3. Article 6 du Code européen de bonne conduite administrative 6 Septembre 2001
Article 6
Proportionnalité
1. Lors de la prise de décisions, le fonctionnaire veille à ce que les mesures prises soient proportionnelles à l’objectif poursuivi. Il évite notamment de restreindre les droits des citoyens ou de leur imposer des contraintes lorsque ces restrictions ou ces contraintes sont disproportionnées par rapport à l’objectif de l’action engagée.
2. Lors de la prise de décisions, le fonctionnaire respecte le juste équilibre entre les intérêts des personnes privées et l’intérêt public général.
4. Conseil d’Etat, arrêt de 19 mai 1933 Conseil d'Etat
statuant
au contentieux N° 17413 17520
Publié au recueil Lebon
M. Tissier, président
M. Ingrand, rapporteur
M. Michel, commissaire du gouvernement
lecture du vineri 19 mai 1933
REPUBLIQUE FRANCAISE AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS Vu les requêtes et les mémoires ampliatifs présentés pour le sieur Benjamin Y... , homme de lettres, demeurant ... et pour le Syndicat d'initiative de Nevers Nièvre représenté par son président en exercice, lesdites requêtes et lesdits mémoires enregistrés au Secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 28 avril, 5 mai et 16 décembre 1930 tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler deux arrêtés du maire de Nevers en date des 24 février et 11 mars 1930 interdisant une conférence littéraire ;
Vu la requête présentée pour la Société des gens de lettres, représentée par son délégué général agissant au nom du Comité en exercice, tendant aux mêmes fins que les requêtes précédentes par les mêmes moyens ; Vu les lois des 30 juin 1881 et 28 mars 1907 ; Vu la loi du 5 avril 1884 ; Vu les lois des 7-14 octobre 1790 et 24 mai 1872 ;
Considérant que les requêtes susvisées, dirigées contre deux arrêtés du maire de Nevers interdisant deux conférences, présentent à juger les mêmes questions ; qu'il y a lieu de les joindre pour y être statué par une seule décision ;
En ce qui concerne l'intervention de la Société des gens de lettres : Considérant que la Société des gens de lettres a intérêt à l'annulation des arrêtés attaqués ; que, dès lors, son intervention est recevable ;
Sur la légalité des décisions attaquées : Considérant que, s'il incombe au maire, en vertu de l'article 97 de la loi du 5 avril 1884, de prendre les mesures qu'exige le maintien de l'ordre, il doit concilier l'exercice de ses pouvoirs avec le respect de la liberté de réunion garantie par les lois des 30 juin 1881 et 28 mars 1907 ;
Considérant que, pour interdire les conférences du sieur René X..., figurant au programme de galas littéraires organisés par le Syndicat d'initiative de Nevers, et qui présentaient toutes deux le caractère de conférences publiques, le maire s'est fondé sur ce que la venue du sieur René X... à Nevers était de nature à troubler l'ordre public ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que l'éventualité de troubles, alléguée par le maire de Nevers, ne présentait pas un degré de gravité tel qu'il n'ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l'ordre en édictant les mesures de police qu'il lui appartenait de prendre ; que, dès lors, sans qu'il y ait lieu de statuer sur le moyen tiré du détournement de pouvoir, les requérants sont fondés à soutenir que les arrêtés attaqués sont entachés d'excès de pouvoir ;
DECIDE : Article 1er : L'intervention de la Société des Gens de Lettres est admise. Article 2 : Les arrêtés susvisés du maire de Nevers sont annulés. Article 3 : La ville de Nevers remboursera au sieur René X..., au Syndicat d'initiative de Nevers et à la Société des Gens de Lettres les frais de timbre par eux exposés s'élevant à 36 francs pour le sieur X... et le Syndicat d'initiative et à 14 francs 40 pour la Société des Gens de Lettres, ainsi que les frais de timbre de la présente décision. Article 4 : Expédition ... Intérieur.
Abstrats : 16-03-03 COMMUNE - POLICE MUNICIPALE - POLICE DES MANIFESTATIONS, REUNIONS ET SPECTACLES - Liberté de réunion - Conférences publiques - Interdiction non justifiée.
49 POLICE ADMINISTRATIVE - Liberté de réunion.
5. M. Fromont, Le principe de proportionalité, dans AJDA, 1995
| AJDA 1995 p. 156
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Le principe de proportionnalité.
