3°) Lecture de Udonge au deuxième sens.
Avec cet arrière plan conceptuel et philologique ce texte Udonge révèle, dévoile un autre aspect avec la dimension de la vacuité, avec la dimension de l'écriture, et avec la manifestation des formes-couleurs. On pourrait décortiquer paragraphe par paragraphe en lisant au second niveau dans le sens doctrinal. On n'a pas le temps de tout relire donc on va simplement regarder le début qui concerne la scène fondatrice de la Voie de l'Éveillé.
L'Éveillé triture une fleur d'Udumbara et Kâçyapa sourit. Si on lit au second niveau, on peut dire qu'il triture les Écritures. Et aussi, en un autre sens, il triture la vacuité puisque chaque fleur n'est autre que la manifestation de la vacuité.
► Finalement chaque existant n'est autre que la forme que prend la vacuité.
Y O : Non. Chaque existant tel qu'on le voit dans cet univers est déjà trituré par la main de l'Éveillé, dans cette trituration de la vacuité. Donc chaque chose est très précieuse comme la fleur d'Udumbara.
P F : Tu touches la moindre chose, et déjà cette chose est la manifestation de la vacuité donc : prends soin d'elle.
F A : Et c'est insaisissable puisque c'est toujours en mouvement.
Y O : Et il y a le sourire de Kâçyapa. Effectivement Kâçyapa ne peut pas exprimer autrement que par le sourire.
On arrête là cette initiation, c'est à vous de travailler passage par passage avec cet éclairage.
Troisième partie : réponse à trois questions
1) Première question : l'oxymore.
« S’il en est ainsi, tous les êtres [issai 一切] ne sont autres que la fleur d’Udumbara, et c’est pourquoi il est dit qu’elle est rare. » (Udonge)
Explicitez le sens d’un oxymore contenu dans la phrase précédente.
P M : Dôgen a déjà dit que ceux qui sont appelés tous les êtres sont les éveillés et les patriarches, il est rappelé que la fleur d'Udumbara est une métaphore d'événements rarissimes. Donc on fait le parallèle entre la rareté des maîtres et patriarches, et la fleur d'Udumbara.
Y O : Ça c'est le premier sens, l'apparence.
C M : Est-ce qu'on peut partir de cette idée que dans chaque être il y a une graine d'éveillé qui est là ?
Y O : Oui, c'est ça...
F M : Moi j'en ai mis une page. J'ai fait deux tentatives d’explicitation et pour moi le gros problème est la copule : « c’est pourquoi » ; la rareté est un phénomène relatif. Elle est d’autant plus ressentie que l’abondance la côtoie. Tous les êtres sont la fleur, c’est pourquoi elle est rare. Tous ... mais qui exprime sa fleur ?
1ère explication. La fleur d’Udumbara est le produit de l’éclosion du tathagatagarbha (du germe de Bouddha) que chacun renferme en soi d’après le Mahâyânâ. Si l’on considère que renfermer en soi la nature de Bouddha c’est être un bouddha, que renfermer en soi une graine c’est être la fleur, alors tous les êtres sont la fleur d’Udumbara. Mais voilà, il y a loin de la graine à la fleur, et la fleur n’apparaît que lorsque les circonstances sont favorables. La fleur n’apparaît que lorsque les pratiquants du zen se dépouillent réellement du corps et du cœur.
« C’est pourquoi il est dit qu’elle est rare. » Cette rareté semble liée au langage : ce « il est dit... » signale la métaphore. La rareté de la fleur d’Udumbara est un fait de langage, un cliché légendaire. Mais si on supprime le complément de nom « d’Udumbara », et qu’on le remplace par « de prunier », « d’aubépine », ou « de cerisier », même si la légende disparaît, il n’en reste pas moins qu’existe partout le miracle de l’éclosion de la fleur, dans certaines conditions. Tous les êtres sont la fleur d’Udumbara, mais chaque être exprime sa fleur au moment de l’Éveil. Innombrables sont les formes de l’Éveil, car la singularité des êtres n’est pas abolie par la prise de conscience de la non-dualité. Mais cette prise de conscience est rare, bien qu’elle soit à la portée de tous.
