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s’élançaient pour disparaître dans les nuages […] La ferme est là, dans le creux. […] Le dos est tourné par ici, c’est une maison basse : la neige et le toit ça fait un. […] En été, tout ce creux c’est de l’herbe plus haute qu’un homme et de si grande qualité qu’on en sent l’odeur de l’autre côté des montagnes.» (page 180). Entre le pays Rebeillard et le pays d’en bas, la Durance passe par des gorges dont le rôle est essentiel. L’eau en sort «avec cette colère d’avoir été serrée dans le couloir des roches» (page 11). «Cétait une haute vallée noire d’arbres noirs, d’herbe noire et de mousses pleines de pluie. Elle était creusée en forme de main, les cinq doigts apportant toute l’eau de cinq ravinements profonds dans une large paume d’argile et de roches d’où le fleuve s’élançait comme un cheval en pataugeant avec ses gros sabots pleins d’écume. Plus bas, l’eau sautait dans de sombres escaliers de sapins vers l’appel d’une autre branche d’eau. Elle sortait d’un val qu’on appelait : la joie de Marie. Puis, avec plus d’aisance, il roulait sa graisse dans de belles entournures d’herbes.» (page 28). Ces gorges étroites figurent concrètement le passage obligé qui marque l'entrée dans un monde nouveau. Elles sont franchies à l’aller par Antonio et Matelot, mais Giono a préféré alors les noyer dans le brouillard, tandis que, pour le retour, il les a tout simplement éludées alors qu’on aurait aimé savoir comment le radeau les aurait franchies ! Ces gorges de la Durance pourraient être celles qui ont en effet été noyées par la construction, sur un goulet relativement étroit, du barrage de Serre-Ponçon, la ville qui se trouve en amont (mais pas à «cinq jours de l'autre côté» [page 9], cinq jours de marche) étant Embrun, vieille ville qui, accrochée à son roc, domine la Durance et où s’activaient des tanneries. Mais d’autres gorges de la Durance, qui portent encore ce nom, se situent plus en amont, près de l’Argentière-la-Bessée, et, dans ce cas, il faudrait bien cinq jours de marche pour atteindre Briançon, autre vieille ville qui connut aussi des tanneries, depuis laquelle on voit bien de hautes montagnes, dont un Fort de l’Infernet n’est pas éloigné, et, surtout, que connut bien Giono puisqu’il y fut incorporé dans l’armée en 1915. Le Rebeillard, sorte de bassin supérieur, protégé par le verrou des gorges au sud et par le mur des montagnes au nord, se situerait à l’ouest, entre Briançon et le massif des Écrins, «le Rebeillard du dessus» (page 144) où «maigrissent» (page 148) des chercheurs d’or, qui s’étend au pied des «hautes marches des montagnes lointaines» (page 69), du «glacier carré du Ferrand» (page 212), qui pourrait être le Glacier Noir de la Barre des Écrins, qui est dominé d’un névé. Les lieux demeurent donc incertains et, au fond, peu importe : ce qui compte, c’est que Giono, en habile romancier, a en mêlé plusieurs pour créer le pays Rebeillard qui est opposé au pays du Sud, ce pays d'en bas fait de « vallons sonores pleins d'hommes et de bêtes », pays de forêts qui chantent comme les oiseaux qui y habitent ; où la vie est simple et rustique, Matelot parlant de son « camp » pour désigner le lieu de son habitation, Antonio vivant isolé dans son île. Il n'est pas question de villes mais seulement de villages. Les jours s'écoulent selon un rituel lié à l'activité qu’on pratique. Tous les matins Antonio se baigne dans le fleuve dont il guette les moindres mouvements (page 20). Comme Giono n’aimait pas le Sud et privilégiait la montagne, Matelot a quitté Marseille pour se purger de ses fièvres, en sauvant, en même temps, Junie (selon Toussaint, page 133). La gelinotte, elle aussi, préfère la montagne, car «En bas c’est déjà plein de fleurs et les saules sentent si fort que ça étouffe […] Il y a déjà des feuilles partout, et de l’ombre, et de cette sacrée poussière