Complexité du « réel » et orientation philosophique
Quelques réflexions à partir de deux approches radicalement différentes :
la pensée systémique de Peter Senge &
la philosophie anti-systémique de Marcel Conche
Philosophie & Management – 28/05/05 Laurent Ledoux 1. Introduction Le but premier de cette présentation est d’ouvrir quelques pistes de réflexion sur la façon d’envisager la complexité du réel et ses conséquences sur la façon dont nous envisageons, d’une part, la pensée et l’action et d’autre part la poursuite de la vérité et du bonheur. Pour ce faire, je partirai de deux auteurs très différents :
Peter Senge est un guru du management connu pour ses ouvrages sur l’organisation apprenante (learning organizations) et la pensée systémique (system thinking). Son ouvrage le plus connu est la 5ème discipline (The Fifth discipline).
Marcel Conche est un philosophe qui est resté longtemps secret ou méconnu mais qui est aujourd’hui apprécié par un public de plus en plus vaste. Proche de Montaigne et des Antésocratiques (Héraclite, Parménide, Pyrrhon, Lucrèce, Epicure,…) dont il est un des plus éminents connaisseurs, on peut qualifier ses positions philosophiques, au risque d’être réducteur, de « mysticisme naturaliste » en métaphysique et de « rationalisme universaliste » en philosophie morale. Il pense à la façon radicale et directe des Grecs, des Antésocratiques (« en pensant, dit-il, plutôt qu’en se regardant penser »). Il a trop lu Montaigne pour croire aux systèmes. La seule avancée qui importe selon lui est celle qui nous ouvre à la Nature et à la vie, aux autres et à nous-mêmes. Il ne présuppose rien, hormis l’universel. Il ne croit à rien, hormis à la vérité en tant qu’objet de recherche. La métaphysique est pour lui l’essentiel de la philosophie. Cela ne l’empêche pas de donner à la morale et à l’éthique leur part (qui n’est pas la même : la morale porte sur les droits et les devoirs inconditionnels de l’être humain, l’éthique, ou les éthiques, dépendent du choix de chacun), ni d’apporter, sur l’une et sur l’autre, de décisifs éclairages. Pour lui, « la philosophie est la recherche de la vérité au sujet du Tout de la réalité, et de la place de l’homme dans le Tout. » Pour André Comte-Sponville, la pensée de Marcel Conche est l’une des rares philosophies de ce temps.
Pourquoi ces deux auteurs ?
Tout d’abord, bien sûr, parce qu’ils touchent tout deux aux notions de complexité du réel et leur façon différente de le faire entraîne des positions très différentes sur une série de points importants (pensée versus action, vérité versus bonheur).
Ensuite parce qu’un séminaire de Philosophie et Management me semblait être le moment approprié de juxtaposer les textes d’un philosophe et ceux d’un guru du management. Comme on le verra, ce qui ressort clairement de cette juxtaposition est le manque de rigueur dans l’usage des mots et des concepts dans les textes de Senge (qui pourtant ne se défend pas mal par rapport à la moyenne des autres gurus du management).
Enfin, parce que, tout deux, pour des raisons personnelles, me sont chers :
Lorsque j’étais chez Arthur D. Little, j’ai souvent utilisé dans mon travail les « 5 disciplines » de Senge, qui était par ailleurs attaché à Arthur D. Little au travers d’une des filiales du groupe, Innovation Associates. J’ai prolongé la réflexion initiée avec Senge sur les organisations apprenantes, la clarification et le partage d’une vision et d’une stratégie au travers de Kaplan & Norton et de leur célèbre Balanced Scorecard, que j’ai développée pour de nombreuses organisations. Pourtant la pratique de la gestion du changement et la lecture de certains auteurs comme François Jullien (dans son « Traité de l’efficacité) me fait parfois douter de la pertinence et de l’efficacité de la gestion par objectifs, du plan dressé d’avance et de l’héroïsme de l’action occidental.
