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Il la serrait contre lui. Il la tenait toute nue dans ses bras.» (page 45). Là encore, ses sens, la chaleur de la femme, la finesse de sa peau, les courbes de son corps, le submergent et l'attachent d'emblée, lui, le solitaire, à la délivrée sans que sa raison n'intervienne. Il se montre plein de réserve et de sollicitude : «Elle dort? demanda Antonio en entrant. - Oui, dit la femme. - Le jour donne sur le lit, tu devrais couvrir ta fenêtre.» (page 49). Comme «Ulysse aux mille tours invoquait la déesse aux yeux pers» (Homère), Antonio se place sous le patronage de Clara dont les yeux «étaient comme des feuilles de menthe» (page 52). Mais, comme Ulysse aussi qui, rencontrant Nausicaa, renonça au droit au viol, se laissa éblouir et toucher par sa grâce, s’adressa à elle avec des mots plaisants pour dire son désir, inaugurant ainsi cette première relation pudique entre un homme et une femme, Antonio redouble de délicatesse. L’accord entre eux est spontané : le soupir de satisfaction de Clara lorsque son corps est frotté par les mains d’Antonio (page 46) en est l’annonce ; la présence d’Antonio est détectée par la finesse de perception de l’aveugle mais surtout par celle de la femme qui, à l’égard de cet homme, est pleine de pudeur L’émotion et la compassion d’Antonio sont encore accrues du fait qu’elle est aveugle et qu’elle avoue avoir voulu se suicider : «’’J’avais peur que mon enfant soit aveugle comme moi et j’aimais mieux que nous nous en allions tous les deux.’’ Antonio sentit un grand tremblement qui montait dans lui et il ne pouvait pas l’arrêter. Il tremblait comme le chêne battu par les eaux à la pointe de son île. […] Il ne faut pas aller vers le fleuve, dit-il, tu n’as pas le droit, ni pour toi ni pour lui, et ton garçon sera comme tout le monde.» (page 55). Cependant, aveugle, Clara ne pourra donc être sensible au physique de celui que «la mère de la route» salue d’un «Tu es un bel homme» (page 42). Mais il pourra jouer auprès d’elle lui un rôle d’intercesseur : d’où le refrain : «Elle n’a jamais vu […] Elle n’a jamais vu […] Elle n’a jamais vu […] Elle n’a jamais vu.» (pages 77-78) qui est aussi la prévision de tout ce qu’il aura à lui faire connaître. Dans sa marche qui l'entraîne devant le pays Rebeillard, il y a un moment où «rien ne touchait ses yeux sauf une nuit plate et froide comme de la pierre» (page 36) : c’est comme la première étape dans son effort pour appréhender le monde de la même manière que Clara, et ensuite pour trouver les mots qui le lui représenteront de la façon la plus juste. Car il se donne la mission de mettre le monde à sa portée. À de nombreuses reprises, le narrateur rapporte les pensées d'Antonio et son souci de pouvoir dire les choses à Clara, de répondre à ses interrogations : «Qu'est-ce que votre jour dont vous parlez tant, votre nuit, vos villes, vos lumières, vos fenêtres allumées?» (page 60). Tout se divise entre ce qu'elle ne peut pas toucher et ce qu'elle peut toucher. Il s'agira de donner une représentation avec les mots des bruits qu'elle entend, des odeurs qu'elle sent (pages 79-80). «Il aurait voulu être désigné seul par la vie pour conduire Clara à travers tout ce qui a une forme et une couleur.» (page 92). Il ne pensait qu'à la joie de lui dire. Il veut donner et être lié par la gratitude de la femme. Mais il pressent déjà que l’aveugle dispose d’autres sens : «Elle peut me toucher moi, depuis le bas jusqu’en haut, et me connaître. Elle peut toucher le fleuve, pas seulement avec la main mais avec toute sa peau.» page 79), que, grâce à sa finesse de perception, elle est sensible à sa beauté intérieure. Bientôt, il se voue à Clara, pensant à elle quand il se bat contre les bouviers (page 65). Sa décision est prise et, à la « femme de la route », il demande : « L’aveugle, tu me la gardes» (page 74). Leur union est alors conclue par ce simple échange de paroles : «’’Je pars, dit-il. - Je croyais que c’était fini, dit-elle. - Quoi, fini? - Je me parle à moi’’, dit-elle. Et elle se tourna vers lui comme pour le regarder. Il approcha sa main, là, près du visage, il restait là à faire seulement le tour de cet air qu’elle touchait. ‘’Tout commence, dit-il. - Je me laisse faire, dit-elle. - Quoi, fini? - Tout ce mauvais temps. Toute cette tromperie de la terre. Je me laisse faire. C’est trop facile, tu comprends? - J’entends tes mots longtemps après, dit-il doucement ; tu ne parles pas comme nous ; explique-moi. - Toi non plus tu ne parles pas comme eux, tu parles presque comme moi. C’est ça qui m’a fait dire que c’était fini d’être trompée et de courir sur des chemins qui descendent. - Tu ne t’en veux pas d’être vivante? - Non, depuis que je t’écoute. - Je peux toucher ta main? - Touche-la. - Elle est froide. - J’ai perdu du sang. - Refais-toi du sang, dit Antonio. Il gardait la petite main froide dans sa main. Il n’osait pas dire : ‘’Je reviendrai.’’ - Je reviendrai, dit-il. - C’est trop facile de me tromper, dit-elle. Je me laisse faire. Ça porte sa punition parce que c’est trop facile.» (pages 75-76). Dans l’éloignement, la pensée de Clara ne cesse de l’obséder, avec la conscience de sa cécité (le refrain, «Elle n’a jamais vu…» pages 77-78), la prévision de tout ce qu’il aura à lui faire connaître. Son obsession se trahit lorsqu’à la demande du bouvier, il nomme les étoiles : «la blessure de la femme», «les seins de la femme», «les yeux». Elle emplit son esprit et se confond avec les éléments de la nature. Pour être mieux avec elle dans ses pensées, il s'enveloppe la tête et se laisse aller à faire avec sa bouche le bruit d'une caresse, comme celle que fait la femme à son enfant. Il revoit «tout habillée » la paysanne de la grange, qu’il a vue nue la veille, ce qui a réveillé sa sensualité ; mais alors « Il imaginait Clara à l’île des Geais. Il essayait de la voir en robe de lin.» (page 106). La première allégeance d’Antonio, l’amitié pour Matelot et le souci du besson, est désormais concurrencée par une autre. S’il déclare encore à «la femme de la route» : «Le garçon aux cheveux rouges nous tient au cœur comme le miel à la ruche.» (page 73), il se dit aussi : «Deux sur les bras, le dernier de la famille, et Clara !’’ Il l’appelait Clara en lui-même.» (page 65). C’est maintenant avec réticence qu’il se consacre à la recherche, ce qui se traduit par la rudesse de son langage : «Ton besson, je te le trouve, je te le ramène à coups de pied dans le cul […] Tu crois que c’est ma vie, moi, de courir comme un chat maigre dans ce pays? (pages 82-83). Il revendique aussi le «droit d’un peu de calme à mon âge et d’avoir une femme tranquille comme Baptiste?J’ai le droit oui ou non, dis, enflé de galère, père du cochon.» (page 83). Bouleversé par la force étrange et l’arrivée inattendue d’un sentiment qu’il ne sait ou n’ose désigner, il perd même toute énergie : «C’est comme si on m’avait saigné, dit Antonio, de tout ce qui était mon plaisir. Je ne sais pas si c’est d’être loin de mon fleuve ou si c’est…[…] d’être entré dans une espèce d’autre fleuve.» (page 93), sans s’en avouer la vraie raison, en en donnant une autre à Matelot : «Je me sens le cœur tourné comme si j’avais respiré longtemps cet osier trop tendre qui fleurissait dans ta forêt l’autre soir […] Je ne sais plus que faire, je n’ai plus mon fleuve et mon eau. Ça m’a pris déjà plusieurs fois cette chose mais jamais si fort et jamais quand la neige descend doucement le long de la montagne.» (page 74). Même le désir d’être père est né en lui et, quand Matelot lui fait part de sa propre envie, autrefois, d’avoir des enfants et pense que cela doit le faire rire, il s’en défend : «Je ne ris pas» (page 90). Il refait même les caresses données par Clara à cet enfant qui l’intrigue (pages 91-92). Le sentiment qu'il éprouve se révèle du fait qu'il devient attentif et réceptif aux histoires des autres. Quand Toussaint raconte comment le besson tout tremblant et bégayant lui parla de sa première rencontre avec Gina, ces mots échappent à Antonio : «Je comprends.» Ce qui l'autorise à le dire, c’est sa propre expérience, le fait d'avoir reçu le même choc, d’avoir connu le même bouleversement. Toussaint ne croit pas si bien dire quand il lui répond : «Oui, toi, Bouche d'or, tu dois comprendre.» (page 134). Il peut répéter qu’il comprend quand Gina se demande : «Qu’est-ce que vous pouvez comprendre, vous, les hommes?» (page 135). Il le comprend encore mieux lorsque, s’étant confié à Toussaint, celui-ci lui donne son enseignement sur la force de l’amour, enseignement qu’il transmet ensuite à Maudru dans une véritable profession de foi quand, à sa question : «Qu’est-ce qui nous pousse à ça?» il répond : «Tout», après qu’à sa première question : «Tu es marié?», il ait répondu : «Oui», mais «au bout d’un moment». (page 186). Puis il insistera encore sur la voie à suivre : «En prendre une autre, tout nous pousse» (page 188). Et il le répétera à Clara : «La vérité, c’est que tout doit obéir.» (page 275). C’est bien parce que son égoïsme l'a quitté qu’il a voulu racheter le crime de la mort du neveu en creusant sa tombe à la place du bouvier. Et c’est ainsi qu’il a découvert la vraie personnalité de Maudru, qu’il a éprouvé de la sympathie pour ce «gros homme amer et tendre» (page 252), en qui il a reconnu un être faible et tendre parce qu’il souffre. Plus tard, lors de l'incendie de Puberclaire, il demandera au besson de l’épargner (page 257) parce qu’il connaît le drame de cet homme avec lequel il s’identifie, parce qu’il se souvient de ses confidences, parce qu’il a vu, dans sa chambre, la valise où sont entassées des « choses de femme » marquées « D.M. », Delphine Mélitta. Quand le besson est, couteau à la main, sur le point de sauter sur lui, Antonio l'arrête : «Laisse. Delphine Mélitta. La valise. Laisse.» (page 257). Il ne cessait de penser à Clara. Ainsi, au sommet du névé, «il avait regardé sous lui tout le déploiement du pays et cherché : où est-elle? Là, ou là, ou là-bas loin, loin derrière cette montagne bleue?» (page 185). Mais la séparation se prolonge ; il est sans nouvelles d’elle après le message dont il a chargé pour elle l'homme de commission de Toussaint ; le temps lui paraît long et il se sent vieux. «Il était occupé de cette femme d'ombre aux yeux de menthe qui s'appuyait à lui dans sa faiblesse d'aveugle et de fumée.» (page 185). Il connaît des moments de découragement, passe par une crise tissée de soupçons débilitants, des affres de la jalousie, et sa sérénité vacille : il se dit qu’elle a connu un autre homme et qu’elle n'est pas attachée à lui (page 214). Cela le mène jusqu’au désespoir qu’à ‘’À la détorbe’’, il tente de diluer dans l’alcool, ce qui ne fait aboutir au désir de mourir «tout de suite […] À quoi ça sert de vivre?» (page 219). Mais le sauve la musique de la guitare et cette danse lente, pesante, rituelle, qui est la même que celle d’Alexis Zorba, un autre Méditerranéen (pages 222-223). Aussi, le printemps et le carnaval de Villevieille aidant, il redevient un temps un faune poursuivant une proie, poursuivant en fait le fantôme de Clara car cette femme a, elle aussi, des «yeux de menthe» (page 226) : «Il ne cherchait sur cette femme que des endroits de proie, des endroits de ce corps qu’il pourrait saisir et tenir dans ses mains.» (page 228). Mais, «dès qu’il eut touché la femme avec ses bras et sa poitrine, Antonio resta un moment immobile saisi par la grande connaissance de son amertume à lui d’être sans raison dans le renouvellement du monde […] Il cria : Clara !’’» (page 227). «Chaque fois qu’elle le regardait, il avait soudain une grande tendresse au milieu de sa force et de son désir.» (page 228). Les retrouvailles, annoncées par une pensée prémonitoire («Soudain quelque chose lui dit : ‘’Marche, marche, va là-bas, va voir ça. Va voir.’’ Et il fut d’un coup malade d’espérance comme si un large oiseau s’était mis à battre des ailes dans sa poitrine en frappant son cœur et son foie.» [page 232]) sont très émouvantes (page 233). L’amour, qu’il avait senti naître en lui, avait mûri peu à peu à travers toute une série d’épreuves qui lui avaient ouvert les yeux aux réalités de la vie et de la mort, et sa force éclate au moment du retour de Clara. Leur union est scellée et, quand survient la tragédie de l’assassinat de Matelot (dont il se sent coupable : «Je l’ai laissé» [page 238] - «Et c’est ta faute? - Oui.» [page 239]), c’est en elle qu’il trouve du réconfort : «Il n’avait plus rien de bon dans le monde que la petite main de Clara posée sur son épaule.» (page 238). Dans une sorte de rapport inversé, c'est elle qui le guide dans le noir quand il ne voit pas, qui les conduit, lui et Toussaint, près du corps de Matelot qu'ils recherchent. Autre mort, celle de l’enfant ; mais il a permis à Antonio et à Clara de se rencontrer et il a suscité en lui ce besoin de paternité qui fait de lui véritablement un homme. Le voyage sur le radeau est empreint de l’ivresse sensuelle que répand la nature en se renouvelant au printemps, ivresse qui se confond avec l’enivrement amoureux d’Antonio et de Clara dont la communion est complète. Ce n’est qu’alors que, tardivement et presque furtivement il dira à Clara : «Je t'aime» (page 273). Mais elle l'a tout