Michel Fromont, Professeur à l'université Paris I (Panthéon-Sorbonne)
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| Il y a vingt et un ans, le président Braibant publiait dans les Mélanges Waline un article intitulé « Le principe de proportionnalité (1) ». Depuis, d'autres travaux (2), y compris des thèses, ont été écrits (3). Néanmoins la question même de l'existence du principe dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat se pose toujours : ni l'une ni l'autre de ces juridictions n'a formellement invoqué ce principe et la doctrine est toujours réduite à des rapprochements plus ou moins hasardeux entre un hypothétique principe et certaines jurisprudences dont l'existence est incontestable, mais dont la qualification pose encore problème. Pourtant le principe de proportionnalité correspond à une conception des rapports entre l'individu et la puissance publique qui n'est pas étrangère aux traditions françaises. En effet, ce principe n'est autre que la concrétisation de cette aspiration qui imprègne notre droit comme tous les droits d'Europe, celle de limiter autant que faire se peut les interventions de l'Etat : celles-ci doivent se limiter au strict nécessaire et donc être proportionnées aux objectifs d'intérêt général qu'a retenus le législateur, voire le constituant. Les incertitudes relatives à l'existence même du principe dans le droit public français n'empêchent d'ailleurs pas la doctrine de découvrir dans la jurisprudence de nombreux cas d'application, parfois même en trop grand nombre selon nous. Ce n'est d'ailleurs pas l'un des moindres paradoxes que des applications de ce principe incertain soient repérées par la doctrine non seulement dans la jurisprudence administrative, soucieuse de modérer la force des pouvoirs attribués à certaines autorités administratives par le législateur ou la coutume, mais encore dans la jurisprudence du Conseil constitutionel, ce qui est alors une manifestation de l'envahissement des techniques du droit administratif dans le droit constitutionnel et donc d'une tendance à faire du législateur le simple exécutant des règles constitutionnelles telles qu'elles sont interprétées par le juge. A vrai dire, le principe de proportionnalité est né hors de France, plus précisément dans les pays germaniques (Allemagne, Suisse) ; puis il a été reçu par diverses juridictions germaniques (Autriche et Pays-Bas) et européennes dont les deux plus importantes sont la Cour de justice des Communautés européennes et la Cour européenne des droits de l'homme. C'est d'ailleurs sous l'influence de ces jurisprudences européennes que les tribunaux et la doctrine ont cherché à acclimater le principe. Ces différentes observations commandent la méthode adoptée. En effet, aussi longtemps que le principe de proportionnalité n'a pas été formellement consacré par le juge français, la doctrine française ne peut, à notre avis, rattacher au principe de proportionnalité que les jurisprudences françaises qui correspondent à la notion européenne de proportionnalité. Nous posons d'autant plus volontiers ce postulat que nous considérons que les notions plus larges adoptées parfois par la doctrine française nous semblent peu conformes à la logique intrinsèque de la notion. Notre démarche sera donc la suivante : dégager d'abord la notion européenne du principe de proportionnalité, confronter ensuite les jurisprudences françaises avec la notion européenne.
Le principe de proportionnalité en Europe
Le principe de proportionnalité étant né dans certains pays germaniques, nous verrons d'abord ce qui constitue en quelque sorte les origines du principe en analysant les grandes phases du développement de ce principe dans ces pays. Puis nous tracerons à grands traits la « réception » de ce principe dans d'autres pays germaniques et surtout en droit européen.
Le principe de proportionnalité en Allemagne et en Suisse
En Allemagne
C'est en Allemagne que le principe de proportionnalité a pris son développement le plus spectaculaire. Le principe apparaît très tôt dans la jurisprudence de la Cour administrative suprême de Prusse. Dans son célèbre traité de droit administratif allemand, Otto Mayer écrivait déjà à propos de l'exercice des pouvoirs de police : « La réaction de l'autorité de police ne peut viser que l'administré dont provient la perturbation. Lorsque la loi autorise des mesures énergiques, cela va de soi. Mais en outre, en raison de son fondement dans le droit naturel, l'exigence de proportionnalité de la réaction demeure valable et détermine l'ampleur de la manifestation de force qui doit être considérée comme admissible. Elle s'impose juridiquement, comme toutes ces choses, par la voie de l'interprétation des lois relatives à la matière concernée et des habilitations générales accordées par la loi à l'autorité administrative (4). » Et l'auteur d'utiliser une image évangélique : on ne doit pas arracher le blé avec la mauvaise herbe. Plus loin, il précise sa pensée : « Là où le maintien de l'ordre semble devoir être assuré par un moyen plus doux, l'autorité commet un excès de pouvoir si elle emploie un moyen plus brutal (5). » Walter Jellinek poussera plus loin l'analyse des limites apportées au pouvoir de