2ème explication. Le monde est en gésine. L’Éveil est en travail dans le monde entier, comme une femme qui enfante, de tout son corps et de tout son être. La trituration de la fleur s’épanouit et donne une nouvelle fleur qui elle-même se triturant engendre une nouvelle fleur. Surabondance des fleurs. Mais le moment où cet engendrement apparaît dans la Claire Lumière est aussi imperceptible et fugace qu’un clignement d’œil.
Y O : C'est très beau ! D'autres réactions ?
Fl : Moi ça va être plus court et moins entrelacement de lianes : tous les êtres sont les éveillés qui réalisent la nature de leur être (tous les êtres et aussi le phénomène qui les entourent), et le fait de réaliser cette nature est un événement rare.
Y O : Oui c'est ça.
D M : J'ai bien compris la première partie que tout le monde a cette nature en lui, mais pourquoi dire quelle est rare puisqu'elle est au contraire très répandue, c'est sa manifestation qui est rare.
Y O : La fleur d'Udumbara c'est quand même une manifestation justement
D M : Donc la première partie est fausse si c'est la deuxième qui est bonne : la manifestation est rare ; or la fleur d'Udumbara c'est la manifestation, alors tous les êtres ne sont pas la fleur d'Udumbara, ils le sont en puissance.
F M : Dans le vers de Nerval « le soleil noir de la mélancolie », noir ne rend pas le soleil faux, et soleil ne rend pas le noir faux. Dans un oxymore la contradiction ne rend pas faux un des deux éléments.
Y O : Tout à fait.
2°) Deuxième question : la quadruple identité.
« C’est le jeu de l’esprit et du souffle vital qu’on appelle la trituration d’une fleur. Le jeu de l’esprit et du souffle vital veut dire être assis tout simplement et se dépouiller du corps et du cœur. » (Udonge)
Expliquez la quadruple identité affirmée par Dôgen :
la trituration d’une fleur [nenge 拈華]
= le jeu de l’esprit du souffle vital [rô seikon弄精魂]
= être assis tout simplement [shikantaza只管打坐]
= se dépouiller du corps et du cœur [shinjindatsuraku身心脱落].
Y O : Je crois que la parole est aux pratiquants. Voulez-vous dire un mot ?
F A : Une fois assis les choses se font tout simplement. À partir du moment où il y a la posture, la réalisation se fait à l'instant même, même si elle n'est pas consciente.
R D : Je pense que la première fois qu'on fait zazen, on se retrouve dans une situation où c'est : il faut qu'on se débrouille avec soi. Et en fait se débrouiller c'est vraiment se dé-brouiller de tout ce qu'on a en tête ou dans le corps. C'est comme ça qu'on en vient à se dépouiller du corps et du cœur.
Y O : À propos de se débrouiller : après la dernière séance on a un peu discuté et Dominique a dit que l'ancienne traduction de nirvâna c'est dénouement. Donc dé-nouer c'est un peu ça.
P F : Je me reconnais tout à fait dans ce qui vient d'être dit. Il y a un côté abandon de la volonté, de la recherche de maîtrise, dans shinjin datsuraku, dans "être assis tout simplement", dans le jeu de l'esprit et du souffle vital. Et du coup la trituration d'une fleur ce n'est pas « je triture c'est-à-dire que je la tourne à 90° etc. » mais c'est être en contact avec la fleur.
Y O : C'est ça. Et à la limite on triture la vacuité, inconsciemment.
An : Moi ça me parle moyennement en tant que pratiquante parce que le corps et le cœur sont présents dans la pratique. Être juste en contact avec ça (les émotions, la posture…), alors il y a un dépouillement qui se fait, mais pas un dépouillement du corps et du cœur.
Y O : Oui mais vous ne pouvez pas vous juger vous-même en disant : « je n'ai pas le dépouillement du corps et du cœur ». Peut-être que vous vous dépouilliez sans le savoir.
An : Là je disais juste comment le texte résonnait par rapport à la pratique, sans jugement.
Y O : Pour moi je pense que le dépouillement peut être inconscient de même qu'à l'œil nu on ne voit pas que la fleur est en train d'éclore.
An : Si, je vois que quelque chose éclôt dans la pratique. Et il y a un dépouillement, oui, mais néanmoins le terme « dépouillement du corps et du cœur » pour moi ça ne résonne pas.
