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Une démocratie actionnariale ? Historiquement la question d'une démocratie actionnariale commence à se poser quand la société anonyme se substitue progressivement à la société en nom collectif, ou à la société en commandite, comme mode normal d'organisation d'une entreprise. Comment organiser les rapports de l'entreprise, et de sa direction, avec une masse d'actionnaires nombreux, dont aucun ne détient un pourcentage significatif du capital ? La réponse va dépendre des législations des différents pays, et je n'ai pas le temps ici d'analyser toutes les situations. Je voudrais évoquer seulement deux modèles assez caractéristiques, le modèle français et le modèle américain. En France la loi de 1867 organise dans l'entreprise une démocratie représentative, répondant en apparence aux mêmes principes que la démocratie politique. La souveraineté populaire est incarnée par l'assemblée générale des actionnaires, qui approuve les statuts, c'est à dire la constitution, de la société, en élit le conseil d'administration, qui désigne lui-même les dirigeants. Les actionnaires ont même plus de pouvoirs que les électeurs politiques, puisqu'ils peuvent toujours révoquer les administrateurs en assemblée générale, à la majorité simple, même si la question n'était pas à l'ordre du jour de l'assemblée. Mais dans la pratique la situation sera bien différente. La différence principale entre l'entreprise et une circonscription politique est l'absence de partis politiques ou de corps intermédiaires qui puissent donner aux actionnaires un choix entre plusieurs options de management. Sans cette possibilité de choix, et avec des propositions ou des candidatures émanant presque toujours du conseil lui-même, le rôle des actionnaires se réduit en fait à une ratification quasi-automatique, sauf dans des circonstances exceptionnelles. En France, jusque dans les années 80, on a connu des assemblées d'actionnaires où l'on peinait à obtenir un taux de représentation de 20% - l'essentiel étant constitué par des pouvoirs en blanc donnés au président – avec une approbation des résolutions par 98% des voix ! Au sein du conseil d'administration, la contestation n'était pas davantage présente. Un ancien dirigeant d'une grande entreprise industrielle, devenu administrateur de Lafarge, me déclarait en 1975 : "Un administrateur est là pour fermer sa g…et soutenir le président !" Déjà à l'époque, le rôle et le style des conseils américains étaient très différents, comme on le verra plus tard. Est-ce à dire que les actionnaires n'avaient aucune prise sur le management de l'entreprise ? Pas du tout, car ils conservaient le pouvoir de "voter avec leurs pieds", c'està- dire de vendre leurs actions s'ils n'appréciaient pas la gestion de l'entreprise. Et c'était la doctrine affichée des investisseurs professionnels : ne pas intervenir dans la gestion de l'entreprise, et se contenter de ne pas investir s'ils en étaient mécontents. Ceci coïncidait avec une période où les théoriciens du management avaient consacré le règne des managers professionnels, considérés comme le moyen le plus rationnel de gérer une grande entreprise dans la durée, et d'assurer un équilibre optimal entre les intérêts des différentes parties prenantes à l'entreprise : actionnaires, mais aussi clients, employés, ou collectivités environnantes. L'excellent ouvrage de Pierre-Yves Gomez et Harry Korine, "L'entreprise dans la démocratie" (13), décrit très bien cette apparition du pouvoir managérial, qui correspondra au développement des théories du management, à l'apparition des business schools, et à la grande époque de General Motors avec Alfred Sloan. L'attitude des actionnaires va changer dans les années 80 avec la croissance de la taille des fonds d'investissement et de la compétition entre eux. Les plus grands fonds se sont en effet rendu compte qu'ils ne pouvaient pas, en pratique, éviter de posséder des actions des plus grandes sociétés de la cote de leur pays. L'idée de "voter avec ses pieds" n'étant plus réaliste, il leur fallait bien, pour défendre leurs intérêts, se préoccuper de la façon dont ces sociétés étaient gérées. A la même période, l'industrie américaine, exemplaire pour le progrès de productivité dans les années 50-70, s'endort quelque peu sur sa position mondiale dominante, avec des syndicats forts qui s'opposent aux changements, et un management qui trouve commode d'accepter le compromis avec les syndicats. Les économistes et certains actionnaires s'inquiètent de cette situation, contestent la théorie managériale de la rationalité technocratique et de l'équilibre, et veulent la remplacer par celle du manager, agent des actionnaires. La "théorie de l'agence" postule que les gestionnaires de l'entreprise doivent gérer celle-ci uniquement dans l'intérêt des actionnaires, ses propriétaires légitimes, et non pour un "intérêt de l'entreprise" – l'intérêt social dans le langage juridique français – mal défini et qui camouflerait en fait les intérêts propres des managers. Pour les faire changer de point de vue, il faut les intéresser davantage au point de vue des actionnaires. De cet objectif découlera notamment la mise en place des stock-options, moyen de les rendre sensibles – et, on le verra plus