police puisqu'il distingue alors quatre types de mauvais exercice du pouvoir de police : excès (Ubermass), inaptitude (Ungeeignetheit), insuffisance (Unzulänglichkeit) et nocivité (6) (Schädlichkeit). En particulier, selon l'éminent auteur, « il y a excès lorsque la police exige plus que ce qui est nécessaire pour parvenir à un ordre normal ». Par exemple, « elle ne peut pas imposer la destruction d'une baraque qui menace ruine lorsqu'une réparation suffirait (Cour administrative de Prusse 30 mars 1922) ou l'arrêt d'une installation bruyante lorsque des travaux permettraient d'assourdir le bruit (Cour administrative de Hesse 25 septembre 1920) ou la destruction complète d'un mur lorsque seule la partie supérieure menace de tomber (Cour administrative de Bade 7 février 1899) (7) ». Fritz Fleiner devait ramener le principe à celui de nécessité lorsqu'il écrit : « Il rentre dans la fonction de la police de prendre les »mesures nécessaires« pour le maintien de la sécurité publique. La restriction à la liberté individuelle ne doit jamais excéder la mesure absolument nécessaire. La police ne doit pas employer des canons pour tirer sur les moineaux. Si, par exemple, un aubergiste vend de l'alcool contrairement aux clauses de l'autorisation d'exploiter un débit qui lui a été donnée, la police n'a pas le droit de fermer purement et simplement le débit ; elle dispose alors de moyens plus doux (peine d'exécution, peine de police). Le moyen le plus énergique doit toujours rester l' ultima ratio. L'intervention de la police doit être adéquate aux circonstances, elle doit être proportionnée (8). » Avec la Loi fondamentale de 1949, le principe de proportionnalité prend une nouvelle dimension. De fait, après avoir rappelé que le principe est ancien : « Depuis toujours, le Tribunal administratif supérieur de Prusse a vérifié si les décisions de police étaient »nécessaires« . Ce contrôle ne portait pas seulement sur la question de savoir si la police avait le droit d'intervenir, mais également sur la question de savoir si la mesure prise était proportionnée au but poursuivi (9) », le professeur Forsthoff ajoutait : « Il était facile de généraliser cette règle. En effet, même si l'on ne veut ni ne doit empêcher l'Etat de parvenir à ses fins, la Constitution protège avec tellement d'insistance la liberté et le libre épanouissement de la personne que l'on ne peut pas admettre que le législateur et l'administration imposent à la liberté des restrictions qui excéderaient ce qui est nécessaire pour atteindre le but poursuivi. C'est en ce sens que le principe a valeur constitutionnelle. » Ainsi dorénavant le principe de proportionnalité avait valeur constitutionnelle et s'imposait à l'ensemble de l'activité de l'administration (non seulement de la police) et à toute l'activité du législateur. Dans l'ouvrage du professeur Maurer (10), l'état actuel de la jurisprudence administrative allemande est ainsi décrit : « Le principe de proportionnalité, qui s'applique avant tout lors de l'émission d'actes administratifs imposant une charge ou une sujétion, mais également de façon générale en dehors de ce domaine, se réfère au rapport entre le but et les moyens. Une mesure qui est mise en oeuvre en vue d'atteindre un but (ou un résultat) déterminé doit obligatoirement être conforme à une certaine proportionnalité au sens large du terme, c'est-à-dire qu'elle doit être appropriée, nécessaire et demeurer dans de justes proportions par rapport à son but. La terminologie n'est pas parfaitement fixée ; on parle parfois de l'interdiction de l'excès, de l'exigence de l'atteinte la plus faible possible aux droits des intéressés, etc. Dans la réalité des choses, il y a toutefois accord sur les points suivants : 1) La mesure en cause n'est appropriée que si elle est de nature à atteindre à coup sûr le résultat recherché ; 2) La mesure appropriée n'est nécessaire que si d'autres moyens appropriés affectant de façon moins préjudiciable la personne concernée et la collectivité ne sont pas à la disposition de l'autorité ; 3) La mesure nécessaire ne présente un caractère de proportionnalité au sens étroit que si elle est hors de proportion avec le résultat recherché... Le principe de proportionnalité au sens large découle du principe de l'Etat de droit et doit toujours être respecté. D'ailleurs, il ne s'applique pas seulement à l'administration, mais aussi au législateur... Enfin il est appliqué de façon tout à fait générale pour déterminer les limites des droits fondamentaux, notamment en tant qu'impératif imposant une appréciation du poids respectif du droit de l'individu à une liberté et de celui de l'intérêt public à une limitation affectant cette liberté. » Cette longue citation manifeste bien les caractéristiques du principe de proportionnalité dans l'un des pays d'origine : il a valeur constitutionnelle, est un principe ayant pour objet de modérer l'exercice du pouvoir législatif et du pouvoir administratif, il impose un certain équilibre entre l'atteinte portée aux droits individuels et l'intérêt que présente cette atteinte pour l'intérêt de la collectivité, il comporte les trois exigences de l'aptitude, de la nécessité et d'un rapport de proportion stricto sensu.
