(9) La fatigue des élites, le capitalisme et ses cadres, François Dupuy, La République des Idées, Le Seuil, PARIS, avril 2005
(10) Critique politique du travail, Isabelle Ferreras, Les Presses de Sciences Po, 2007
(11) Pour une réforme de l'entreprise, François Bloch Lainé, Editions du Seuil, reed. 1967
(12) La réforme de l'entreprise, Pierre Sudreau, Documentation Française, 1975
(13) L'entreprise dans la démocratie, Une théorie politique du gouvernement des entreprises, Pierre-Yves Gomez et Harry Korine, Editions de Boeck, février 2009
(14) Barbarians at the gate, the fall of RJR Nabisco, Bryan Burrough et John Helyar, Harper Business Essentials, 1990 Source : ASMP - La démocratie dans l'entreprise, par Bertrand Collomb http://www.asmp.fr/travaux/communications/2010_02_08-collomb.htm
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Malgré ces critiques négatives, on trouve cependant des auteurs et des courants politiques qui continuent à développer
l’idée d’une nécessaire amélioration de la démocratie sociale ; dénonçant l’actuelle mascarade du fonctionnement des comités d’entreprises ou le peu de cas fait à une gestion des ressources humaines plus « social » ;
Document n°295 La mascarade de la cogestion à la française
La discussion sur la place des salariés dans le gouvernement des entreprises est souvent réduite à la participation des administrateurs salariés au conseil d'administration. Bien que celle-ci ait une importance symbolique et pratique considérable, elle n'épuise pas la question. On oublie, en effet, que depuis 1982, les salariés sont obligatoirement présents aux conseils d'administration par le biais des délégués du comité d'entreprise (CE).
 
Le CE avait d'abord pour fonction de gérer les activités sociales et culturelles de l'entreprise. Mais la loi Auroux de 1982 a élargi ses compétences aux questions économiques dans le souci de limiter le blocage social systématique. Dans un pays où les administrateurs salariés sont rares et le recours à la grève courant, donner plus de prérogatives au CE devait favoriser le dialogue entre l'économique et le social.
RENFORCEMENT DES CLIVAGES
Depuis 1982, le comité d'entreprise doit être consulté sur les questions touchant la gestion et la stratégie. Certes, il ne prend pas de décision et ne peut pas mettre de veto, mais il est obligatoirement informé sur les projets de restructuration et il émet un avis. L'absence d'information préalable du CE constitue un délit d'entrave qui invalide les décisions prises. De plus, le CE est doté d'un droit d'alerte s'il juge la situation économique préoccupante : il contraint alors la direction à lui répondre officiellement. C'est peu, mais suffisant pour que l'influence du CE soit prise en compte dans les mécanismes de gouvernance.
Lors des séances du conseil d'administration, les délégués du CE n'ont qu'une voix consultative mais ils doivent obtenir la même information que les autres administrateurs.
Mais que faire d'une participation au conseil d'administration quand on n'a qu'une voix consultative et qu'on n'est pas pleinement administrateur ? Du point de vue des délégués du CE, il s'agit d'éviter d'assumer des décisions qu'on ne leur demande finalement pas de voter. D'où une posture souvent critique. Pour les administrateurs, les délégués du CE sont perçus comme des intrus, soucieux des seuls intérêts des salariés au détriment de ceux des autres parties prenantes.
La loi a donc renforcé les conditions d'un clivage là où elle espérait un dialogue. Le résultat relève de la comédie : car c'est un secret de polichinelle que les entreprises françaises tiennent d'abord des conseils "officieux" entre les administrateurs pour discuter et prendre les décisions puis, les jeux étant faits, des séances "officielles" incluent les délégués du CE.
C'est dommage, car une bonne articulation entre le conseil d'administration et le CE dans le gouvernement des entreprises permettrait de moderniser autant le dialogue social que la gouvernance. Elle suppose que chacun accepte de considérer que l'autre partie apporte sa contribution à l'élaboration des décisions stratégiques. Cela suppose quelques conversions idéologiques de chaque côtés . Et de faire tomber les masques.
Pierre-Yves Gomez, professeur à l'EM Lyon et directeur à l'Institut français de gouvernement des entreprises
Le Monde, Article paru dans l'édition du 21.09.10. Document n°296 Evaluer les politiques de ressources humaines
La crise a vu se multiplier les critiques à l'égard de la domination des actionnaires dans l'entreprise, responsable de la "tyrannie du court terme", selon l'économiste Michel Aglietta. Ses détracteurs soulignent en outre que, privilégiant la seule grille de lecture financière, elle a conduit à négliger les autres parties prenantes, et en particulier les salariés.