tard, parfois trop sensibles – à l'évolution du cours de l'action. De fait, l'industrie américaine sera brusquement réveillée dans les années 80, à la fois par la concurrence japonaise, notamment dans le secteur de l'automobile, par l'appel à la rénovation et à la concurrence de Ronald Reagan, et par des actionnaires activistes, qui critiquent et attaquent le management en place. C'est l'époque des offres publiques d'achat hostiles faites sur de grandes sociétés par des fonds d'investissements privés (private equity) , qui culmina par celle lancée par KKR (Kravis, Kohlberg & Roberts) sur la société de produits d'alimentation et de tabac RJR Nabisco, décrite par le livre "Barbarians at the gate" (14). Le contexte devient ainsi rapidement beaucoup moins favorable pour le management des entreprises, et la question de la gouvernance, ou plutôt du gouvernement d'entreprise se trouve posée. Cette évolution conceptuelle se produit d'abord dans un cadre juridique américain qu'il faut décrire un peu plus, car il est très différent du cadre français. Aux Etats-Unis, le régime juridique des sociétés est du domaine des états, ce qui a produit historiquement une certaine concurrence entre eux pour développer le cadre à la fois le plus prévisible et le plus favorable pour l'entreprise. L'état qui a une position presque dominante est le Delaware, où un grand nombre de sociétés américaines sont incorporées, indépendamment du lieu de leur siège ou de leur activité. Le Delaware donne beaucoup de liberté à l'entreprise dans la définition de ses règles statutaires, et la plupart d'entre elles ont adopté un système qui concentre les pouvoirs au profit du conseil d'administration. Celui-ci peut prendre pratiquement toutes les décisions, même les plus importantes, comme une acquisition majeure ou une augmentation de capital, et même la modification des statuts, sans vote des actionnaires. Non seulement ceux-ci ne peuvent révoquer les administrateurs, mais ils ne peuvent en général pas proposer de nouveaux administrateurs sans l'accord du conseil. Et, si leur nomination nécessite bien un vote des actionnaires, sont élus ceux qui recueillent le plus grand nombre de voix, même si plus de la moitié des actionnaires ont refusé de voter pour eux ! La contrepartie de ce système est une responsabilité beaucoup plus forte des administrateurs, consacrée par la jurisprudence, au nom de leur fiduciary duty, leur devoir fiduciaire vis-à-vis des actionnaires. Cette responsabilité, fortement ressentie en pratique, ne leur permet pas d'exercer leur pouvoir d'une façon qui léserait les actionnaires, mais leur laisse une assez grande latitude d'appréciation, au nom du business judgement, dès lors qu'ils ont préparé et motivé sérieusement leurs décisions. La question de la démocratie actionnariale se pose donc de façon assez différente en France, où les pouvoirs des actionnaires sont très étendus, et aux Etats-Unis. En France, il s'agit d'abord de savoir si les conseils d'administration peuvent être suffisamment indépendants et actifs pour exercer un véritable contrôle sur les dirigeants. Aux Etats Unis, il s'agit surtout de déterminer quel contrôle les actionnaires auront sur le conseil d'administration. Les questions pratiques en débat sont, malgré tout, à peu près les mêmes, avec notamment les conditions de fixation des rémunérations. Sur ce point les anglais ont trouvé une solution intermédiaire, qui soumet, non pas les décisions de rémunération, mais la politique de rémunération, à un vote des actionnaires, de valeur seulement consultative ! Mais la question de la démocratie actionnariale de l'entreprise n'est, finalement pas très différente de celle de la démocratie vis-à-vis de ses employés, que nous avons déjà discutée. Certes on peut dire que les actionnaires sont les propriétaires juridiques de l'entreprise – même si en droit strict ils ne sont propriétaires que de leurs actions et d'un droit aux actifs résiduels à la liquidation de l'entreprise. Mais il n'est pas du tout évident qu'un régime de démocratie directe, où toutes les décisions majeures seraient prises par les actionnaires, serait dans l'intérêt de l'entreprise, ou même dans leur propre intérêt. Dans le secteur des matériaux de construction, que je connais mieux que d'autres, il est intéressant de comparer l'évolution des sociétés britanniques aux sociétés continentales. Les premières ont été soumises à une forte pression de leurs actionnaires, selon la tradition de la City de Londres. Or les marchés financiers, et beaucoup d'investisseurs, ont des vues souvent changeantes, gouvernées par des modes à court-terme, et qui prennent peu en compte les difficultés du gouvernement interne de l'entreprise. Un moment, il faut absolument aller en Asie, mais six mois plus tard le risque y est considéré comme excessif et pénalisant ! Ceux qui veulent suivre au jour le jour les humeurs des marchés ne peuvent dessiner de stratégies cohérentes sur la durée. C'est ainsi que presque toutes les sociétés anglaises de matériaux de construction, qui étaient il y a trente ans les leaders dans leur secteur, ont disparu, après avoir connu des difficultés, en étant rachetées par des entreprises du continent. La consolation pour les actionnaires londoniens – et apparemment ils s'en