En Suisse
« Si, en Allemagne, la théorie de la proportionnalité a été surtout développée dans le domaine de la juridiction administrative, elle est apparue en Suisse au moment où l'on a commencé à attribuer à l'Etat des compétences législatives en matière économique lui permettant de restreindre la liberté de l'industrie et du commmerce (11). » De fait, le principe de la proportionnalité (les auteurs suisses de langue française semblent préférer cette expression à celle de principe de proportionnalité) a d'abord été conçu comme une limite apportée au pouvoir législatif lorsqu'il restreint certaines libertés publiques, notamment les libertés économiques, puis il a été étendu aux décisions administratives en matière de police ainsi qu'aux sanctions administratives, puis aux retraits d'autorisations administratives ou d'octroi de prestations et même aux conditions restreignant la portée d'une autorisation ou de l'octroi d'une prestation. Comme le fait remarquer Pierre Moor, le principe a même été utilisé par le juge administratif pour contrôler des décisions de caractère discrétionnaire : « En ce sens, le principe de la proportionnalité permet de dépasser une trop stricte dichotomie entre le contrôle de la légalité et le contrôle de l'opportunité et, en quelque sorte, a pour effet de structurer juridiquement le champ de la liberté d'appréciation laissée à l'administration (12). » Quant au contenu du principe, il consiste, selon Pierre Moor, en « l'exigence d'une adéquation à la fin d'intérêt public poursuivie ». Le principe de la proportionnalité se décompose en trois règles, la règle d'aptitude (« le moyen choisi doit être propre à atteindre le but visé »), la règle de la nécessité (« entre plusieurs moyens, doit être choisi celui qui, tout en atteignant le but visé, porte l'atteinte la moins grave aux intérêts privés ») et la règle de la proportionnalité au sens étroit (« elle met en balance la gravité des effets de la mesure choisie sur la situation de l'administré et le résultat escompté du point de vue de l'intérêt public »). Les rapports avec d'autres principes généraux de l'activité administrative sont présentés de la façon suivante par Pierre Moor : « Le principe de la proportionnalité est le complément nécessaire du principe de l'intérêt public, dont il est parfois malaisé de le distinguer. Par rapport à l'opération de balance des intérêts, la proportionnalité manifeste qu'un intérêt public en soi suffisant ne peut néanmoins pas se réaliser à n'importe quel prix, ou, autrement dit, qu'il peut arriver que les moyens requis sont si graves qu'il importe de renoncer à l'objectif poursuivi ». Ces remarques nous seront précieuses pour définir la notion européenne de proportionnalité à la fin de cette partie.
La réception du principe de proportionnalité aux Pays-Bas et en Autriche
Alors que le principe de proportionnalité est ancien dans les deux premiers pays étudiés, il n'en va pas de même pour les Pays-Bas et l'Autriche où la réception est récente.
Aux Pays-Bas
En droit néerlandais, le principe de proportionnalité (evenredigheidsbeginsel) s'appliqua tout d'abord exclusivement dans le domaine des sanctions, qu'il soit expressément consacré par la loi (13) ou qu'il ne le soit pas (sanctions économiques, révocation d'une autorisation ou de l'octroi d'un avantage (14)). Un peu comme en France où le principe du respect des droits de la défense ne s'est guère développé pendant longtemps au-delà du domaine des sanctions, de même aux Pays-Bas le principe a eu longtemps un champ d'application limité aux sanctions. Le principe de proportionnalité n'a fait l'objet d'une consécration législative générale qu'avec la promulgation en 1992 de la première partie de la loi générale sur le droit administratif : « Les conséquences défavorables qu'entraîne une décision pour une ou plusieurs personnes intéressées ne doivent pas être disproportionnées par rapport aux buts visés par la décision (15) » (art. 3. 4, 2e al.). Du fait même que le droit néerlandais ne prévoit pas de contrôle de constitutionnalité, le problème du caractère constitutionnel du principe et de la soumission du pouvoir législatif à ce principe ne se pose pas.