 
L'enquête publiée cet été par les cabinets Deloitte et Misceo vient confirmer le désintérêt des dirigeants et des conseils d'administration pour les ressources humaines (RH). Les auteurs de cette édition du "baromètre de la gouvernance RH" ont questionné les présidents de conseil d'administration et de surveillance, les administrateurs et les directeurs des ressources humaines de plus de 40 grandes entreprises.
Leurs conclusions montrent en premier lieu que "le conseil d'administration ne dispose pas des moyens nécessaires au suivi de la politique RH de l'entreprise" : inégalement informé, il tient rarement des réunions à ce sujet.
Selon les auteurs, la grande majorité des administrateurs méconnait les risques RH et elle n'exerce pas de contrôle réel des politiques menées. Ces dernières donnent d'ailleurs rarement lieu à un "reporting" formalisé.
UNE FONCTION EN RETRAIT
A sa manière, cette enquête rejoint les constats faits par les administrateurs salariés de la CFDT et formalisés dans son remarquable Guide de l'administrateur salarié (2007) : les questions sociales et les RH sont largement ignorées des instances dirigeantes. Dès lors, on voit mal comment ces dernières pourraient exercer de manière lucide leur responsabilité sociale "interne", à l'égard des salariés.
Comment les dirigeants peuvent-ils mettre les politiques de ressources humaines sous contrôle ? L'expérience montre que la gestion se consacre habituellement à ce qu'elle peut mesurer et néglige ce qu'elle ne peut objectiver. Ce "pilotage par le chiffre" aboutit à la multiplication de coûts cachés ou externalisés, comme des pertes d'employabilité ou de motivation, ou des problèmes de sécurité ou de santé. "Réinternaliser" ces coûts dans les modèles économiques des entreprises impose de donner à leur responsabilité sociale vis-à-vis de leurs salariés le statut d'obligation légale.
Cela nécessite ensuite que soient définis les domaines, clarifiés les objectifs et précisés les modes d'évaluation de cette responsabilité, afin que sa mise en oeuvre ne soit pas laissée à la seule appréciation des directions.
L'enjeu est de disposer d'un "rapport de performance sociale interne", qui permette d'apprécier comment les directions exercent pratiquement cette responsabilité. Ce document devrait être partagé avec les acteurs, notamment syndicaux, de l'entreprise, et nourrir les travaux d'une commission "politiques RH" du conseil d'administration, créée à cette occasion.
Les informations sociales figurant dans les rapports de développement durable publiés par les sociétés cotées sont à cet égard rarement probantes, car elles ne sont ni suffisamment précises et complètes ni vérifiées par un tiers indépendant.
L'importance du sujet justifierait que le gouvernement confie une mission d'élaboration du contenu et de la nature de ce "rapport de performance sociale" à une commission composée de professionnels des ressources humaines, de managers, de médecins du travail, de syndicalistes, mais aussi de chercheurs et de membres d'associations qui oeuvrent dans ces domaines.
Ses conclusions pourraient servir de socle à un texte de référence. Pour progresser, la prévention des risques RH, les conditions de travail, l'égalité professionnelle, la reconnaissance, l'employabilité, la qualité de la coopération ou encore la crédibilité de la communication doivent être évaluées au même titre que les autres politiques de l'entreprise.
Jean-Marc Le Gall, conseiller en stratégies sociales, professeur associé au Celsa
Le Monde, Article paru dans l'édition du 21.09.10.
et/ou l’idée de la nécessité de développer l’économie sociale et plus largement un socialisme autogestionnaire.
Document n°297 On a beaucoup parlé du poids grandissant des services de communication des entreprises. Les relations publiques sont aujourd'hui non seulement un outil de gestion, mais encore plus une "arme", soulignent les concepteurs de ce livre original, issu d'un colloque tenu en 2009 à l'université de Louvain, en Belgique, et qui s'interroge sur les discours tenus et véhiculés sur l'entreprise. La firme, écrivent-ils, "vit plus directement qu'autrefois les tensions et les contradictions de la société". Elle doit faire face à plusieurs interpellations : de la part de ses salariés, d'abord ; de la part du public, ensuite, désormais partie prenante.    "Contredire l'entreprise, affirment les auteurs, c'est produire un discours critique qui dit quelque chose de l'entreprise - mais quelque chose qu'elle ne maîtrise pas. C'est donc s'inscrire à rebours du discours autorisé, égratigner le côté lisse de cette communication aujourd'hui sujette à la contestation et à la méfiance des publics liés à l'entreprise."