de fleurs qui étouffe.» (page 264). Le marin qu’a été Matelot rappelle une aventure que lui valut son premier métier : «Une fois, dit-il, nous avions tourné le Horn et nous remontions vers l’île aux Chèvres. […] Nous avions tous faim de citrons. Des mois qu’on était dans le sel […] Ce jour-là, je te dis, l’île là-bas et faim de citrons. On gouverne citron. Doucement, à l’estime. C’était bouché. Je tournais le jak. Alors, à un moment où j’étais seul à regarder vers la poupe j’ai vu passer dans notre erre, comme un oiseau, un grand voilier couvert de toile jusqu’à la flamme depuis le foc au pavillon… Le Grace Harwar de Greenock, dans la brume, avec à peine un bruit d’eau. Il nous avait manqué d’une largeur de main.» (page 213). Ayant quitté le bord de la mer, il est venu dans la forêt, s’y est fait bûcheron comme l’est aussi son fils. Nous découvrons d’ailleurs différents métiers. Le bûcheron qu’est le besson devait couper «cinquante sapins» (page 9) et les marquer, des quatre côtés, d’une croix (page 8), travail que décrit Gina : «Il marquait ses arbres. Il avait fait un feu et il y avait mis à rougir son épaisse marque de fer […] Il saisit la marque avec sa grande main nue et il l’enfonça, blanche de feu, dans le tronc tout vivant. Au milieu de la fumée je le voyais pousser de toutes ses forces. La sève criait. […] L’arbre était marqué de son nom. Et je vis que cet homme avait les cheveux tout rouges comme la grande marque de fer.» (page 134). Maudru évoque les haleurs de troncs d’arbres : «Le patron plante le croc dans l’écorce, puis il chante : ‘’Ho ! les gars, Encor-un-coup-Encor-un-coup’’ et ça s’en va.» (page 187). Enfin, ce bois, il faut le faire flotter (page 102). Le pêcheur qu’est Antonio «savait s’il devait prendre le filet à grosses mailles, la petite maille, la nacette, la navette, la gaule à fléau, ou s’il devait aller pêcher à la main dans les ragues du gué. Il savait si les brochets sortaient des rives, si les truites remontaient, si les caprilles descendaient du haut fleuve et, parfois, il se laissait enfoncer, il ramait doucement des jambes dans la profondeur pour essayer de toucher cet énorme poisson noir et rouge impossible à prendre et qui, tous les soirs, venait souffler sur le calme des eaux un long jet d’écume et une plainte d’enfant.» (page 20). Les Maudru constituent une puissante dynastie d’éleveurs Elle semble avoir été fondée par «le grand Maudru» (pages 108-109) et mérite même le nom de «race» (pages 108, 112). Son fils est un potentat despotique qui applique «la règle : « Moi Maudru je suis le maître et, fils et fille, taureaux et valets c’est tout pareil sous mon obéissance.» Portent sa marque les taureaux, les piques («Au milieu du manche on avait écrit ‘’Maudru’’ en grosses lettres brûlées» [page 59]), les bouviers eux-mêmes (l’un d’eux «avait, sur le côté droit de sa veste de cuir, la lettre M peinte à la terre d’ocre, comme la marque des taureaux.» [page 49] - «trois bouviers de Maudru. Ils avaient la marque sur la veste.» [page 207] - «deux vestes de cuir marquées de l’M» [page 246]). Ces gardiens de taureaux ou de bœufs (Giono emploie les deux mots sans qu’il paraisse que les bœufs soient des taureaux castrés) ont à les maîtriser « dans la courtille » pour les marquer et risquer alors « le coup de corne » (page 108), à les «mener au sel», à les «conduire aux pâtures hautes» (page 251). La liste de leurs noms à particule (où, peut-être par une volonté de vacherie [c’est le cas de le dire !] de Giono à l’égard de son illustre prédécesseur, est glissé celui de «Flaubert» qui, d’ailleurs, n’a pas de particule parce que c’est le nom d’un «goujat» !), donne l’impression d’une sorte de noblesse paysanne, d’une hiérarchie médiévale, où est possible cependant pour un «goujaillon» la promotion qui le fait «meneur» (page 110). De plus, Maudru est au sommet de l’édifice de rapports