► C'est vrai qu'en français le mot cœur a une double signification : l'organe du cœur, mais aussi le cœur sentimental.
► Le cœur c'est aussi le centre de l'être.
Y O : Ici le mot cœur c'est shin 心 qui correspond au mot sanskrit citta dans la traduction par Kumârajîva. Or citta c'est le cœur mais c'est la pensée aussi, c'est aussi là où siègent les sentiments et les émotions égotiques (et égoïstes aussi).
Dans la terminologie bouddhique, au niveau des Écritures sino-japonaises, par bonheur ou par malheur – je pense que c'est par bonheur – à partir de Kumârajîva le terme sanscrit citta qui veut dire initialement la pensée, est traduit par le caractère shin 心 qui désigne le cœur. Mais ce n'est pas habituel dans la nomenclature des écritures chinoises profanes, c'est typiquement bouddhique. C'est pour cela que tout à l'heure j'ai cité un mot de maître Dôgen : « Cet univers entier est sentiments et émotions des fleurs » parce que chez les fleurs il n'y a pas d'égo c'est la résonance totale.
► Est-ce que ce n'est pas aussi la perception mentale de ce qu'on ressent, par exemple au niveau de la fleur c'est l'odeur ?
Y O : Oui aussi. On ne peut pas trancher parce qu'il y a tout ça dans ce caractère shin 心. Et aussi (comme c'est le cas chez maître Dôgen) on reprend le sens profane initial mais en changeant les contextes. Seulement c'est une longue histoire, il faut discuter des heures et des heures.
Et dans la terminologie bouddhique la pensée se dit kô 考.
3°) Troisième question : la fleur d’Udumbara.
En somme, qu’appelle-t-on la « fleur d’Udumbara » ? S’agirait-il d’une fleur parmi d’autres, ou bien serait-elle une fleur qui n’existe pas réellement, sinon dans une légende ?
► La fleur d'Udumbara c'est la vacuité.
Y O : Disons la vacuité fleurie.
F C : Moi j'ai noté : elle n'est ni une fleur parmi d'autres ni une légende, mais la fleur de la fleur toujours possible dans toute floraison.
Y O : C'est beau ça !
Quatrième partie : les poèmes
À l’instar de maître Nyojô, composez un court poème en utilisant obligatoirement ces deux mots : « fleur(s) » [ge/hana 華] et « dépouillement du corps et du cœur » [shinjin-datsuraku身心脱落].
1. « Dans le dojo cette nuit-là la parole du maître proclamant le dépouillement du corps et du cœur éveille le disciple assis sur son zafu.
Et le jour se lève.
Au cœur de la neige, la fleur entend le vent souffler en rafales.
Printemps sur toute la terre. » (Christiane Marmèche)
Commentaire : La première partie fait écho à l'expérience que maître Dôgen a eue avec maître Nyojô en entendant cette expression shinjin-datsuraku adressée à son voisin qui s'était endormi ; la deuxième partie reprend ça au niveau de la nature, en effet on peut entendre au deuxième sens que le vent c'est ce qui est transmis dans une école.
On peut y trouver des couples (qui indiquent des relations où les mots sont deux tout en étant une unité), certains mots n'étant présents qu'indirectement : nuit / jour ; maître / disciple ; Parole / éveil ; étude / pratique ; assis / levé ; hiver / printemps ; caché / dévoilé ; au cœur de la neige / toute la terre.
2. « La neige du trottoir vole sous le balai
Corps et cœur se dépouillent
Le thé réchauffe les doigts gourds
Éclosent à chaque instant les fleurs. » (François Marmèche)
Commentaire : Ça fait écho à une certaine vision du travail du zen dans l'instant présent qui n'est pas forcément le travail de l'assise. L'éveil se produit à tout moment sans qu'on le sache, dans toute activité, à condition que les choses soient faites. Ici c'est la neige qui vole, ce n'est pas moi qui balaye la neige, ni toi ni lui. C'est le thé qui réchauffe les doigts gourds, ce n'est pas moi qui ai chaud aux doigts. Mais il n'empêche que c'est l'interaction de toutes ces circonstances qui produit une éclosion, qui est l'éclosion à chaque instant d'un éveil qui n'est pas forcément conscient, mais qu'on peut voir si on a l'œil. 3. « Caché au cœur des choses naît le germe de la graine.