A partir de cas concrets, les auteurs analysent les formes très diverses que peut prendre la parole critique, vis-à-vis de la toute-puissance du "big business". La lutte contre le "greenwashing" - le verdissement de l'image, ou le "blanchiment vert" -, par exemple, apparaît d'autant plus légitime que les relations publiques (les RP) s'apparentent à de la vraie propagande. Le cas de Shell, qui extrait des sables bitumineux au Canada et prétend participer au développement durable, est, à cet égard, emblématique.
Sur le côté "lisse" de la communication moderne, on lira avec intérêt l'article intitulé "Les entreprises face à la dérision", mais également les pages consacrées à la stratégie dite "astroturf" - du nom d'un faux gazon synthétique -, une "communication détournée" qui consiste à rémunérer des personnalités célèbres pour qu'elles redorent votre blason. "La grande entreprise doit aujourd'hui davantage soigner son image corporative et entretenir une attitude de bon citoyen", écrit Thierry Libaert, maître d'oeuvre d'un ouvrage dont l'optimisme n'est pas la marque de fabrique.
Philippe Arnaud, Le Monde 20/09/2010

Contredire l'entreprise, par A. Catellani, T. Libaert, J.M. Pierlot. Presses universitaires de Louvain, 162 pages.
Document n°298 Erigée en exemple pour son mode de gestion participative, l’enseigne de distribution préférée des Britanniques est aussi un succès commercial. Nous sommes à quelques minutes de l’ouverture des magasins John Lewis en ce jour de prime. Et on peut dire que l’ambiance est fébrile. D’un bout à l’autre du pays, les 69 000 salariés de l’enseigne de distribution préférée des Britanniques sont rassemblés, et trépignent d’impatience. Au siège de Victoria Street, à Londres, dans les 28 grands magasins John Lewis et les 223 supermarchés Waitrose du pays, le rituel est identique : un membre du personnel spécialement désigné pour l’occasion (un “associé”, dans le jargon John Lewis) ouvre une enveloppe et annonce un chiffre.
Ce chiffre sera un pourcentage. Ces dix dernières années, il a oscillé entre 9 et 22 %. C’est le pourcentage de son salaire qu’empochera chaque salarié de John Lewis, du directeur général à l’hôtesse de caisse, en guise de prime annuelle : 8 % représente environ un mois de salaire, 16 % deux mois. C’est dire l’importance du contenu de cette enveloppe. Dans le magasin d’Oxford Street, fleuron de l’enseigne, les associés – près de 2 500 – sont partout : massés par dizaines au rayon beauté, au rez-de-chaussée, alignés en rang d’oignons sur les escalators, accoudés aux balcons de l’atrium.
“C’est le moment où l’on est récompensé pour tout ce que l’on a fait, tous les efforts que l’on a fournis”, confie Adrian Wenn, du rayon luminaires. “J’espère que ce sera un bon cru. J’ai un mariage à payer.” C’est un bon cru. Frank d’Souza, du rayon ameublement (il a été choisi parce qu’il a réalisé la plus grosse vente unique du magasin en 2009, 50 000 livres [55 000 euros]), ouvre l’enveloppe tandis que l’assemblée égrène le compte à rebours, et brandit triomphalement le carton : 15 %. “Génial !” s’exclame Lee Bowra, du rayon enfants. “C’est carrément génial. C’est exactement le montant de notre acompte. Ça y est, on va pouvoir acheter une maison.”
Contrairement aux autres enseignes de distribution (et à la plupart des entreprises, de fait), John Lewis est la propriété d’une fiducie au bénéfice des salariés. Chacun d’entre eux a voix au chapitre sur la gestion et perçoit une part des bénéfices.
Il s’agit du principal et du plus ancien exemple d’entreprise à actionnariat salarié au Royaume-Uni. Son objectif déclaré est “le bonheur de tous ses membres grâce à un emploi utile et satisfaisant dans une entreprise performante”, comme le mentionnent ses statuts. A l’heure où les limites du modèle capitaliste traditionnel apparaissent au grand jour, la réussite durable de John Lewis incite la classe politique à y voir un modèle possible – pour les entreprises, mais aussi pour les écoles, les hôpitaux, et même les municipalités. Mais, au fait, à quoi cela ressemble de travailler dans une entreprise gérée de la sorte ? Eh bien, commençons par dire que certains associés n’étaient pas au travail le jour de l’annonce du montant de la prime 2010. Ils étaient en vacances, dans l’un des cinq centres que l’entreprise possède à l’usage de ses salariés. Nicola McRoberts et son compagnon, Pedro Pereira, séjournent dans l’un des douze bungalows du domaine de Leckford, près de Stockbridge, dans le sud de l’Angleterre. Très prisés des jeunes familles, ces chalets en bois de deux ou trois chambres sont équipés de canapés en cuir et de draps de lit que les clients de John Lewis reconnaîtraient du premier coup d’œil. Nicola travaille au rayon papeterie du magasin de Welwyn [dans le sud-est de l’Angleterre] et Pedro est cuisinier chez Waitrose. Les cinq jours qu’ils ont réservés leur coûtent 176 livres [200 euros]. “C’est une bonne boîte, reconnaît Pedro. Je n’imaginais pas à quel point avant d’être embauché.” “Les relations patron-salarié sont complètement différentes, poursuit Nicola. Ils ont envie qu’on soit heureux.”