En Autriche
En Autriche, le principe de proportionnalité n'a pas encore pris un grand développement dans le contrôle de la légalité des actes administratifs par la Cour administrative fédérale (par opposition au contrôle de la constitutionnalité qui est assuré exclusivement par la Cour constitutionnelle) ; certes le principe a parfois été consacré par la loi (notamment la loi sur l'emploi de la contrainte par l'administration), mais il n'a pas été considéré par la Cour administrative comme une règle générale de rang simplement législatif ; or cette juridiction n'a pas vocation à appliquer des règles de rang constitutionnel. En revanche, la Cour constitutionnelle d'Autriche, qui a le monopole du contrôle de la constitutionnalité tant des lois que des actes administratifs, a admis le caractère constitutionnel du principe de proportionnalité, mais elle ne l'a fait qu'assez tardivement. Cela tient à ce que le juge constitutionnel autrichien a eu pendant longtemps une attitude très prudente, ne voulant pas consacrer l'existence de règles constitutionnelles non écrites. C'est seulement depuis que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales a été intégrée dans le bloc des règles constitutionnelles en 1964 que le problème de la reconnaissance du principe de proportionnalité s'est posé à la Cour ; en effet, nous verrons plus loin que divers articles de la convention posent implicitement la règle de la proportionnalité (« mesures nécessaires dans une société démocratique »). C'est pourquoi, après quelques hésitations, la Cour a accepté d'appliquer le principe à partir de 1980. Elle le fit d'abord à l'occasion de restrictions apportées par le législateur ou l'autorité administrative à un droit garanti par la convention de Rome, mais presque en même temps elle le fit à propos de restrictions apportées à des droits garantis par un texte constitutionnel autrichien, notamment la loi fondamentale de 1867 sur les droits généraux des citoyens. Ainsi, c'est à l'occasion de l'examen du respect de l'article 8 de la Convention par la loi sur la police des étrangers que la Cour déclara en 1985 : « La loi doit fixer les principes de la balance entre intérêts et veiller à une proportionnalité convenable (16) ». Mais, dès 1987, la Cour déclarait à propos de la liberté de l'industrie et du commerce garantie par l'article 6 de la Loi fondamentale de 1867 (mais non pas la Convention) : « Les règles législatives restreignant la liberté d'exercice d'une profession ne sont acceptables que si elles sont exigées par l'intérêt public, qu'elles sont aptes à atteindre le but et proportionnées à celui-ci et qu'en outre elles peuvent être justifiées objectivement (17). » Même si quelques variantes terminologiques peuvent être observées, elles sont négligeables et l'on peut considérer que le principe de proportionnalité comprend en droit autrichien les trois règles d'aptitude, de nécessité et de proportionnalité stricto sensu comme dans les autres pays. L'influence de la jurisprudence constitutionnelle allemande et surtout de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme n'y est pas étrangère.
La réception du principe de proportionnalité par les Cours européennes
Dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme
De nombreuses dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et du citoyen (§ 2 des articles 8, 9,10 et 11 de la Convention, § 3 de l'article 2 du Protocole 4) posent le principe de proportionnalité sous la forme suivante : il ne peut y avoir d'ingérences dans l'exercice d'un droit ou de restrictions apportées à une liberté que si celles-ci constituent des « mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui » (formule employée par les articles 9 et 11, les articles 8 et 10 constituant de simples variantes). Une telle formule a conduit la Commission et la Cour à exercer un véritable contrôle de la proportionnalité des mesures soumises à leur examen. Par exemple, à propos du droit au respect de la vie privée, la Cour a affirmé : « pour se révéler nécessaire dans une telle société dont tolérance et esprit d'ouverture constituent deux des caractéristiques, une atteinte à un droit protégé par la Convention doit notamment être proportionnée au but légitime poursuivi (18). ». De même à propos du respect de la liberté d'expression, la Cour a jugé que la décision judiciaire restreignant le droit des journaux de publier des articles sur une affaire devant être prochainement jugée ou la condamnation pour diffamation d'un journaliste critiquant vertement un homme politique ou encore la condamnation pour concurrence déloyale et violation des règles professionnelles sur la publicité étaient des restrictions disproportionnées par rapport au but poursuivi (19). Ou bien encore, la Cour a jugé que le système anglais du closed shop constituait une restriction à la liberté d'association « qui ne saurait être considérée comme proportionnée aux buts poursuivis (20) ». Cette jurisprudence est une nouvelle preuve de la filiation étroite existant entre l'idée de nécessité et celle de proportionnalité : à la limite, la proportionnalité exprime simplement l'exigence d'une stricte nécessité. Cependant la Cour a appliqué le principe de proportionnalité en dehors des cas prévus expressément par la Convention et les protocoles (21). Dès un arrêt du 23 juillet 1968, la Cour exige qu'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé pour qu'une discrimination ne soit pas arbitraire et échappe ainsi à la prohibition de l'article 14 de la Convention (22) ; depuis lors toute la jurisprudence relative à l'article 14 de la Convention repose sur le principe de proportionnalité (23). De même, à propos du respect du droit de propriété privée, la Cour déclare : « Aux fins de cette disposition, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu [...]. Inhérent à l'ensemble de la Convention, le souci d'assurer un tel équilibre se reflète aussi dans la structure de l'article 1 du Premier Protocole (24). » Le principe de proportionnalité est ainsi devenu pour la Cour européenne des droits de l'homme une règle générale qui lui sert à moduler l'ampleur du contrôle qu'elle exerce sur les pouvoir d'appréciation des Etats et spécialement de leurs législateurs.