d’exploitation de caractère patriarcal, contrôle entièrement l’organisation économique et sociale car il tient dans sa main les entrepreneurs. Toussaint explique : «Dans cette ville ici, Maudru donne du travail aux tanneurs, aux cordiers, aux marchands de fer. Il a des partisans. Là-haut [à la Maladrerie où doit avoir lieu l’enterrement du neveu] on pourra les compter et savoir qui ils sont.» (page 175). «Il y avait Romuald le quincaillier, le fournisseur de chaînes de Puberclaire. […] Il y avait Marbonon de ‘’la Détorbe’’ […] Delphine Melitta, dite la grande, la patronne des trois tanneries du sud […] Il y avait cinq tanneurs de la rue ‘’Bouchoir-Saint-André’’ à qui Maudru avait rendu des services.» Mais Maudru méprise cordialement ses vassaux (page 190), et Giono s’amuse à esquisser un tableau satirique de ces bourgeois faibles et ridicules dans leurs habitudes grégaires, se moquant particulièrement des Demarignotte, d’Héloïse Barbe-Baille et de Bertrand-le-gaz (pages 192, 194, 197). Le pays Rebeillard est encore en proie à une maladie qui ne touche que les hommes : «Dans un village des limons au milieu des marécages du fleuve, un gros homme fort et rouge qui avait été charron venait de mourir. C’était le cinquième homme qui mourait depuis la nouvelle lune. Et de la même maladie. Une mousse noire qui prenait tout le rond du ventre et qui avait comme des racines de fer. Elle mangeait la peau puis elle rentrait là-bas dedans fouiller durement les tripes. Alors les hommes mouraient en criant. Ça faisait le cinquième et la maladie allait de plus en plus vite, et déjà le cordonnier se plaignait en tenant son ventre. On avait attrapé au piège une grue rouge toute vivante, on l’avait fendue en deux par le milieu d’un bon coup de hache et on était en train de guérir le cordonnier en lui faisant un cataplasme d’oiseau.» (page 30). Cette maladie de la peau est comme la lèpre dans ‘’Que ma joie demeure’’ qui naît du fait qu’on tourne le dos à l’amour. Matelot et Antonio rencontrent tant de malades que le premier demande avec inquiétude : «Qu'est-ce qui arrive?» (page 102) : - le bébé de «la jeune paysanne montagnarde» a le «visage couvert de croûtes rosâtres», «bavait en tordant sa bouche», souffrant du lait de sa mère qui est «pourri» depuis qu’elle a vu le père couvert de sang après une «chasse au loup» : «C’est le sang de son père qui lui revient» (pages 83-84) ; - un jeune homme malade est veillé par sa mère dans «le jas de l’érable» (page 88) ; - «un gros homme ballottant […] avait un large mal rouge comme du vin qui lui tenait toute la joue» (page 94) ; - l'enfant malade de la femme de la grange a de la «bave à la bouche» (page 102) ; Il y a encore d’autres malades comme Marie la folle, comme la grosse femme hydropique et baveuse. Aussi la présence d’un guérisseur s’impose-t-elle. Sont présentés à Toussaint «un petit enfant de cinq ans» (page 201) puis «un vieil homme» dont «la tête avait pris son gros poids de tête d’homme et se balançait sur le cou maigre et sans force», qui «était charrué par une haleine extraordinairement puissante» (page 202). «La peau apparut toute blanche avec des auréoles bleuâtres vers le ventre. Tout le corps était d’une maigreur terrible, chaque os avait déjà sa place de mort sous la peau. Doucement, la main de Toussaint vint se poser sur la mauvaise fleur du ventre. […] La mort ! […] Elle était là au fond du ventre, avec son épaisse couronne de violettes, son front d’os, sa bouche sèche assoiffée d’air.» (page 203). Sa peau était travaillée de l’intérieur par la «bouche» de la mort. Un bouvier a aussi été envoyé chez lui par Gina la vieille, en simulant un mal de peau et en montrant un «visage mangé d’un lupus noir» (page 206). Mais le guérisseur a perçu la supercherie, lui dont la main recèle le pouvoir : « Tout était entassé dans sa main, tout : ses yeux, ses oreilles, ses nerfs et une