entier investi et, de même qu'au moindre mouvement du fleuve Antonio sait les changements qui l'affectent, de même il y a un échange entre elle et lui au-delà des mots. Il est ragaillardi, transfiguré par l’amour, grandi de nouveau de façon épique : «Antonio était frais et plus grand que nature, une nouvelle jeunesse le gonflait de feuillages […] les poings illuminés de joies arrachées au monde, claquantes et dorées comme des truites prisonnières.» (page 278). Cette nouvelle jeunesse, le besson ne la comprend pas, le contraste entre l’amour d’Antonio et de Clara et celui du besson et de Gina éclatant alors. La différence tient à ce qu’Antonio vit un amour qui est don, qui est agapé : «Antonio pensait qu’il avait beaucoup de choses à lui apprendre, qu’elle était neuve, qu’elle n’avait encore rien senti, rien touché de vrai…» (page 281), sans que pour autant soit rejeté l’amour sensuel, les derniers mots du livre étant : «Il pensait qu’il allait prendre Clara dans ses bras et qu’il allait se coucher avec elle sur la terre.» (page 282). Il imagine l'épanouissement de leur amour dans un futur débarrassé des ombres du passé. L’« homme du fleuve », héros épique, est devenu l’homme d’une femme, un personnage humain. Toussaint n’est pas un personnage épique, encore qu’on trouve aussi dans les épopées et surtout, dans les contes, des nains, des gnomes, des lutins, des enchanteurs, des sorciers, des thaumaturges. C’est un personnage qui se construit progressivement, par addition d’une série de traits. Celui qui s’appelle en fait Jérôme, qui est le frère de Junie dont on ne savait ce qu’il était devenu, représente dans cette œuvre qui chante la nature une sorte d’erreur qu’elle a faite en le condamnant à la faiblesse physique. Il apparaît comme «un petit bossu à grosse tête […] La moitié de son petit corps tordu se collait à l’ombre et semblait tenir toute la chambre de sa viande palpitante et noire […] Il balançait ses longs bras souples et ses mains d’eau en petites salutations cérémonieuses . » (page 127) - « L’ombre lui mangeait toute la tête. Il ne restait que le gonflement de son épaule droite et, appuyée sur l’épaule, une énorme oreille maigre, griffue comme une aile de chauve-souris.» (page 128) - Il avait un « petit corps de grillon noir » (page 172) et «On le voyait tout entier comme un insecte : le menton en osselet, sec et dur, un immense front mou, lourd, penché sur la droite. Il avait d’énormes yeux en globes hors des orbites comme si on lui avait mis le pied sur le ventre. Son regard avait l’effleurement chaud et vert d’une branche au soleil.» (page 128) - «Antonio et Matelot […] étaient touchés […] par ce regard plein de sève ; les longues mains en lanière bougeaient doucement entre les livres et les plantes.» (page 129) - «Ses jambes maigres balançaient lentement son buste chargé de trop grosses épaules. Ses longs bras ramaient autour de lui.» (page 151) - Il avait un «petit corps de bois tordu » et des « membres de fil» (page 155) - Sa voix «n’était pas une voix d’enfant. Elle avait mué, elle était restée claire et naïve, c’était une voix de bel homme mais il parlait dans l’ombre à hauteur d’enfant.» (page 126) - C’est une «voix d’enfant savant» (page 128) - «Il avait repris sa voix d’enfant avec de petits gazouillements d’oiseaux qui s’embarrassaient dans les syllabes.» (page 156). Cet être rachitique, qui se désigne lui-même comme «un petit avorton» (page 133), qui contraste donc avec les beaux corps évoqués précédemment et qui vivent en étroite communion avec la nature, est un adulte inachevé, un enfant qui aurait refusé de grandir et qui aurait boudé les lois du monde. Comme il se plaint de ce que Matelot soit venu «prendre» Junie, on peut se demander si, là aussi, n’existait pas un amour incestueux du frère pour la sœur : implicite dans le roman, il sera parfaitement explicité dans ‘’Le cheval fou’’, la pièce de théâtre que Giono allait tirer de son livre. Mais il reconnaît que Junie, qui, sans la survenue de Matelot, serait «une dame de Marseille. Son mari vendrait de l’huile ou du savon. Elle aurait son salon avec de grands portraits de vieux hommes et de vieilles femmes, des souliers craquants, sa place marquée dans l’église et dans le théâtre. À son âge, maintenant, elle frotterait ses grosses hanches de soie dans des fauteuils» (pages 132-133), serait «morte» si elle y était restée, alors qu’«elle est plongée dans l’ombre des forêts avec sa robuste vieillesse» (page 133). Selon une conception traditionnelle qui condamnait l’être faible à une castration rituelle, lui faisait assumer la fonction du sorcier, du guérisseur, il a été obligé d’acquérir la sagesse par la voix de la connaissance livresque, car rien n’indique chez lui un don, un pouvoir, surnaturel. Sa «grosse tête» (à l’opposé, le besson a une toute petite tête) est évidemment signe d’une hypertrophie monstrueuse de l’intellect, que vient confirmer l’«immense front mou, lourd, penché sur la droite» (page 128). Elle signale un grave déséquilibre entre le corps et l’esprit, entre la sensation et la connaissance, entre la jouissance immédiate du réel et la parole, entre la nature et la culture . Son enfance s’est d’ailleurs passée «dans la chambre des livres» (page 132) ; il partageait avec Junie des « réflexions » (page 132)et chez Matelot «on l’appelait ‘’le clerc de notaire’’» (page 129). À Villevieille, cet infirme amer, avare, pathétique, qui ne peut et ne veut jouer au jeu de l’amour, cherchant sa revanche dans un refus forcené du monde, est un reclus qui vit dans une maison étrange qui est une tanière où règne une atmosphère inquiétante. La salle où il introduit ses visiteurs est «toute ceinturée d’ombre avec au milieu une petite île de lumière portant une table lourde de livres, de papiers, de pierres, d’herbes et une lampe» (page 127). Il est devenu guérisseur : «La douleur. Ma montagne au fond de laquelle je suis assis les ailes repliées […] La douleur ! Je me suis creusé ma grotte là-dedans.» (page 128). Mais son activité est mystérieuse. Elle tient en des gestes, « des rondeurs et des mouvements de doigts qui dépassaient le monde ordinaire et s’en allaient toucher au fond de l’air la mystérieuse matrice de l’espérance» (page 196). Il a d’ailleurs le goût du geste au double sens d’acte exceptionnel et de de don. Sa main, où sont concentrés tous ses pouvoirs (page 203), lui permet d’«entendre» la maladie (page 201 : «je n’entends plus la maladie»), à explorer les corps (page 201 : celui du petit enfant - pages 202-204 : celui du vieillard). Mais, ayant acquis une expérience de sage, il est aussi un guérisseur des cœurs, des