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Y a-t-il eu réception du principe de proportionnalité par la jurisprudence dite du bilan coût-avantages ? Des auteurs (52) ont soutenu que la jurisprudence inaugurée par le Conseil d'Etat le 28 mai 1971 dans l'affaire Ville nouvelle Lille Est (53) et développée le 20 octobre 1972 dans l'affaire Société civile Sainte-Marie de l'Assomption (54) était une application du principe de proportionnalité. Cette jurisprudence fut ensuite étendue aux permis de construire accordés en dérogation aux plans d'urbanisme (55) ou à l'inscription d'un projet d'intérêt général dans un plan d'urbanisme (56). Une jurisprudence d'inspiration semblable s'est développée parallèlement au sujet des décisions administratives autorisant le licenciement d'un salarié (57). D'autres auteurs, au contraire, pensent que le principe de proportionnalité tel qu'il s'applique en matière de libertés publiques n'a rien à voir avec la jurisprudence du bilan. Ainsi, dans ses conclusions relatives à une décision d'autorisation de licenciement, le commissaire du gouvernement Dondoux déclare : « S'agissant des motifs d'intérêt général invoqués à l'appui d'un refus d'autorisation, vous vous êtes refusés à contrôler la proportionnalité ou encore le caractère raisonnable de l'atteinte que ce refus peut porter aux intérêts en présence (celui du salarié, celui de l'entreprise et l'intérêt général proprement dit), vous avez du moins admis qu'une atteinte excessive serait de nature à justifier une annulation : vous avez donc transposé en la matière, même si le contexte est différent, votre jurisprudence Ville nouvelle Lille Est (58). » D'autres auteurs adoptent également cette position (59). Nous partageons cette seconde opinion. En réalité, cette jurisprudence met en oeuvre un simple contrôle de l'intérêt public. S'inspirant des techniques de rationalisation des choix budgétaires, alors fort en vogue, le Conseil d'Etat a décidé au début des années 1970 d'effectuer « un bilan coût-avantages (60) » ou encore de pratiquer « la mise en balance des avantages et des inconvénients, au regard de l'intérêt général, de la décision administrative critiquée (61) ». Plus précisément, par la technique du bilan, le juge ne s'assure pas de l'existence d'une certaine proportionnalité entre les atteintes portées aux droits des individus et le but poursuivi, mais il s'assure de l'existence d'un réel intérêt public, lequel doit résulter du solde positif produit par la comparaison entre tous les inconvénients présentés par la mesure (atteintes à des droits, atteintes à des intérêts publics autres que celui visé par la mesure, coût financier) et l'avantage obtenu par la promotion de l'intérêt public visé par la mesure. En d'autres termes, alors que, dans la jurisprudence classique sur les libertés publiques, le juge exigeait une stricte adéquation de la mesure aux besoins de façon à ce que les libertés publiques subissent le minimum de restrictions, dans la jurisprudence dite du bilan, le juge abandonne une conception binaire des relations administration-citoyen (intérêt public-liberté) et adopte une conception multipolaire des relations dans lesquelles s'inscrit l'autorité administrative qui agit : plusieurs intérêts s'affrontent, plusieurs intérêts privés (ceux dont les droits sont affectés négativement par la mesure et ceux qui vont en bénéficier) et plusieurs intérêts publics (outre celui dont l'autorité agissante a la charge, les autres intérêts publics dont sont responsables d'autres autorités publiques, y compris l'intérêt financier de la collectivité). Certes cette pesée ne peut être qu'approximative, ce qui explique que le juge ne censure que la mesure dont « les inconvénients sont excessifs eu égard à l'intérêt qu'elle présente (62) ». Mais l'emploi du mot « excessif » ne signifie nullement qu'il y a exigence de proportionnalité ; le mot exprime simplement que le contrôle exercé est minimal, exactement comme le mot « manifeste » signifie non pas la constatation de l'évidence, mais l'exercice d'un contrôle minimal. Cette dernière remarque implique évidemment que nous ne rangeons pas le contrôle de l'erreur manifeste parmi les cas d'application implicite du principe de proportionnalité, car l'erreur manifeste est pour nous une erreur grossière commise dans l'appréciation des faits (et donc pratiquement dans la qualification des faits). Cette remarque vaut également pour la jurisprudence du Conseil constitutionnel. La réception en droit constitutionnel français Pas plus que le Conseil d'Etat, le Conseil constitutionnel n'a jamais consacré explicitement le principe de proportionnalité. En revanche, il a appliqué nettement le principe de proportionnalité à un certain nombre d'affaires, même si nous adoptons une conception restrictive du principe, c'est-à-dire une conception qui exclut les cas où il y a contrôle de la poursuite réelle d'un objectif d'intérêt public (jurisprudence dite du bilan) ou censure les plus graves erreurs d'appréciation (erreur manifeste). Les cas où le principe de proportionnalité est appliqué Le Conseil constitutionnel contrôle tout d'abord la proportionnalité lorsque le texte constitutionnel exige la proportionnalité des restrictions apportées aux droits des