Le domaine de Leckford est une exploitation agricole en activité, explique son gérant, Malcolm Crabtree, assis au volant de sa Land Rover. Elle approvisionne les supermarchés Waitrose en farine pour le pain, en orge, en avoine pour les céréales, en poulets et en œufs fermiers, en lait bio, en pommes, en poires et en une multitude de champignons. Le domaine met également à la disposition des associés un parcours de golf neuf trous, un terrain de cricket, un terrain de boules, des courts de tennis, deux piscines et quelques-uns des plus beaux spots de pêche à la mouche du pays.
Difficile de trouver un associé mécontent chez John Lewis, qui garde ses salariés deux fois plus longtemps que la moyenne dans le secteur. C’est entre autres, comme l’explique Adrian Wenn, du magasin d’Oxford Street, parce que, “quand on n’est pas satisfait de quelque chose, on a la responsabilité d’y remédier”. Ce qui nous amène à John Spedan Lewis, l’homme qui a inventé le modèle John Lewis. Né en 1885, il a des idées radicales et les moyens de les matérialiser. Ils sont nombreux en ce début de XXe siècle (et aujourd’hui aussi, d’ailleurs) à croire, comme lui, que “l’état actuel des choses est un pervertissement des mécanismes du capitalisme”, qu’il est “parfaitement anormal qu’il y ait des millionnaires quand des gens vivent encore dans des taudis”, qu’il est obscène de “verser des dividendes à quelques actionnaires” – qui n’ont pour ainsi dire rien fait – quand “les travailleurs gagnent à peine de quoi vivre”, et que l’actionnariat salarié pourrait constituer “la nouvelle source d’énergie professionnelle dont notre pays a tant besoin”. A l’âge de 21 ans, Spedan Lewis, dont le père a fondé le magasin John Lewis d’Oxford Street, non seulement possède un quart de l’affaire, mais est également sur le point de devenir directeur de Peter Jones, l’autre enseigne familiale. C’est à peu près à cette époque qu’il se rend compte qu’il gagne, avec son père et son frère, l’équivalent de la somme des salaires de tous leurs employés. Il décide alors de faire bouger les choses. Il troque ses parts dans le magasin d’Oxford Street contre le contrôle total du magasin Peter Jones, où il instaure une journée de travail plus courte, des congés plus longs, et un soupçon de démocratie. En l’espace de cinq ans, Peter Jones passe de 8 000 livres de pertes annuelles à 20 000 livres de bénéfices. Conforté dans son choix, Spedan Lewis instaure un plan partiel d’intéressement aux résultats, puis élabore des statuts (en 1928) et enfin crée la John Lewis Partnership Limited (il gère l’affaire, mais redistribue les bénéfices). La dernière étape sera la signature d’un contrat fiduciaire irrévocable en vertu duquel la propriété de l’entreprise – et la responsabilité de sa gestion – revient aux salariés. Que veut dire responsabilité dans ce cas ? “On ne nous demande pas seulement de faire notre travail, mais aussi de jouer un rôle actif en tant que propriétaire”, explique Patrick Lewis (aucun lien de parenté avec le fondateur), membre du conseil d’administration de l’entreprise. “De dialoguer avec nos collègues et de réfléchir avec eux à ce qui peut faire la réussite de l’entreprise. Nos actionnaires ne sont pas passifs… ils ont beaucoup de choses à dire.” Leurs opinions sont relayées par l’intermédiaire des canaux démocratiques. Ce sont le président et le conseil d’administration qui gèrent les activités commerciales de la société, mais près de la moitié du conseil est élu par un conseil d’actionnaires-salariés composé de 82 membres, eux-mêmes élus par l’intermédiaire d’un réseau de forums où sont représentés tous les rayons de tous les magasins John Lewis et supermarchés Waitrose.