âmes. Il possède la force morale dont eut besoin le besson, dont il admire le corps («Quelle belle plante tu es, fils de dieu» [page 133]) mais qui se confia à lui : «Il m’a fait voir tout ce milieu de lui enflammé et qu’il m’a donné, là, sur mes genoux, pour que je le berce et pour que je le guérisse, tout son tendre souci. Il est fait dix fois de toi pour la carrure et pour le dur du cœur. Mais par cette sorte de grand pays (le bossu toucha son creux de poitrine) qu’il porte là, ses forêts à lui, ses fleuves à lui, ses montagnes à lui, il est fait de cent fois et cent fois Junie ma sœur.» (page 133). Et, indicateur décisif sur l’itinéraire d’Antonio, il l’aide à définir sa propre voie, il lui enseigne un savoir capital sur l’«obéissance» qu’il faut avoir devant la loi de l’amour, cet enseignement que l’autre passe à Maudru (il faut «en prendre une autre» car «tout nous pousse», page 188), obéissance dont Clara aussi affirme la nécessité : «La vérité c’est que tout doit obéir» (page 275). Pourtant, à la connaissance livresque, il oppose la vraie connaissance : «Celui qui sait nager, qui sait marcher, qui a de la force dans les bras et dans les cuisses, qui respire bien, qui travaille juste, il a le monde pour lui.» (page 156). Aussi salue-t-il Antonio : «Vous savez nager, l’eau, le vent, la forêt, et le fleuve. Je ne sais pas nager. Je ne sors jamais. Merci. Je dis ‘’merci’’ parce que vous savez nager.» (page 127) Savoir nager, c’est être capable de fusionner harmonieusement avec le monde sans être noyé. Aussi son dégoût devant la joyeuse toilette matinale à laquelle les trois hommes se livrent nus (page 170) s’explique-t-il plutôt parce qu’il est sous le coup de la mort du neveu de Maudru. Il voit en Antonio l’homme véritable qui détient la connaissance intuitive et vécue : «Tu es un grand campagnard […] tu as beaucoup senti. Tu es un de ces hommes qui sont comme des moyeux. Tu fais ta route sur la ligne plate mais tu sens que la route tourne autour de toi.» (page 152). Toussaint projette en Antonio son ambition d’échapper à sa condition d’avorton reclus dans un espace clos. Du fait de cette abondance de livres et de l’incapacité de nager, on peut voir en Toussaint un représentant de l’auteur quiHaut du formulaire Bas du formulaire Haut du formulaire Bas du formulaire Haut du formulaire Bas du formulaire Haut du formulaire Bas du formulaire , pour le ‘’prière d’insérer’’ de la première édition de ‘’Colline’’, donna de lui-même cette présentation laconique : «Sait lire et écrire. Ne sait pas nager.» Comme un écrivain, Toussaint «aimait suivre dans l’ombre la vie des personnages invisibles.» (page 157). Or lui qui peut affirmer : «J’ai mes raisons pour toujours croire aux grandes choses.» (page 172), révèle : «Moi aussi j’ai obéi», et on comprend plus loin que c’est à la voix de l’amour, d’un amour qui ne pouvait qu’être impossible. Il a aimé une fille nommée Marguerite, une brune qu’Antonio connaît et dont il dit qu’elle est «difficile à oublier quand on l’a vue», qu’elle est mariée, qu’elle a «trois enfants sans perdre sa jeunesse», qu’elle paraissait heureuse (page 156). Toussaint raconte : «J’allais l’attendre sur le chemin. Elle s’arrêtait. […] Oui, elle voyait sans doute celui qui parlait. À celui-là on pouvait donner la main. […] Elle m’a donné la main, dit-il avec sa voix d’oiseau» pour ajouter tout à trac : «Elle est à moi malgré la maison de Chauplane, et les enfants, et son bonheur. Elle est à moi.’’’» (page 157), voulant affirmer que seul compte le sentiment exacerbé qu’il a de la posséder par la pensée. Sentiment qui l’a fait incliner vers l’apologie de l’amour-passion : «L’amour, c’est toujours emporter quelqu’un sur un cheval» (page 173), de l’amour féroce même : «Quand on désire on n’est pas bon» (page 157), selon ce schéma nietzschéen : les idées de violence naissent chez les êtres faibles. Cette faiblesse, cette défaite, expliquent qu’il ait bien accueilli le besson : « Ton fils est arrivé et il m’a parlé d’amour. Ah ! il m’a parlé d’amour. Que faire quand on me parle d’amour à moi, à moi, que faire? - J’ai dû croire qu’un peu de moi, un peu de mon ancien désir, je le voyais devant moi dans le corps de ton besson.» (pages 172-173). Mais elles expliquent surtout sa considération (« c’était un homme » [page 170]), en réalité sa compassion, pour le neveu de Maudru en qui il voit un frère de misère : «Lui, vingt-cinq ans de plus, moi ma bosse. J’ai suivi tout ça à travers lui. Ça le blessait plus que ton coup de fusil, besson. C’est pourtant de ton coup de fusil qu’il est mort.’’ […] Maintenant que je le connais, j’aurais voulu qu’il l’ait, lui, cette fille, au lieu de toi. Ça me ressemble trop.’’» (page 171). - «L’autre aussi m’a parlé d’amour. C’est l’autre qui était comme moi, c’est l’autre que j’aurais dû aider. C’est l’autre qui aurait fait […] le désir d’être au large.» (page 173). Le neveu était celui qui aurait pu mieux incarner le sentiment demeuré virtuel en lui. Maintenant, sans désir, sans amour, tourmenté cependant par la pensée de l’amour que vivent les autres, refusant un amour qui ne serait fondé que sur la reconnaissance ou l’admiration (celui de la femme qu’il a guérie mais qui est tombée malade d’amour pour lui [page 205]), car, en dépit de sa difformité et de sa laideur, il exerce un attrait sensuel sur les femmes, ou ne voulant pas ternir ses souvenirs, il préfère l’exercice de la bonté et la solitude en tête à tête avec la mort. Il est devenu le thaumaturge, qui transcende dans ses gestes de guérisseur l’amour qu’il ne peut brûler à la flamme de la sensualité. Henry Miller n’a-t-il pas écrit dans ‘’Sexus’’ : «N’importe qui peut devenir guérisseur, du moment qu’il ne pense plus à lui-même»? (page 446). Mais, devant la mort de Matelot, l’immobilité du besson le met dans «une sorte de fureur du delà des hommes» et il laisse s’exhaler sa misogynie : «On ne sait jamais tout ce qu’une femme à grande bouche peut manger dans un homme.» (page 238). Toussaint donne le contre-exemple d’un homme avorté, mais étant «hors du monde» (page 129), il peut le comprendre, édicter ses grandes lois. Il est le porte-parole de Giono qui pense que le poète doit apporter l’espérance. Mais ce n’est pas seulement avec ce personnage, c’est à travers le rôle que jouent les autres, dépassant par leur humanité profonde l’unidimensionalité des héros épiques, que le romancier tint à nous faire connaître toute une conception du monde. Intérêt philosophique Le sens du ‘’Chant du monde’’ est indiqué par son titre même qui est programmatique par rapport aux autres titres envisagés par Giono quand il