personnes. Ainsi, l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen proclame : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ». De fait, le Conseil constitutionnel a maintes fois contrôlé la nécessité de la peine instituée par le législateur (63). Bien qu'il ait affirmé le principe du contrôle restreint, il n'a pas hésité à censurer à deux reprises des dispositions législatives pour avoir édicté « une sanction qui pourrait, dans nombre de cas, revêtir un caractère manifestement disproportionné » (30 décembre 1987) ou « une sanction manifestement disproportionnée par rapport aux faits susceptibles de motiver de telles mesures » (20 juillet 1993). En d'autres termes le mot « manifeste » indique simplement l'existence d'un contrôle restreint portant sur la proportion de la peine par rapport aux faits reprochés, ce qui confirme le bien-fondé de l'exclusion de l'erreur manifeste du champ de cette étude. Mais parfois, le Conseil constitutionnel va plus loin et contrôle la proportionnalité des atteintes que la loi autorise de porter à certains droits garantis par la Constitution. Cette remarque vaut tout d'abord pour les lois prévoyant des privations de liberté : ainsi dans une décision du 9 janvier 1980, le Conseil constitutionnel censure une disposition législative parce que celle-ci prévoit le maintien en situation de rétention des personnes expulsées pendant sept jours (64) ; il procède à une nouvelle censure du même type en 1986 (65). De même, au sujet de la liberté de communication, le Conseil constitutionnel affirme le 28 juillet 1993 : « Le statut des établissements d'enseignement supérieur ne saurait limiter le droit à la libre communication des pensées et des opinions garanti par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen que dans la seule mesure des exigences du service public en cause ». Enfin, lorsqu'il y a nécessité de concilier un objectif de valeur constitutionnelle (correspondant généralement à l'intérêt de la collectivité) et une liberté, le Conseil constitutionnel applique, au moins implicitement, le principe de proportionnalité. Ainsi, dans une décision, déjà ancienne, relative au droit de grève dans les services publics, le Conseil constitutionnel a posé le principe suivant : « En ce qui concerne les services publics, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour effet de faire obstacle au pouvoir du législateur d'apporter à ce droit les limitations nécessaires en vue d'assurer la continuité du service public ; ces limitations peuvent aller jusqu'à l'interdiction du droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l'interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays » ; et de fait les dispositions législatives contestées furent déclarées contraires à la Constitution pour avoir trop limité le droit de grève (66). Ce principe conduisit également le Conseil constitutionnel à censurer une disposition législative prévoyant en termes trop absolus et trop généraux une retenue de traitement pour service non fait (67). De même, à propos de la loi prévoyant la réintégration de certains salariés licenciés pour faute simple commise à l'occasion d'une grève, le Conseil constitutionnel affirme : « Les contraintes découlant de cette réintégration ne dépassent pas, par leur étendue, les charges que, dans l'intérêt général, la société peut imposer à ses membres et ne sont pas manifestement disproportionnées par rapport à ce but d'intérêt général (68). » Les cas où il n'y a pas application du principe de proportionnalité Compte tenu de la définition adoptée, à savoir l'exigence d'un rapport de proportionnalité entre l'atteinte portée aux droits d'une personne et les objectifs d'intérêt général poursuivis par l'autorité publique, nous ne rangeons pas parmi les cas d'exercice du contrôle de proportionnalité les cas où le Conseil constitutionnel repose sur la constatation d'une erreur manifeste, car ce sont seulement les limites de la marge d'appréciation qui sont manifestement franchies. Cette remarque vaut principalement pour la jurisprudence constitutionnelle relative au principe d'égalité. Par exemple, dans les décisions relatives à l'égalité de suffrage, le Conseil a certes posé le principe de la proportionnalité approximative entre l'importance de la population d'une circonscription électorale et le nombre d'élus (69) et est, de ce fait, amené à rechercher si « les écarts de représentation entre les secteurs... ne sont ni manifestement injustifiables ni disproportionnés de façon excessive (70) ». Mais la recherche de la disproportion n'a pas pour objet d'imposer une proportionnalité entre l'ampleur des restrictions apportées aux droit des personnes et l'objectif d'intérêt général poursuivi par la collectivité ; elle a simplement pour objet d'établir l'éventuelle violation du principe d'égalité compte tenu de ce que le principe d'égalité n'a pas à être respecté de façon rigoureuse, que l'on doit tolérer de légères atteintes à l'égalité, spécialement pour tenir compte d'autres impératifs d'intérêt général et que seules les inégalités grossières, c'est-à-dire manifestes, peuvent et doivent être censurées. Tout au plus pourrait-on soutenir que le principe d'égalité peut être limité dans la stricte mesure où cela est nécessaire pour satisfaire