Il y a quatre ans, presque jour pour jour, j’ai commencé à lire mon premier livre de Marcel Conche, « Présence de la Nature ». Je ne l’oublierai jamais. Mon premier fils, Julian, venait de naître. Pour le calmer j’allais le promener au parc du Cinquantenaire. Je profitais des moments où il s’endormait sous les arbres pour lire le livre de Conche que m’avait donné mon grand ami Jean Jadin. Et je sentais ainsi tout particulièrement la présence de la Nature dont parlait Conche. Aussi, tous ces éléments, outre la stimulation intellectuelle que me procuraient les mots de Conche, font de la lecture de ces premières pages un moment inoubliable pour moi. Depuis, j’ai lu pratiquement toute l’œuvre de Conche. La lecture de ses livres reste un élément décisif dans mon évolution philosophique, même si, je l’avoue sans honte, je suis loin d’avoir tout compris de ce qu’il écrit, et cela bien qu’il écrive d’une manière limpide. En effet, ce qu’il écrit est d’une puissance extraordinaire. C’est d’ailleurs aussi pour cela que j’ai saisi avec joie l’opportunité de vous faire cette présentation : elle a été pour moi l’occasion de faire le point sur ce que je comprend de l’œuvre de Marcel Conche et de vous introduire brièvement à la pensée de ce philosophe essentiel.
Après une brève introduction de la pensée des deux auteurs, je structurerai ma réflexion autour de trois binômes conceptuels :
Ce qui est « vraiment » réel et ce qui n’est pas « vraiment » réel
Pensée et action
Vérité et bonheur
2. Brève introduction à la pensée systémique de Peter Senge La pensée systémique de Peter Senge est l’une des 5 disciplines que Senge préconise de suivre pour faire de nos organisations des « organisations apprenantes, capables de réaliser leurs plus grandes ambitions ». Ces 5 disciplines complémentaires sont :
La maîtrise personnelle (« personal mastery ») : « la discipline de clarifier et d’approfondir continuellement notre vision personnelle, de focaliser nos énergies, de développer notre patience et de regarder la réalité de manière objective. » C’est la « fondation spirituelle des organisations apprenantes ».
Les modèles mentaux (« mental models ») : « la discipline d’apprendre continuellement à remettre en question nos préjugés, nos visions et images intérieures qui influencent la façon dont nous comprenons le monde et la manière avec laquelle nous agissons. » Il s’agit également d’apprendre à mener des conversations enrichissantes (apprenantes) qui équilibrent « inquiry and advocacy », mettant à nu la schémas mentaux selon lesquels nos interlocuteurs et nous-mêmes pensons.
L’élaboration de vision partagée (« building shared vision ») : « la discipline de traduire une vision individuelle (celle du ou des leaders de l’organisation) en une vision partagée par tous les membres de l’organisation, c’est-à-dire un ensemble de principes et de pratiques guidant les actions de chacun, de manière à lier tous les membres à une identité commune et au sens d’une destinée commune ».
L’apprentissage d’équipe (« team learning ») : « la discipline d’engager le dialogue, de suspendre les préjugés et de s’engager dans un véritable processus de « brainstorming », de penser ensemble. » Cette discipline implique également de pouvoir reconnaître les « patterns » d’interactions entre les membres d’une équipe qui menacent la capacité d’apprendre.
La pensée systémique (« system thinking ») : « la discipline d’apprendre à contempler le tout et pas seulement les parties individuelles de ce tout. » Il s’agit d’un cadre conceptuel, un corps de connaissance et d’instruments développés depuis 50 ans facilitant l’analyse de « patterns » et la compréhension de comment agir pour les changer. C’est la colle qui lient entre elles les autres disciplines. Les 10 lois de la pensée systémique sont les suivantes :
Today’s problems come from yesterday’s solutions
The harder you push, the harder the system pushes back
Behaviour grows better before it grows worse
The easy way out usually leads back in
The cure can be worse than the disease
Faster is slower
Cause and effect are not closely related in time and space
Small changes can produce big results – but the areas of highest leverage are often the least obvious
You can have your cake and eat it too – but not at once
Dividing an elephant in half does not produce two small elephants, it produces a mess
Comme le dit clairement Senge, les instruments et idées présentées dans sont livre ont pour but de détruire l’illusion que le monde est crée de forces séparées, non-reliées entre elles. Senge ne manque pas d’ambitions : citant Archimède, il pense qu’ils doivent contribuer à procurer un « levier suffisamment long pour pouvoir faire basculer le monde d’une seule main » et ce en provoquant une « metanoia », « a shift of mind » permettant aux organisations de devenir apprenantes.