pensait à une oeuvre en plusieurs volumes. Il a un rôle important, une fonction d'«accroche», comme on dit dans le langage publicitaire ou médiatique, même s’il manque apparemment d’adéquation avec l’histoire. Il y avait d’ailleurs pensé pour d’autres œuvres auparavant. Non seulement Giono donna-t-il dans ce roman, comme dans ceux qu’il avait écrits précédemment où il avait présenté un grand Pan manieur de forces telluriques terrifiantes que les humains devaient combattre ou se concilier, ce rôle primordial à la nature qui a permis de parler de son naturisme, il voulut, cette fois, qu’au mot « monde » soit uni le mot « chant », qu’ils soient pour lui indissociables, compléments et complémentaires l'un de l'autre. Pour lui, le monde chante quand il est soumis au souffle panique que sentirent les Anciens et qu’il sentait encore dans les terres de la Haute-Provence, dans ces montagnes âpres que brûle le soleil, dans ces hauts plateaux agités d’un frémissement continu. Et c’est bien le chant du monde qui orchestre toute la composition du roman, qui, comme on l’a montré, y revient sans cesse comme un leitmotiv. Il appartient à l’écrivain à la fois de montrer comment chante le monde, d’ordonner ce chant qui resterait inorganisé et imperceptible sans son entreprise démiurgique de chef d'orchestre de cette symphonie, et de continuer à le faire chanter en composant lui-même un chant. Il choisit en effet de célébrer d'un bout à l'autre du roman un véritable hymne à la nature et à la vie : «Cette vie furieuse et hâtive de la terre ; ces chênes crispés, ces animaux tout pantelants de leur sang rapide, ce bruit de bonds, de pas, de courses, de galops et de flots, ces hurlements et ces cris, ce ronflement de fleuve, ce gémissement que de temps en temps la montagne pousse dans le vent, ces appels, ces villages pleins de meules de blé et de meules à noix, les grands chemins couverts de silex que les charriots broient sous leur roues de fer, ce long ruissellement de bêtes qui troue les halliers, les haies, les prairies, les bois épais dans les vallons et les collines et fait fumer la poussière rousse des labours, toute cette bataille éperdue de vie mangeuse sous l’opaque ciel bleu cimenté de soleil.» (page 77). Ces quelques lignes qui, à elles seules, déroulent une ample fresque, représentent bien l’effort de Giono dans ce roman pour embrasser toute la nature, ses quatre éléments fondamentaux : l'air, la terre, l'eau et le feu, comme les animaux et les êtres humains, dont la communion entretient une constante émotion sensuelle, l’allégresse d'être dans le monde, la joie de participer jusqu’aux étoiles. Encore faut-il que ces êtres humains soient habitués à vivre en étant étroitement unis et soumis à la nature, soient des paysans, et, encore mieux, parce que plus proches des étoiles : des montagnards. Si frémit cette constante émotion sensuelle, c’est que la nature est soumise à la loi universelle de l’amour qu’édicte Toussaint dans un passage important (pages 154 et suivantes). Y sont soumis : - le lichen sur la pierre, dont la fragilité ne doit pas faire illusion : c’est «un grand pays» avec «des mers, des fleuves, des océans» (page 154), un microcosme ; sa pérennité est extraordinaire : il est «vieux comme le monde, vivant depuis que le monde est monde, toujours vivant et n’est pas encore arrivé à son temps de floraison», donc au temps de ses amours ; - les animalcules, comme «la Madame-des-Lunes», qui se livent à un accouplement aveugle et irrépressible : «Les femelles […] montaient du fond de la terre vers les mâles» : elles montrent «un air de joie» ; elles connaissent «une bénédiction de la terre et du soleil qui fait jouir». Mais il y a «un centre amer de ces joies» : ils «font l’amour. La terre leur a déjà bourré la tête avec des odeurs et maintenant elle frappe avec de gros marteaux de joie sur la cuirasse de leur crâne. […] Ils font un travail haletant, grave, pas très loin de la douleur. Tu sens très bien qu’ils ne savent pas. L’obéissance est l’obéissance. Et ça a commencé. Et tout doit suivre. Les ventres sont en fermentation. Une vapeur pareille à l’haleine des cuves fume sur le monde au ras des buissons et des arbres.» Chez ces insectes, le désir les conduit rapidement à la mort : d’où «les combats à l’aiguillon, les oeufs pondus sur la poitrine des paralysés, les charrois de viandes, les crânes de scarabées qui blanchissent au fond d‘un trou à côté d’une larve repue, les corps de papillons sucés comme des fruits et que le vent emporte avec des balles de graines.» (pages 159-160). «Tu croyais peut-être que la terre est une boule de joie?» ajoute-t-il (page 156), affirmant encore : «Terre de nécessité et non de joie» (page 157) ; - le cheval «entier» dans son attirance pour la jument («Tu penses qu’à l’amour» lui dit l’Alphonse [page 86] ; il y aura de véritables noces de chevaux dans ‘’Que ma joie demeure’’), sa douleur étant partagée par d’autres bêtes : «Les mulets immobiles tendirent le museau vers le cheval et ils se mirent à gémir doucement. Au fond des bois, un âne se mit à braire. Des chiens aboyèrent. Les bêtes amères se plaignaient.» (pages 86-87) ; - le pré qui, pour Gina, a «une odeur d’enfant ou comme quand un homme est couché sur toi» (page 266). Cette loi universelle de l’amour se manifeste surtout au printemps, dans cette nuit de printemps «gluante, épaisse d’avenirs comme une semence de bêtes» (page 227), dans cette crue du fleuve où «le grand amour se préparait» (page 228), dans cette agitation générale où «tout s’arrêtait, humait le chaud et démêlait du museau, au milieu du grillage tremblant et blond de la lumière, la trace sirupeuse de l’amour.» (page 261), dans cet épanouissement des fleurs qui répand «une odeur de farine pétrie, l’odeur salée des hommes et des femmes qui font l’amour.» (page 279). On y voit les animaux fraterniser entre eux, comme le montre l’accord entre les taureaux et les oiseaux : «À la pointe des cornes, ils portaient des éperviers et des milans qui battaient des ailes.» (page 48). On entend la conversation des oiseaux (pages 262-263). Chez les humains, l’émotion sensuelle naît d’abord de la simple jouissance de posséder un corps sain, beau et fort, de jouer librement de ses membres. Ils y puisent une première joie de vivre qui se manifeste dans des scènes de nudité qui, cependant, n’ont rien de gratuit, étant justifiées soit par l'habitude : Antonio se baigne tous les matins nu dans le fleuve, soit par l'urgence : Clara doit être soignée après avoir mis au monde son enfant, soit par le froid : on se réchauffe nus près de l'âtre en se frappant avec des branches de