’un individu, est à la fois une propriété, un des éléments constitutifs de la personnalité civile et le signe distinctif de cet individu, dont la valeur morale et patrimoniale est, le plus souvent, dissociée [note omise]7. Dans le rapport intérimaire de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (World Intellectual Property Organization ou « WIPO ») [ci-après l’« OMPI »] intitulé « The recognition of right and the use of names in the Internet Domain Name System », publié le 12 avril 2001 et qui discute notamment des droits de la personnalité dans le contexte des noms de domaine, il est mentionné:
The personality right, also known as the “right of publicity” in certain jurisdictions, has been defined as “the inherent right of every human being to control the commercial use of his or her identity […].” The personality right has its antecedents in the concept of privacy, but now also finds increasing intellectual support in the law of unfair competition. Under the theory of privacy, courts especially in Europe and the United States, beginning more than a century ago, started granting protection against unauthorized advertising and other intrusive forms of commercial use of a person’s identity (in particular, a person’s name or picture), on the ground that such use, without permission, is an affront to the person’s human dignity and state of mind8. Nous examinerons d’abord la question de la protection du nom en tant qu’attribut de la personnalité et élément de propriété pour ensuite nous tourner vers la protection qui a été accordée au nom en tant qu’objet de commerce.
Le nom: attribut de la personnalité et élément de propriété
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