d'autres impératifs ayant également rang constitutionnel, et que le principe de proportionnalité limite également les atteintes que le législateur peut imposer au principe d'égalité comme il limite les restrictions que le législateur peut imposer aux libertés ; mais nous pensons que l'assimilation du principe d'égalité à une liberté est très artificielle et qu'à vrai dire le principe de proportionnalité est, comme le principe d'égalité, un principe qui s'applique à toutes les restrictions que le législateur peut imposer aux droits des personnes, le principe d'égalité ayant toutefois également vocation à régir les avantages que la collectivité publique peut fournir à ses habitants. Le résultat de cette trop longue étude tient en quelques propositions simples. En premier lieu, le principe de proportionnalité est essentiellement un principe de modération du pouvoir : l'autorité publique, qu'elle soit législative ou administrative, doit respecter au mieux les droits des personnes et, par conséquent, ne restreindre ceux-ci que dans la stricte mesure où cela est nécessaire à l'intérêt général. Ce principe s'impose évidemment d'une façon plus contraignante pour les autorités administratives que pour les autorités législatives, pour les libertés les plus essentielles que pour les autres droits des personnes. En deuxième lieu, ce principe a pour origine les droits allemand et suisse, puis il a été reçu par les autres pays germaniques ainsi que par les juridictions des Communautés européennes et du Conseil de l'Europe. Il a été reconnu comme une règle générale de droit objectif alors que les systèmes juridiques concernés sont largement fondés sur la théorie des droits publics subjectifs. En troisième lieu, il est surprenant que le principe de proportionnalité ait eu tant de mal à s'implanter dans la jurisprudence administrative française qui privilégie le droit objectif et ignore presque complètement l'idée de droit subjectif. A vrai dire, il convient de nuancer, car le Conseil d'Etat a développé depuis longtemps, et il continue de le faire, un contrôle de stricte nécessité qui est manifestement équivalent au contrôle de proportionnalité. Seule la consécration formelle manque. Quant aux efforts de la doctrine d'expliquer par le principe de proportionnalité d'autres jurisprudences, notamment celle du bilan, ils nous paraissent dangereux parce que l'inspiration (recherche de l'optimum et non plus défense des personnes) et les techniques employées (prise en considération des motifs et non plus des objectifs) sont fondamentalement différentes et ils ne peuvent à notre avis que nuire à la consécration du principe de proportionnalité par le Conseil d'Etat dans les cas où elle s'impose le plus, compte tenu des jurisprudences de nos voisins et des institutions européennes. En quatrième lieu, le Conseil constitutionnel semble devoir consacrer plus rapidement le principe de proportionnalité, peut-être parce qu'il se prononce exclusivement sur la constitutionnalité de règles appartenant au droit objectif. Incontestablement, il s'éloigne progressivement de la lettre des textes constitutionnels et commence à poser le principe de proportionnalité dans un nombre croissant de matières. L'expression même « principe de proportionnalité » reste néanmoins absente encore de son vocabulaire même si le mot « proportionné » apparaît déjà dans certaines décisions. Il reste à souhaiter que la France rejoigne la grande famille des droits qui consacrent le principe de proportionnalité. Les pays du sud de l'Europe s'y emploient déjà. |
Mots clés : ACTE ADMINISTRATIF (VALIDITE) * Contrôle des motifs * Erreur manifeste CONSTITUTION * Article de la Constitution * Conseil constitutionnel DROIT ET LIBERTE FONDAMENTAUX * Cour européenne des droits de l'homme * Vie familiale * Droits civiques POLICE ADMINISTRATIVE GENERALE * Exercice des pouvoirs de police * Illégalité des mesures excédant celles qui sont nécessaires PROCEDURE CONTENTIEUSE * Recours pour excès de pouvoir * Appréciation soumise à un contrôle normal DROIT COMMUNAUTAIRE * Cour de justice des Communautés européennes * Jurisprudence |
(1) Mélanges offerts à Marcel Waline, Le juge et le droit public, 1974, p. 297. (2) Michel Guibal, De la proportionnalité, AJDA 1978, p. 477 ; Jean-Paul Costa, Le principe de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil d'Etat, AJDA 1988, p. 434. (3) Xavier Philippe, Le contrôle de proportionnalité dans les jurisprudences constitutionnelle et administrative françaises, thèse Aix-en-Provence, Paris, Economica, 1990 ; et également l'excellente thèse non publiée de Joël Mekhantar, Le principe de la proportionnalité, thèse Paris II, 1990. (4) Otto Mayer, Deutsches Verwaltungsrecht, 3e éd. 1925, t. I, p. 222. (5) Ibid. p. 224. (6) Walter Jellinek, Verwaltungsrecht, 3e éd., p. 440. (7) Ibid. p. 441. Noter que bien d'autres exemples sont donnés dans ce passage. (8) Fritz Fleiner, Les Principes généraux du droit administratif allemand, traduction Eisenmann, 1933, p. 246. (9) Ernst Forsthoff, Traité de droit administratif allemand, traduction Michel Fromont, 1969, p. 130. (10) Hartmut Maurer, Droit administratif allemand, traduction Michel Fromont, LGDJ, 1995, p. 272. (11) Pierre Muller, Le principe de la proportionnalité, |