buis pour raviver le sang ou on se frotte d'eau-de-vie. L’émotion sensuelle se marque aussi dans l’attention apportée à la nourriture que ce soit un simple «bouffin de pain» (page 101) ou les nourritures fortes des paysans : «la conserve avec le sanglier» que fait Antonio (page 60), le «vin violent» dont est donnée la recette (page 120), le «rôti de porc doré qui tourne» dont il rêve (page 164). Une autre joie de vivre vient de la fraternisation : «Toi, je te connais, j’ai eu ta chaleur sur moi.» (page 67). Au-delà, l’émotion de sensuelle se fait sexuelle. Un bouvier se souvient de l’attraction qu’exerçait, sur lui et sur ses camarades, «Gina la vieille». Au cours du carnaval de Villevieille, d’un garçon et d’une fille les «yeux inquiets de printemps se rapprochent et se touchent comme deux graines au fond de la terre.» (page 217), affirmant la primauté inéluctable du désir. Antonio, dans sa vie antérieure de furtif jouisseur, voué à la simple jouissance épicurienne, s’y est abandonné sans jamais former de couple, Matelot et Junie comme Gina et le besson s’y sont déjà soumis. Mais il faut remarquer qu’alors que les anciens Grecs avaient trois mots pour désigner l'amour : «eros», «philia» et «agapè», le premier étant le désir physique, le deuxième étant le souci désintéressé de prendre soin de l'autre, le troisième étant l’affection, la tendresse, assurément, Giono confond désir et amour : «le mouvement de la course» de «la tourterelle», à la fois fuyante et invitante, «le corps tout frémissant de fuite et d’élan contenu» (page 228), «était amour !» (page 227). Aussi l’amour est-il d’une qualité et d’un degré différent selon les couples. Gina et le besson ne connaissent qu’éros, un amour charnel, une attraction physique réciproque (page 135) qui conduit à des flambées passionnelles, à des enlacements violents, à de longues réclusions dans l’alcôve («Depuis trois jours, lui et Gina sont comme des poissons pleins d’œufs. Ils se tournent autour, ils se suivent, ils se sentent. Ils sont couchés.» [page 196]), à des scènes orageuses aussi. Ce contact de deux épidermes est opposé à la connaissance intime de l’autre que réclame Gina («le bruit de mon sang» [page 161]) et surtout à la réelle communion dans l’amour « agapé » d’Antonio et de Clara, la compassion du premier touchant la seconde, l’union physique ne devant avoir lieu qu’au-delà du roman, dans l’épanouissement paradisiaque qui se profile à la fin. Par eux, Giono exprima son aspiration à une humanité plus réelle qui serait reconstruite en partant de sa base naturelle, l’union d’un homme et d’une femme qu’il évoque avec des acents dignes du ‘’Cantique des cantiques’’. L’aube du septième jour se lèverait enfin sur Adam et Ève, sur le couple idéal qu’il a créé, couple capable d'éprouver et de propager la joie, étant en parfaite connivence avec la nature qu'il sait déchiffrer, connaissant ensemble la joie de se révéler le monde et de s'y enraciner par toutes les fibres de leur corps et vivant la joie. Au contraire, ceux qui ont connu l’amour et en sont maintenant privés sont diminués, comme desséchés : ainsi Charlotte, «cette femme depuis trop longtemps sans mari et qui cherchait» (page 23), femme étiolée par la solitude, brûlée par le désir qu’elle a d’Antonio : «Elle ne disait pas ce qu’elle avait envie de dire» (page 17) - «Elle appelait autour d’elle […] L’odeur de l’humus chaud et cet appel de femme entraient dans lui en l’éclairant comme un soleil.» (page 19) ; ainsi Maudru ; ainsi Toussaint qui est celui qui ne pouvait pas répondre à la voix de l’amour, qui se voue à l’amour « philia » mais célèbre l’amour « éros ». La loi universelle de l’amour, à laquelle il faut obéir par une soumission à l’ordre cosmique et à l’instinct qui procure satisfaction et paix, et qui est une force mystérieuse, car «l’ordre est parfois bien difficile à comprendre.» (page 171), à travers l’amour, tend à la procréation, à la propagation de la vie, car cette force dépasse l’individu, marque son appartenance à une chaîne dont il n’est qu’un maillon. Aussi ‘’Le chant du monde’’ présente-t-il toute une série d’enfants : ceux qu’ont eus Matelot et Junie ; celui dont Clara accouche dans la combe et qu’aux yeux d’Antonio elle semble «avoir fait seule» (page 52) ; ceux que veut Gina : «qu’il me fasse faire des enfants plein toute l’herbe» (page 136) - «Je ne veux pas faire des petits et puis être obligée après de courir en les portant dans ma gueule comme les chattes» (page 162). Mais cette obéissance doit être aussi celle qu’imposent ces autres manifestations de la vie que sont la maladie, la souffrance, et même la mort. Claudine Chonez a commenté ainsi la conception de Giono : «Si l’amour du monde doit pénétrer les tréfonds de l’être et l’emporter, comme une eau qui lave, gonfle et submerge tout sur son passage, rien ne doit lui échapper, pas même la souffrance et la peur, pas même la cruauté, à condition qu’elle soit naturelle, pas même la mort, surtout pas la mort » (‘’Giono par lui-même’’ [page 91]). La vie est encadrée par la souffrance : «Crier pour le commencement et crier pour le finir, c’est la règle» stipule «la femme de la route». (page 42). Les évocations de la cruauté ne manquent pas dans ‘’Le chant du monde’’, et on a pu parler, en particulier à propos d’autres de ses œuvres comme ‘’Le hussard sur le toit’’, du sadisme de Giono. On peut relever : - les blessures qu’Antonio a gagnées au cours de ses expéditions amoureuses (page 24) ; - l’accouchement de Clara (pages 40-43) ; - la mort joyeuse du marcassin : «La bête ne s’arrêta pas de gémir ses gémissements heureux. Elle en était encore à sa joie de soleil et son sang et ses tripes fumaient déjà sur le sable noir. Elle allongea le cou et elle se mit à rire silencieusement avec ses grandes dents.» (page 58) ; - la chaîne des animaux qui s’aiment, se reproduisent et se tuent : «Les combats à l’aiguillon, les oeufs pondus sur la poitrine des paralysés, les charrois de viandes, les crânes de scarabées qui blanchissent au fond d‘un trou à côté d’une larve repue, les corps de papillons sucés comme des fruits et que le vent emporte avec des balles de graines.» (page 160) ; - la blessure et la mort du neveu, expérience révélatrice de sa valeur : «Il n’y a qu’à la souffrance qu’on ne ment pas.» (page 176) ; - l’épisode où sont décrits le foie, le cœur, le ventre, et où Toussaint touche «la mort au fond du vieillard», d’où se dégage une sensualité quasi nécrophile, la thématique des couleurs étant celle du désir : « ombre pourpre », « feuillages de sang », « couronne de violettes », la mort se mettant à rayonner : «l’énorme