Associée depuis cinq ans, Kirsty Reilly, du rayon mode féminine, évoque “la passion et l’attachement” qui résultent du fait que “l’on se sent impliqué, parce qu’on a tout intérêt à ce que la boutique tourne”. “Et, comme on est tous associés, on ne se tire pas dans les pattes. On se sent nettement plus motivés”, témoigne Beth Smith, du rayon revêtements de sol. Elle apprécie également le fait de travailler pour une entreprise qui “a une vision à long terme. Le but n’est pas de faire de l’argent au plus vite au détriment de valeurs plus nobles. L’avis des associés a vraiment du poids. Ce n’est pas qu’une façade : nous avons décidé que nous ne voulions pas travailler le lendemain de Noël [férié au Royaume-Uni], et nous n’avons pas travaillé.”
Du fait de leurs droits et de leurs responsabilités, les salariés de John Lewis ont un rapport différent à leur travail. Cela vaut pour la trentaine de nationalités représentées parmi les quelque 200 associés du nouveau supermarché Waitrose de Westfield, l’immense centre commercial haut de gamme implanté dans le quartier populaire de Shepherd’s Bush, à Londres. Depuis fin 2008, date de l’ouverture du centre, raconte Ceira Thom, chef de rayon, une enseigne concurrente a dû licencier 42 personnes, essentiellement pour vol. Waitrose ne s’est débarrassé que d’une seule personne. “L’affaire a suscité un émoi considérable. Les gens disaient : ‘Comment a-t-elle osé ? C’est ma prime. C’est mon entreprise.’”
Mais le plus important, c’est que ce rapport différent au travail donne des résultats. John Lewis se porte plus que bien. Les entreprises à actionnariat salarié contribuent actuellement à hauteur de 25 milliards de livres [28 milliards d’euros] à l’économie britannique. D’après un indice annuel calculé par un grand cabinet d’avocats, elles ont des performances supérieures de près de 10 % chaque année à celles des entreprises du FTSE 100. Une étude de la Cass Business School montre aussi que les entreprises à actionnariat salarié créent de l’emploi plus rapidement, résistent mieux en période de ralentissement économique, créent beaucoup plus de satisfaction chez les clients, génèrent nettement plus de valeur ajoutée par salarié et, selon le secteur d’activité et la taille de l’entreprise, peuvent dégager des bénéfices nettement supérieurs.
Alors pourquoi toutes les entreprises ne sont-elles pas organisées de cette façon ? Premièrement, fait observer Patrick Lewis, parce que ce n’est pas facile. Nous sommes une entreprise commerciale, rappelle-t-il. Nous devons dégager des bénéfices suffisants pour maintenir et développer notre activité. En plus de cela, nous redistribuons une partie des bénéfices sous forme de primes, et par d’autres biais également, dont profite l’ensemble de nos membres.” (Les statuts de l’entreprise stipulent qu’une part des bénéfices doit être affectée “à d’autres activités concourant à son but suprême” – qui est, souvenez-vous, “le bonheur de tous ses membres”).
“Gérer une entreprise de cette façon n’est pas une partie de plaisir, reconnaît Patrick Lewis. A bien des égards, il est plus facile d’avoir un seul patron qui dit : ‘OK, on va faire ça.’” Mais surtout, comme le fait remarquer Will Davies, du groupe de réflexion Demos, dans son livre Reinventing the Firm [Réinventer l’entreprise], l’opinion qui prévaut depuis des années est que la valeur actionnariale – “l’idée que l’objectif premier d’une entreprise est de maximiser sa valeur au profit des actionnaires externes” – est le seul indicateur de performance d’une entreprise. En réalité, comme le dit Davies, une entreprise est bien plus que le prix de ses actions. Les entreprises sont “des individus, des rapports humains, des connaissances, une réputation, toutes ces choses qui ont un impact colossal sur leur valeur à long terme. Elles sont des entités sociales et politiques, pas seulement économiques et financières.” Et pourtant ce n’est pas l’image qu’en ont la plupart des gens – en tout cas, jusqu’à ce que la dernière crise bancaire ne révèle que le modèle fondé sur la valeur actionnariale était “déficient, tant en termes de responsabilité que de création de valeur”.
Naturellement, comme le rappelle Patrick Lewis, John Lewis a eu plus de quatre-vingts ans pour rendre opérant son “cercle vertueux” : on prend soin des associés, qui prennent soin des clients, qui prennent soin à leur tour des bénéfices. “C’est une culture et une façon de travailler, résume-t-il. Cela ne se fait pas du jour au lendemain, et cela ne marche pas partout. Mais cela vaut le coup d’essayer.” Et, s’il s’agit de savoir la voie que doit emprunter le capitalisme, ce qu’est exactement une bonne entreprise et ce qu’elle doit faire, John Lewis n’est pas le pire modèle à étudier.
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