satisfont très bien – est qu'ils ont su obtenir de l'acquéreur la dernière livre de chair. Londres est en effet la seule place financière où quelques investisseurs-clés, en décidant ensemble que le prix offert est insuffisant, peuvent faire échouer une offre même si aucune autre n'est en vue. J'en fis moi-même l'amère expérience en 2000 lors de l'échec de ma première tentative d'acquérir la société Blue Circle. Il me fallut y revenir l'année suivante, heureusement sans devoir payer plus cher ! Inversement il est clair que les dirigeants d'une entreprise ne peuvent la gérer sans se soucier des intérêts et des opinions des actionnaires. Cela ne serait ni légitime, ni efficace, puisque la chute du cours de bourse qui en résulterait priverait à terme l'entreprise de la capacité financière de poursuivre sa stratégie. Le meilleur système me paraît être celui où le conseil d'administration joue un rôle de traducteur, ou de "tampon", entre les réactions des actionnaires et l'entreprise. Il lui faut distinguer ce qui est important de ce qui est accessoire, et surtout trouver l'horizon de temps où il sera clair que l'intérêt de l'entreprise, tel qu'il le conçoit, et celui des actionnaires, se rejoindront. Pour atteindre cet objectif, il faut que le conseil ait une certaine indépendance par rapport aux actionnaires, tout en tirant sa légitimité de leur soutien. Or le système démocratique théoriquement mis en place par la loi était resté, comme on l'a vu, largement théorique, à cause d'actionnaires qui ne votaient pas et de l'absence de corps intermédiaires capables, comme les partis dans la démocratie politique, d'orienter les votes dans des directions différentes, qui seraient mises en concurrence les unes avec les autres. Actuellement, les investisseurs sont de plus en plus obligés par leurs autorités de contrôle de voter aux assemblées générales. C'est pour eux une contrainte lourde, car ils ne peuvent souvent être experts dans les problèmes de gouvernance des centaines d'entreprises dans lesquels ils peuvent être amenés à investir. Des sociétés spécialisées – les proxy advisors – se sont donc créées pour conseiller les investisseurs sur les votes à émettre. Elles se concentrent pour l'instant sur le respect de règles de gouvernance assez formelles : par exemple les critères d'indépendance des administrateurs. Mais on peut imaginer une évolution où elles feraient porter le débat sur le détail de la stratégie ou des politiques de l'entreprise, obligeant à des campagnes électorales qui opposeraient les partisans de la croissance à ceux de la rentabilité, ou les adeptes de la diversification à ceux de la focalisation…Une telle évolution rendrait l'entreprise beaucoup moins "manoeuvrante" au sens nautique du terme, et poserait des problèmes redoutables. Peut-être le résultat de l'aspiration à la démocratie dans les sociétés à actionnariat dispersé sera-t-il alors de favoriser les entreprises à actionnariat concentré, qui ne souffriraient pas de ces difficultés. L'avenir dira si mon inquiétude est vraiment justifiée, et si trop de démocratie peut finalement détruire le modèle d'entreprise auquel on veut l'appliquer. Conclusion En conclusion l'entreprise ne me semble pas être, ni vis-à-vis de ses salariés, ni même de ses actionnaires, un champ propice au développement d'une véritable démocratie. Entité subissant des pressions diverses et contradictoires, dépendant de la capacité et du jugement de ses équipes, soumise à la concurrence et aux décisions quotidiennes de ses clients, représentant souvent un enjeu que les pouvoirs publics des différents pays où elle travaille ne peuvent ignorer, elle a besoin de continuité, mais aussi d'audace et d'innovation, de communication, mais aussi de confidentialité, de rentabilité, mais aussi de responsabilité sociale. Cet équilibre ne serait pas bien assuré par une direction soumise au même style de contraintes que les leader politiques, et aux aléas de changement de majorité que ceux-ci subissent. Mais ce que nous disons des entreprises est peut-être également vrai de nos pays qui, eux aussi, sont de plus en plus soumis aux contraintes de la concurrence extérieure, et où l'acceptation interne n'est plus qu'un des éléments du succès. Et peut-être les difficultés qui limitent l'application des principes démocratiques dans l'entreprise sont-elles aussi le reflet des défis, de plus en plus difficiles, que connaît l'application de ces mêmes principes dans le champ de la démocratie politique ! Notes (1) Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie (2 volumes, 1840). Réédition sous le titre Tableaux de l'état physique et moral des salariés en France, Les Éditions La Découverte, Paris, 1986 (2) Des Associations ouvrières, Villermé, Firmin-Didot, 1849 (3) Des Associations ouvrières (sociétés coopératives) et de leur situation légale en France, Paul Hubert Valleraux, Pichon-Lamy et Dewez, 1869 (4) dans Revue du MAUSS , n° 15, éditions la découverte, 2000 (5) Le patronat piégé, Pierre de Calan, La Table Ronde, 1977 (6) Le bilan social de l'entreprise, Alain Chevalier, Masson, 1979 (7) Encyclopedia Universalis, Marc Gjidara (8) Le prix Nobel d'économie pour l'autogestion, Michel Rocard, Libération, 20/10/2009 |
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