La floraison du bourgeon et la maturité du fruit dans la fleur de l'arbre.
De la même façon, pas d'attente, pas de fin dans le dépouillement du corps et du cœur. »
(Françoise Riou)
Commentaire : Quel que soit le regard porté sur les différentes facettes de la fleur (et la fleur c'est la vie) la façon de triturer la fleur, être assis, mue le corps et le cœur. 4. « Il n'y a pas de fleur à transmettre, c'est le travail silencieux du jardinier qu'on imite.
Dépouillée du corps et du cœur la fleur qui se jardine n'en reste pas moins fleur
Et l'Udumbara au prunier associe son parfum. » (Aurélien)
(Sans commentaire)
5. « Un doigt, le vent, les pétales de la fleur tombent.
Dépouillement du corps et du cœur ; la lune se lève ; la fleur s'ouvre d'elle-même.
Toutes les craintes s'envolent et le dharma continue de tourner. » (Martine)
Commentaire : J'ai déjà tout expliqué. 6. « Nouvel an d'étude,
Dépouillement du corps et du cœur,
Transmission d'une fleur. » (Patrick Michel)
Commentaire : Le style haïku s'est imposé. Il représente à mes yeux la sobriété, l'expression épurée de toutes fioritures tel que je perçois le zen. "Nouvel an d'étude" fait bien entendu référence à la période actuelle, et mentionne qu'il est nécessaire de joindre l'étude à la pratique ; "dépouillement du corps et du cœur" : l'accent est mis sur la pratique [cf Note 1 du texte Udonge] ; "transmission d'une fleur" n'est autre que le travail de Yoko qui me triture. 7. « Telle une fleur battue par les vents
Le sage recherchera le dépouillement du cœur et du corps. » (Anne)
(Sans commentaire) 8. « La fleur d'Udumbra silencieuse au matin sous un dais de lumière irisée,
Effleurée par la brise, libère un parfum suave et sucré.
M'étant dépouillée du corps et du cœur,
La goutte de rosée perle du rosier pourpre et se moque de l'orage qui gronde. » (Florence)
Commentaire : J'ai fait ce poème à partir de mon expérience et de la compréhension du texte. Au départ le corps est là car les cinq pétales de la fleur d'Udumbara pour moi c'est les cinq sens : évocation du silence (l'ouïe) ; de la lumière (la vue) ; l'effleurement de la brise (le toucher) ; le parfum suave et sucré (le goût). Et une fois dépouillée du corps et du cœur, il ne reste plus que la fleur (ou l'image de la fleur peut-être) qui est là quelles que soient les circonstances extérieures. 9. « Tourner les mots, triturer les mots,
La fleur éclôt,
Revêtus, le corps, le cœur!
Ils entrent dans ce monde de poussière.
Tourner le silence, triturer le silence,
La fleur s'épanouit,
Dénudés, le corps, le cœur !
Ils entrent dans l'éveil.
Tourner la fleur, triturer la fleur,
La fleur choit,
Dépouillés, le corps, le cœur!
Ils entrent dans le nirvâna. » (David Masson)
Commentaire : La première strophe concerne la pensée discursive ; la deuxième concerne l'arrêt de la parole ; le troisième stade transcende la pensée et la non-pensée.
10. « Assis dépouillé du corps et du cœur, sans penser
Chassé par le vent comme les fleurs de prunier. » (François Cavalier)
Commentaire : C'est une histoire d'immédiateté. 11. « La fleur n'y fut pour rien.
Rien d'explicite ne fut transmis.
Mais c'est par le dépouillement du corps et du cœur que l'Éveillé et Shâriputra en un instant ne firent qu'un tout en étant eux-mêmes.
Un sourire devait en témoigner pour tous les temps. » (François Aubin)
(Sans commentaire) 12. « Comme la source de l'éternité jaillit dans ce temps qui est là,
Une toute petite fleur éclose en silence dit le secret,
Secret de la plénitude qui se dépouille du corps et du cœur. » (Yoko Orimo)
Commentaire : J'ai mis trois oxymores : l'éternité et le temps ; silence et dire ; la plénitude et le dépouillement. Y O : Merci beaucoup. J'étais ravie de faire cet atelier. C'était magnifique ! |