sorte de sensibilité étrange, matérielle qui poussait sous sa main comme la chevelure des racines sous la touffe d’herbe, et il la sentait descendre dans le corps du malade.» (page 203). On le voit aussi appliquer un «cataplasme d’oiseau» qui indique à quel point le roman montre des mœurs archaïques, même si on se sert de fusils, si Antonio lit le journal (page 72), si des gendarmes sont en poste à Villevieille (pages 117, 142). Giono avait dit «avoir essayé de faire un roman d’aventures dans lequel il n’y ait absolument rien d’actuel. Les temps présents me dégoûtent même pour les décrire. C’est bien assez de les subir.» (texte de présentation pour l’édition américaine du ‘’Chant du monde’’, 1938). Nulle indication ne permet de situer précisément le temps de l'histoire, non plus que le temps du récit qui raconte ce qui s'est déroulé dans un passé non défini. Dans «le bas pays», on vit d’une façon simple, dépouillée, primitive ; le camp de Matelot, «c’étaient trois maisons de bois dans cette clairière de la forêt. Lui et Junie habitaient la maison à un étage ; en face, dans la cabane basse, restait Charlotte, la veuve du premier besson, tué dans l’éboulement des glaisières, le printemps d’avant. Sur l’alignement du carré, une longue baraque servait de grange et d’atelier. C’était là que couchait le second besson avant son départ.» (page 16). Le bagage d’Antonio est rudimentaire : «Antonio fit un paquet de son gros pantalon de velours et de son fusil. Il mit dans sa besace ses cartouches, sa poire à poudre, son grand couteau, son lingot à chevrotine, sa lime et un rouleau de cordes. Il dénoua le paquet pour ajouter du tabac à fumer et à chiquer.» (page 27). Les bûcherons que sont Matelot et le besson et le pêcheur qu’est Antonio semblent n’être engagés dans aucun circuit commercial ; que font-ils du bois qu’ils débitent? du poisson qu’il pêche? qui le leur achète? L’industrie est rudimentaire : ses clous, le besson les achètera «chez un qui a trouvé des pierres à fer sur la colline et qui fait la fonderie» (page 281). Chez «la mère de la route», la porte, ou plutôt «l’huis», de la maison est fermée par une barre (au Québec on dit encore que les portes sont «barrées») tenue par des liens (page 42). On découvre «une jeune paysanne montagnarde en socques de bois. Elle portait ses espadrilles de marche pendues à son cou par une ficelle.» (page 83). Les gens se déplacent à pied, en charrette ou en traîneau. On ignore l’électricité. La monnaie est étonnante : «nonante sous» et «un écu tierce» (page 230). Les clous s’évaluent en longueur (diamètre) de «troncs» (page 281) ; les distances en «jours» (page 9) de voyage ; le temps en «lunes» : «C’était au commencement de la lune d’août.» (page 132) - «’’Un, deux, trois, quatre ; un, deux, trois, quatre, dit le tatoué en comptant sur ses doigts ; lune de novembre, lune de Noël, lune de janvier.’’» (page 176) ; l’heure est celle «du soleil» (page 147). Les salutations sont anciennes : «Bonnes gens» - «Femme» - «Homme» - «Demoiselle» (page 75) - «On t’apporte la paix» (page 63) - «Bon vent» (page 70). Il y a encore des loups (pages 15, 83). « L’affiche du vespetro où un cheval de papier riait à plein mors entre des bouteilles» qui se trouve dans «le débit» (page 123) pourrait faire croire à quelque publicité pour une boisson moderne, mais c’est une liqueur alpine faite de graines d’angélique, de coriandre, d’anis vert, dans de l’eau-de-vie, avec une pincée de graines de fenouil, tout le jus et le zeste de deux citrons. Dans le pays Rebeillard, pays de haute tradition pastorale, où se déroulent des activités paisibles dans une ambiance biblique, on croit en un cheval blanc qui apparaîtrait à la mort d’un des Maudru (page 169, 170, 175, 178, 180). On célèbre, à Villevieille, le rite de l’embrasement du «mai de paille» ou « |
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