Dans la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne
Comme la Cour européenne des droits de l'homme, la Cour de justice des Communautés européennes a commencé par n'appliquer le principe de proportionnalité que dans les cas où s'appliquait une disposition des traités impliquant l'existence d'un tel principe, puis elle a fait progressivement une application générale du principe. En premier lieu, la Cour fit application de l'article 40, § 3, du traité instituant la Communauté économique européenne (appelée aujourd'hui Communauté européenne) aux termes duquel la politique agricole commune « peut comporter toutes les mesures nécessaires pour atteindre les objectifs définis à l'article 39 » (accroître la productivité, assurer le niveau des agriculteurs, stabiliser les marchés, garantir la sécurité des approvisionnements, assurer des prix raisonnables pour les consommateurs (25)). En effet, dès l'affaire 11/70, Internationale Handelsgesellschaft, l'avocat général Dutheillet de Lamothe en tirait « le droit fondamental [...] pour l'individu de ne voir sa liberté d'agir que dans la mesure nécessaire à l'intérêt général » et, de fait, la Cour rechercha si la disposition contestée était « appropriée en vue d'assurer le fonctionnement normal de l'organisation du marché des céréales, dans l'intérêt général tel que défini par l'article 39 du traité (26) ». Selon H. Kutscher, la Cour aurait considéré que le principe de proportionnalité était également consacré par les articles 36, 48 § 3 et 115, 2e et 3e alinéas (27). Pour rendre générale l'application de ce principe, la Cour a commencé par invoquer l'article de la Convention européenne des droits de l'homme. Ainsi, dans l'arrêt Rutili, elle s'est fondée sur le principe général « consacré par les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales [...] et de l'article 2 du protocole n° 4 [...] qui disposent en des termes identiques que les atteintes portées, en vertu des besoins de l'ordre et de la sécurité publics, aux droits garantis par les articles cités ne sauraient dépasser le cadre de ce qui est nécessaire à la sauvegarde de ces besoins dans une société démocratique (28) ». Aujourd'hui, la Cour applique de façon tout à fait générale le principe de proportionnalité. En effet, elle l'applique tant au législateur communautaire qu'au législateur national, tant à l'administration communautaire qu'à l'administration nationale. Le principe s'applique tout d'abord au législateur et apparaît ainsi comme une sorte de principe supralégislatif. A l'encontre du législateur communautaire, la Cour a posé très tôt cette règle qui apparaît en quelque sorte comme un précurseur du principe de subsidiarité ; ainsi, à l'occasion de l'examen de la validité d'un règlement communautaire prescrivant l'interdiction de plantations nouvelles de vignes, elle a recherché « s'il existe un rapport raisonnable entre les mesures prévues par le règlement et l'objectif poursuivi en l'occurrence par la Communauté (29) ». Cette jurisprudence a d'ailleurs été expressément suivie par le nouvel article 3B du traité instituant la Communauté européenne : « L'action de la Communauté n'excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du traité ». A l'encontre du législateur national, la Cour a formulé la même exigence ; ainsi l'affaire dite du Cassis de Dijon montre que la Cour impose le respect de la règle de proportionnalité pour qualifier une règle nationale de « mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative (30) ». Mais le principe de proportionnalité s'applique également aux mesures administratives. Ainsi l'autorisation que peut accorder la Commission au profit d'un Etat désireux de prendre des mesures de sauvegarde commerciale doit respecter le principe de proportionnalité : « la Commission, en étendant l'autorisation litigieuse à une demande concernant une opération d'importance négligeable au regard de l'efficacité de la mesure de politique commerciale envisagée par l'Etat membre concerné, introduite, pour le surplus, à une époque où le principe de libre circulation s'appliquait sans restriction à la marchandise en cause, a dépassé les limites de ce qui était nécessaire au sens de l'article 115 (31). » De même les autorités nationales ne peuvent pas prononcer des sanctions douanières disproportionnées : par exemple, la Cour a jugé que « le fait, pour l'importateur, de ne pas respecter l'obligation de déclarer l'origine première d'une marchandise ne saurait donner lieu à l'application de sanctions disproportionnées, compte tenu du caractère purement administratif de l'infraction ; que, de manière générale, toute mesure administrative ou répressive dépassant le cadre de ce qui est strictement nécessaire, à l'Etat membre d'importation, en vue d'obtenir des renseignements raisonnablement complets et exacts sur les mouvements de marchandises relevant de mesures de politique commerciale particulières, doit être considérée comme mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative prohibée par le traité (32) ». Enfin, dans certains cas, le principe de proportionnalité est utilisé par la Cour pour interpréter des dispositions de droit communautaire : le législateur communautaire est censé n'avoir pas voulu une intervention publique disproportionnée à l'objectif poursuivi (33). Quant au contenu du principe, il comporte bien en droit communautaire les trois sous-principes d'aptitude (ou d'adéquation), de nécessité et de proportionnalité stricto sensu. La Cour ne l'a jamais dit explicitement, mais les arrêts ont appliqué très clairement les trois éléments composant le principe (34). Ainsi parti de l'Allemagne et de la Suisse, le principe de proportionnalité a gagné à la fois les autres pays de langue germanique, l'Autriche et les Pays-Bas, et les deux grandes branches du droit européen, le droit du Conseil de l'Europe et celui de l'Union européenne. Cette extension ne s'est pas accompagnée d'un changement appréciable de son contenu (adéquation, nécessité, proportionnalité stricto sensu) ; partout, le principe a pour objet de modérer le pouvoir des autorités publiques dans le souci d'assurer le respect d'un minimum d'autonomie des individus, autonomie qui trouve généralement son expression dans des droits subjectifs opposables aux pouvoirs publics. La nature juridique du principe de proportionnalité est partout la même : c'est une règle de droit objectif. Seul son rang varie : règle constitutionnelle en Allemagne, en Suisse et en Autriche, le principe demeure une simple règle législative aux Pays-Bas, car ceux-ci ignorent le contrôle de constitutionnalité ; quant au droit européen, il accorde au principe au moins une valeur quasi constitutionnelle puisqu'il s'impose au respect du législateur national (Conseil de l'Europe, Union européenne) et même à celui du législateur communautaire. C'est dans ce cadre que doit être posée maintenant la question de l'éventuelle consécration du principe de proportionnalité par le droit français.
Le principe de proportionnalité est-il consacré en droit français ?
La question de la réception du principe de proportionnalité s'est d'abord posée en droit administratif français il y a une vingtaine d'années sous l'influence de la jurisprudence de juridictions internationales auxquelles appartenaient des membres du Conseil d'Etat français (35). Mais en réalité le principe était appliqué déjà depuis assez longtemps, il est vrai, de façon implicite ; en revanche, il n'est pas certain que la jurisprudence du milieu des années 1970 constitue véritablement une application supplémentaire du principe. Quant à la réception en droit constitutionnel, la question ne s'est évidemment posée qu'avec le développement de la jurisprudence constitutionnelle, spécialement à la fin des années 1970.
La réception en droit administratif français
La réception implicite par la jurisprudence de la nécessité en matière de police
Dès le début de ce siècle, le Conseil d'Etat pose la règle selon laquelle l'autorité publique ne peut limiter une liberté publique que dans la stricte mesure du nécessaire. Cette jurisprudence semble avoir été inaugurée dans une affaire mettant en cause la liberté des cultes. Le maire de Sens avait pris, le 1er septembre 1906, un arrêté interdisant « toutes manifestations religieuses et notamment celles qui ont lieu sur la voie publique à l'occasion des enterrements ». Après avoir affirmé que le maire « doit concilier l'accomplissement de sa mission [de maintien de l'ordre] avec le respect des libertés garanties par les lois » et rappelé que « l'article 1er de la loi du 9 décembre 1905 garantit la liberté de conscience et le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées dans l'intérêt de l'ordre public », le juge déclare que « l'intention manifeste du législateur a été de respecter autant que possible les habitudes et les traditions locales et de n'y porter atteinte que dans la mesure strictement nécessaire au maintien de l'ordre (36) ». Cette jurisprudence est constante et s'applique même aux manifestations religieuses non traditionnelles : ainsi, le préfet de police n'avait pas, selon le Conseil d'Etat, le droit d'interdire une messe en plein air sur l'esplanade du palais de Chaillot, « dès lors que ladite cérémonie n'était pas de nature à menacer la tranquillité ou la sécurité publique dans des conditions telles qu'il ne pût être paré à tout danger par des mesures de police appropriées (37) ». Puis le Conseil d'Etat a étendu cette jurisprudence à des cas où il ne pouvait plus se référer à l'intention présumée du législateur. Il l'a fait dans un arrêt rendu le 19 mai 1933 à propos de l'interdiction faite à l'écrivain René Benjamin de tenir une réunion à Nevers. Après avoir rappelé que le maire « doit concilier l'exercice de ses pouvoirs avec le respect de la liberté de réunion », le juge estima que « l'éventualité de troubles, alléguée par le maire de Nevers, ne présentait pas un degré de