lumière des poumons» (page 203) ; - la truite saisie par Antonio : «Sur le fond de roche une truite bleue battait lentement des ouïes. Elle dormait. Il lui caressa le ventre puis il la serra sous les nageoires de tête et il la dressa en l’air toute fouettante […] Antonio regardait la truite prise. Elle battait encore de la queue, elle ouvrait ses nageoires roses, elle les claquait, elle bâillait avec du sang dans les dents. ‘’C’est pour le dîner, dit-il.’’» (page 277) ; La maladie, sous toutes ses formes, est un des visages que prend la vie et, de ce fait, elle ne peut être condamnée. En face d’elle, les paysans font d’ailleurs preuve de fatalisme, se pliant au «sort de la terre» (page 102) : «Chacun sa part» (page 88) - «Le sort est comme un marchand de veau» (page 136) - «Le sort est le sort» (page 212). Il y a tout un hôpital, toute une Cour des Miracles, dans ‘’Le chant du monde’’, le nom même de «Maladrerie» rappelant le souvenir des lépreux d’autrefois qu’on repoussait haut dans la montagne : - la maladie étrange qui prend les hommes du pays Rebeillard et l’étrange médecine paysanne qu’on leur applique (page 30) ; - les enfants malades (pages 83, 201) ; - l’homme au «mal rouge comme du vin» (page 94) ; - les malades qui viennent à Villevieille (page 102) ; - la folle (page 105) ; - l’hydropique et «le gros homme raide comme du bois» (page 106) ; - le blessé (pages 106, 111, 112). Le retour à la vie, au printemps, marque aussi le retour de la maladie et la reprise de l’activité de Toussaint qui guérit les maladies qui ne sont, pour lui, que des formes erronées prises par la vie, que de légères déviations de parcours. Mais, dans le cas du vieillard (page 204), ce qu’il trouve, c’est la mort devant laquelle il ne peut rien, il s’incline ; mieux, il la célèbre : «Bonne mort heureusement inévitable !» (page 204) car elle est dispensatrice de paix et d’espoir, car elle est «la force pure» (page 205). Il y a, dans ‘’Le chant du monde’’, toute une méditation sur la mort. La mort est, pour Giono, le moment ultime où il faut se soumettre à «l’ordre» (page 204), au grand cycle organique, le moment à partir duquel le corps doit être employé d’une façon différente à perpétuer la vie universelle dans laquelle chaque être n’est qu’un élément passager. Car, pour Giono, il n’y a pas véritablement de mort : elle n’est qu’une étape dans un processus plus vaste. Elle n’est pas un travail de décomposition mais de redistribution, une reconstitution grandiose de ce seul corps chimique composé qui sans cesse aussi se décompose. L’humain mort devient plante, fourmi, mouche, renard, oiseau ; il est répandu dans toute la nature ; maillon du cycle organique, il poursuit sa vie éternelle sous de multiples formes. Dans ‘’Les vraies richesses’’, Giono attaqua de front cette grande épouvante du genre humain, s’appliqua même, dans la ‘’Préface’’, à rendre la mort attrayante, y décrivant la graduelle métamorphose d’un cadavre qui reposait sur une partie inaccessible d’un plateau, sans sépulture et sur lequel les renards, les oiseaux, les fourmis, les mouches, en un mot, la création entière, s’acharnaient pour s’en nourrir. Dans ‘’Le chant du monde’’, alors qu’Antonio, blessé à mort, git dans l’eau, «des petits brochetons étaient déjà entre ses cuisses à lui mordiller les bourses» (page 24). La tombe du neveu est creusée près des arbres car les plantes enrichissent leurs racines de cet humus organique : «Ça les engraissera» (page 183 ). Aussi les regrets et les nostalgies sont-ils inutiles et Giono invite à surmonter cette hantise. Pour lui, tout comme pour les stoïciens, la première ennemie de la joie, c’est la peur que nous éprouvons devant la mort, peur qui est une des subtiles duperies de notre intelligence. Dans une totale liberté d’esprit, nous devons nous détacher de l’idée de sa perpétuation que se fait notre moi exigeant. Mais, au-delà de la mort, pour Giono, il n’y a point de transcendance individuelle. L’idée que le neveu puisse, dans sa sépulture, «voir devant lui, largement étendu, tout le visage de la terre» (page 195) n’est pas la sienne, mais celle du «tatoué» qui met en doute l’idée d’une disparition totale : «On ne sait pas. Des fois. Qui dit que rien ne reste?» (page 182). Pour l’auteur, ce qui est éternel, c’est la nature qui est considérée comme un seul grand être qui, lui, jouit de la vie éternelle même si ses éléments sont plus ou moins éphémères, tous étant cependant dotés d’une âme, toutes ces âmes se fondant en une vie unanime et puissante, ce qui fait qu’entre eux existe cette immense chaîne d’analogies qui explique la profusion, dans ‘’Le chant du monde’’, de comparaisons et de métaphores. Ainsi, ce qu’on a pu appeler le naturisme de Giono est bien l’animisme des primitifs et des poètes, l’idée que les choses, les animaux ont des âmes analogues à l’âme humaine, animisme qui va chez lui jusqu’à renverser totalement la tendance habituelle à l’anthropomorphisme et à l’anthropocentrisme, à envisager pour tout une seule âme, un seul souffle, une seule vie. «Les taureaux aux cornes en lyre» (page 48) parlent la «langue taureau» (page 193). Les oiseaux «disaient entre eux ce qu’ils voyaient.» (page 211). La ville elle-même parle : «En bas, la ville appela deux ou trois fois avec des claquements de volets et la longue plainte d’un char qui traversait le pont, puis elle s’arrêta de parler.» (page 177). Le naturisme de Giono est aussi un paganisme intégral, le païen étant d’ailleurs étymologiquement le paysan. Si les païens ont deux sortes de dieux : les divinités anthropomorphes et les divinités telluriques, c’est ce second paganisme qui déifie toute la nature, tout l’univers naturel en un seul être mystique, qui est le comble du paganisme, qu’on trouve chez Giono. Cependant, si ce paganisme est une religion pour lui, elle ne se manifeste guère dans le roman que par le rite de «la mère de mai». La croyance en un cheval blanc qui apparaîtrait à la mort d’un des Maudru est refusée par Antonio : «Des contes» (page 175), et il lui est même donné une explication rationnelle : «Ils s’avancèrent en rampant jusqu’au bord. Tout le long du névé galopait une énorme poussière de neige cabrée en plein vide, toute enveloppée dans les ruissellements de sa crinière de marbre.» (page 180). Matérialiste pur, Giono ne fait donc aucune place à un Dieu transcendant, dans cet univers de la Vie adorée pour sa vaste simultanéité et ses échanges incessants. S’il se déclare «sensible au mystère de l’Univers», il avoue aussitôt «n’être pas doué pour Dieu». En 1969, il refusa à Jacques Viard l'idée de collaborer à un ‘’Giono devant Dieu’’ : «Devant Dieu? Quel Dieu?» On a pu remarquer qu’il a gommé «le rameau de buis bénit, la croix, le bénitier plein de poussière et de boutons de chemises» qu’on trouvait dans une version précédente du ‘’Chant du monde’’. Ce qui reste du catholicisme, c’est à Villevieille, dans la ville maléfique, un palais des évêques mais qui n’est plus qu’une ruine et il y a bien aussi une cloche d’église qui sonne. Plus intrigante est cette mention de «la fin du monde quand tout sera changé, les aubes et les couchants, et que les morts sortiront de la terre» (page 96) : ne lui aurait-elle pas échappé car elle est contradiction totale avec son matérialisme qui veut que ces morts aient rendu à la terre leurs atomes pour qu’ils retournent dans le cycle de la vie? Dans ses premières œuvres, Giono s’était fait le desservant du culte du grand Pan qui, pour lui, vivait toujours, du culte des forces telluriques. Il était d’abord apparu comme animé de la terreur des forces primitives qui étaient autant de personnages mythologiques que les humains devaient combattre ou se concilier : paniques géologiques, effondrements de forêts, fonte des glaciers, chute des torrents, marées de boue, fleuves de moutons dévalant dans la plaine avec la force sauvage de la montagne. Mais, dans ce roman, son parti en fut un d’enthousiasme : il nous apprit à écouter «le chant du monde», à acquérir «les vraies richesses», pour «que notre joie demeure» ! Destinée de l’oeuvre ‘’Le chant du monde’’ a été publié dans ‘’La revue de Paris’’, du 1er mars au 15 avril 1934, avec quelques coupures acceptées par Giono mais non choisies par lui, puis en volume par Gallimard, en juin de la même année. Les articles qui saluèrent sa parution, dans l’ensemble favorables, pafois enthousiastes, relevèrent la tonalité homérique, la puissance épique, «le ruissellement de lyrisme naturiste» (André Billy), soulignèrent l’affleurement de grands mythes. Aragon, dans ‘‘L’humanité’’, mentionna y avoir cherché en vain trace de «la France capitaliste», constatant que le roman plongeait les lecteurs «en pleine guerre de Troie». En dépit du succès, Giono, se confiant à son ami, Lucien Jacques, exprima très vite des réticences à l’égard de son œuvre : «’’Le chant du monde’’ est pour moi un livre raté, écrit dans l'emmerdement.» Lucien Jacques lui répondit par une critique nuancée, jugeant le livre non pas du tout «raté» mais «inégal plutôt et ne pouvant décevoir que celui qui se fie aveuglément au titre. Celui-ci ne se justifie pas toujours. C’est lui qui n’est peut-être pas ce qu’il devrait.» Il avoua avoir trouvé excessif le «happy end». Giono récidiva : «Le côté cucul de la fin est voulu [...] ‘’Le chant du monde’’ a un petit côté imbécile et couillon en réalité.» Aussi n’écrivit-il aucune des suites auxquelles il avait songé. Pourtant, en novembre 1940, il signa un contrat avec son ami, le producteur Léon Garganoff, par lequel il lui cédait les droits du ‘’Chant du monde’’ et s’engageait à faire l’adaptation de son roman pour l’écran. Il écrivit cette adaptation au cours du premier semestre de 1942, l’achevant le 18 juillet. Elle se présente sous la forme d’un ‘’Découpage technique’’, en deux colonnes, la première décrivant décors et actions des personnages, la seconde contenant les dialogues. Les 577 plans (deux heures de film) se répartissaient en quatre mouvements au sens musical du terme : « Allegro vivace », « Andante », « Scherzo », « Allegro molto ». Giono conçut d’ailleurs son adaptation en étroite relation avec deux « thèmes » musicaux : la «Passacaille en do mineur» de J.S. Bach et le début de la «Danse espagnole numéro 6». Le bouvier surnommé « maître d’école » qui ne jouait qu’un rôle épisodique (pages 66-69) y devint l’éminence grise de Maudru qui le chargeait de piéger le besson par la ruse. L’importance donnée à ce calculateur est significative de la mutation qui s’opérait dans l’œuvre de Giono durant la période 1938-1944. La lucidité cynique, le recours au demi-mot subtil, à la sentence triviale et énigmatique, le choix d’une stratégie et d’un discours indiects qui caractérisent ce personnage sont la marque de ce qu’on appellera « la seconde manière » de Giono. Le texte a été publié en 1980 dans le tome I des ‘’Oeuvres cinématographiques’’. En décembre 1942, Giono effectua des repérages en compagnie de Garganoff. Le film devait être tourné en 1943 avec Alain Cuny dans le rôle d’Antonio. Mais le projet n’aboutit pas. De 1958 à 1968, à la demande de son ami, le comédien Jean-Pierre Grenier, ancien du Contadour, Giono travailla à une adaptation théâtrale de son roman, intitulée ‘’Le cheval fou’’, qui ne fut pas jamais achevée, certains passages faisant l’objet de plusieurs versions. Après la mort de l’écrivain, en mai 1971, Jean-Pierre Grenier tria et condensa les divers états du texte et fit représenter la pièce par ses élèves du Conservatoire. Elle comprend dix tableaux. Giono a sans doute relu son ‘’Découpage technique’’, et a accentué l’évolution qui l’écartait du texte primitif. Le personnage du « maître d’école », plus cynique , est encore plus développé. Surtout, Clara disparaît. Les personnages sont mus par les passions aigres, cruelles ou désenchantées de la nature humaine. On y voit parfaitement explicité l’amour incestueux de Jérôme pour sa soeur Junie : Toussaint : «J’avais pour ma sœur un amour qu’il [Matelot] a contrarié.» Antonio : «On contrarie toujours les amours des frères et des sœurs.» Chacune de ces nouvelles versions rend perceptible l’évolution de la sensibilité et de l’art de l’écrivain au fil du temps. En 1965, Marcel Camus a écrit une adaptation cinématographique du roman, qu’il a tournée avec notamment avec Hardy Krüger, dans le rôle d’Antonio, Charles Vanel dans celui de Matelot, Catherine Deneuve dans celui de Clara et Michel Vitold dans celui de Toussaint. Giono a dénigré son roman, mais un auteur est rarement bon exégète de son œuvre. Mais, aujourd’hui, ‘’Le chant du monde’’ est considéré comme l’un de ses livres les plus importants. En 1951, Henry Miller, admirateur déclaré de giono et du roman qu’il qualifiait de «régal cosmique», écrivit dans ‘’The books of my life’’ : «De l’oeuvre de Giono, quiconque possède une dose suffisante de vitalité et de sensibilité reconnaît tout de suite ‘’Le chant du monde’’. Pour moi, ce chant dont il nous donne avec chaque nouveau livre des variations sans fin, est bien plus précieux, plus émouvant, plus poétique, que le ‘’Cantique des cantiques’’.» André Durand Faites-moi part de vos impressions, de vos questions, de vos suggestions ! Contactez-moi |
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