Senge ne s’arrête d’ailleurs pas aux organisations : ils considère que la pensée systémique peut aider non seulement le développement des organisation mais aussi de l’intelligence humaine, de l’humanité dans son ensemble. Pour comprendre cela, sans développer ici toutes les idées du livre de Senge, il suffit d’attirer l’attention sur le fait que la pensée systémique enseigne qu’il y a deux types de complexité : la complexité détaillant les interactions entre de nombreuses variables (« detail complexity ») et la complexité dynamique (« dynamic complexity ») qui montre que les causes et les effets ne sont pas souvent proches dans le temps et dans l’espace et que des interventions qui pourraient paraître directes ne produisent pas nécessairement les effets escomptés. Ainsi, comme l’écrit Senge : « Today the primary threats to our collective survival are slow, gradual developments arising from processes that are complex both in details and in dynamics. The spread of nuclear arms is not an event, nor is the “greenhouse effect”, malnutrition and underdevelopment in the Third World, the economic cycles that determine our quality of life, and most of the other large-scale problems in our world. » Tout ce qu’écrit Senge me paraît faire sens, du moins au niveau de « notre » monde et de nos organisations, et mon propos ne sera pas de le contredire. Plutôt j’essayerai de montrer, en le contrastant avec Conche, que la pensée de Senge est elle-même prisonnière d’une vision implicite « réductrice » du « monde » et que cela a des conséquences implicites sur les attentes qu’il a de pouvoir contribuer à changer le « monde ». Le problème est bien entendu que, comme il s’agit d’un livre de management et pas de philosophie, Senge n’explicite pas ou trop peu les fondements de sa vision du « monde » et de sa pensée systémique. Il écrit pourtant tout à la fin de son livre quelques phrases qui permettent d’entrevoir ces fondements : “The earth is an indivisible whole, just as each of us is an indivisible whole. Nature (and that include us) is not made up of parts within wholes. It is made up of wholes within wholes. All boundaries, national boundaries included, are fundamentally arbitrary. We invent them and then, ironically, we find ourselves trapped in within them.” Et il continue en mentionnant “Gaia”, la théorie selon laquelle la biosphere, tout ce qui vit sur la terre, est en soi un grand organisme vivant. Le « réel » auquel Senge fait implicitement référence est donc celui de notre monde, de la biosphère. Par ailleurs, en ce qui concerne la capacité d’agir, sa référence au long levier d’Archimède pour faire basculer le monde est suffisamment explicite. Tout son livre est un plaidoyer pour nous faire comprendre qu’une autre façon de penser doit nous permettre de mieux agir sur le monde. Enfin, on peut se poser la question des fins de ces actions ? Senge ne les explicites pas, se limitant à parler de manière générique des aspirations des organisations apprenantes, qui, au travers d’une vision partagée, doit être compatibles avec les aspirations de tous les membres de ces organisations. On peut supposer qu’au delà du profit, les organisations apprenantes recherchent donc le « bonheur ». Avant de passer à Conche, notons que la pensée systémique de Senge fait écho aux discussions que nous avons eues avec nos précédents orateurs et qu’elle n’est pas contraire à celles-ci.
Ainsi, la pensée systémique fait partie de l’approche du monde par modèles que nous a présenté Bernard Walliser. On peut dire également que la pensée systémique est proche de Russel évoqué par Luc de Brabandère qui nous a dit : « Jusqu'à Russel, en Occident, on était dans le paradigme du connecteur logique "ou". Aujourd'hui, on serait plutôt dans la logique du "et" quitte à mettre ensemble des contraires. » Luc nous a dit également des choses très proches de Senge lorsqu’il nous a dit : « Tout d'abord, on a le sentiment que, dans le monde, les choses sont plus complexes qu'avant (pensez au clonage, à Internet, etc.). Mais la complexité se retrouve aussi dans la manière dont nous percevons les choses. » Les thèmes abordés par Besnier et par Arnsperger sont eux aussi proches de ceux abordés par Senge :
« La rationalité analytique héritée de Descartes émet l'idée que toute réalité est décomposable en éléments ultimes. Or, pour la théorie sur le complexe, les phénomènes sont globaux. En ce sens, le tout est supérieur à la somme des parties. La conséquence en est qu'il n'y a pas d'élément fondateur : on est toujours confronté à des phénomènes indécomposables. » (Besnier) « Qu'est-ce être libre dans un système complexe ? Mon exposé se centrera sur la notion de système tel qu'il a été étudié et hérité dans la philosophie ; je verrai aussi la question de la liberté et nous comprendrons qu'il existe différents types d'exercice de la liberté dans le système. » (Arnsperger)
3. Brève introduction à la pensée « anti-systémique » de Marcel Conche Dans une lettre adressée à son ami Gilbert Kirscher (publiée dans «Philosopher à l’infini», p. 176), Marcel Conche résume de manière lumineuse, en 10 points, son «attitude» philosophique.
L’objet de la philosophie est de penser le réel dans son ensemble, le Tout de la réalité. Ou encore : la philosophie est la recherche de la vérité au sujet du Tout de la réalité, et de la place de l’homme dans le Tout. De là les questions : que faut-il entendre par «réel» ? Qu’est-ce qui mérite d’être dit vraiment «réel» ?
Le réel est ce qui demeure par opposition à ce qui ne fait que passer – mais peut-être «tout» ne fait-il «que passer».
Il faut philosopher non à partir de la croyance, mais à partir de l’évidence de ce qui se montre, de ce qui s’offre à tous : le monde, sur fond de Nature.
Le réel dans son ensemble est la Nature. Il peut y avoir plusieurs mondes (et même une infinité), il n’y a qu’une seule Nature : Totum sive natura (le tout, c’est-à-dire la nature).
La Nature se donne comme infinie, donc in-compréhensible. Penser la Nature n’est donc pas la comprendre. Penser n’est donc pas comprendre – ni connaître : on ne peut connaître le Tout.
Le penser, au sens philosophique, est complètement dissocié de l’agir : il n’y a pas d’action possible sur le Tout. Penser est apporter la clarté ; c’est éclaircir.
Puisqu’on philosophe à partir de l’enargeia, de l’évidence (qui n’est pas l’evidentia cartésienne), les «unités de sens» qui impliquent la Révélation ne relèvent pas de la philosophie. Le Dieu des religions révélées n’est pas une notion philosophique (il en va autrement, bien sûr, du Deus sive natura). Les croyances religieuses sont des faits culturels qui relèvent de l’explication causale.
Penser la Nature en vue de la vérité n’implique pas que l’on ait souci de la façon dont va le monde. La philosophie a à se penser elle-même comme indifférente à l’histoire. Le philosophe, pour en venir à penser, doit se détacher d’un intérêt contingent porté à ce qui arrive.
La visée de la philosophie est la vérité, non le bonheur. L’intervention de la notion d’eudaimonia dans le devenir de la pensée grecque a signifié une décadence.
Entre philosophes et croyants – en tant que tels –, le dialogue n’a pas de sens. Entre philosophes au sens strict – qui philosophent à partir de l’évidence – le dialogue a un sens.
De ces dix points d’une simplicité et d’une puissance extraordinaire, j’ai retiré trois binômes conceptuels qui me semblent essentiels pour penser la notion de responsabilité de l’homme moderne dans un monde complexe.
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