gravité tel qu'il n'ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l'ordre en édictant les mesures de police qu'il lui appartenait de prendre (38) ». Cette jurisprudence a eu maintes fois l'occasion de s'appliquer tant aux mesures restreignant la liberté de réunion (39) qu'aux mesures restreignant la liberté d'aller et de venir (40) ou la liberté d'expression (41). Elle est également applicable aux atteintes portées à la liberté de l'industrie et du commerce (42) ou aux droits du propriétaire d'une entreprise (43). A partir de la IVe République, cette jurisprudence fut même étendue à la protection de certains droits sociaux. Cette extension a tout d'abord été réalisée en matière d'exercice du droit de grève dans les services publics à partir de l'idée que « la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour conséquence d'exclure les limitations qui doivent être apportées à ce droit comme à tout autre en vue d'en éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l'ordre public (44) ». Puis le contrôle de proportionnalité a été exercé à propos de l'examen du bien-fondé des décisions administratives approuvant ou non des règlements intérieurs d'entreprises ; par exemple, le juge a estimé dans un arrêt du 1er février 1980 que, « eu égard à l'atteinte qu'elles portent aux droits de la personne », les dispositions litigieuses « excèdent, par leur généralité, l'étendue des sujétions que l'employeur pouvait légalement imposer en l'espèce en vue d'assurer la sécurité dans son entreprise (45) » ; on remarquera que, dans ce cas, l'Etat est autorisé à intervenir pour protéger les droits individuels des travailleurs contre des mesures prises par l'employeur au nom de l'intérêt de l'entreprise. Faut-il ajouter à cet inventaire l'arrêt du 5 mai 1976 du Conseil d'Etat relatif à une décision administrative autorisant un employeur à licencier un délégué du personnel (46) ? On pourrait le penser puisque le juge administratif y recherche « si les faits reprochés au salarié sont d'une gravité suffisante pour justifier son licenciement ». Néanmoins des commentateurs officieux de cet arrêt, MM. Nauwelaers et Fabius, l'ont contesté dans cette revue (47) dans les termes suivants : « Le Conseil d'Etat n'a pas transposé dans ce domaine la jurisprudence, traditionnelle en matière d'atteinte aux libertés, selon laquelle il doit légalement exister une adéquation précise entre la décision de l'autorité de police et les nécessités de l'intérêt général ou de l'ordre public. La rédaction de l'arrêt implique seulement que l'autorité administrative doit rechercher une conciliation »raisonnable, c'est-à-dire suffisante« entre les différents intérêts et libertés en cause (ceux du salarié, de ses mandants, de l'employeur et de la collectivité) ». Or nous verrons qu'à notre avis le contrôle de la conciliation entre de nombreux intérêts divergents ne relève pas du contrôle de nécessité. Il n'en demeure pas moins vrai que la lettre du texte de l'arrêt n'autorise pas une telle interprétation puisque l'autorité administrative doit seulement veiller à ce « qu'une atteinte excessive ne soit pas portée à l'un ou à l'autre des intérêts en présence », c'est-à-dire, selon nous, seulement l'intérêt du travailleur en cause et l'intérêt de l'entreprise, tels qu'ils sont protégés l'un et l'autre par la loi. En revanche, à la liste des cas d'application du contrôle de nécessité, il convient d'ajouter non seulement les cas où le juge administratif vérifie si, en cas de circonstances exceptionnelles, les mesures prises par l'administration sont proportionnées au but poursuivi, l'exemple le plus remarquable étant l'arrêt Canal (48), mais encore les cas où le contrôle de proportionnalité est en quelque sorte restreint du fait de l'emploi de la notion d'erreur manifeste, l'exemple majeur étant fourni par le contrôle de la proportionnalité entre la gravité de la faute reprochée et la gravité de la sanction infligée (49). Un inventaire complet de cette jurisprudence nous conduirait également à recenser les cas où le Conseil d'Etat applique le principe de proportionnalité comme règle posée par la Convention européenne des droits de l'homme, jurisprudence qui n'est pas sans rappeler celle de la Cour constitutionnelle d'Autriche qui a été analysée plus haut. Nous citerons un seul exemple : dans l'affaire jugée le 19 avril 1991, le Conseil d'Etat s'est référé explicitement à la Convention européenne pour affirmer : « Compte tenu de son comportement postérieurement aux condamnations prononcées, la mesure d'expulsion prononcée à l'encontre de M. Belgacem, a, eu égard à la gravité de l'atteinte portée à sa vie familiale, excédé ce qui était nécessaire à la défense de l'ordre public ; dans ces conditions, elle a été prise en violation de l'article 8 de la convention précitée (50). » L'ensemble de cette jurisprudence relative au contrôle juridictionnel de la nécessité de mesures portant atteinte aux libertés ou aux droits des individus se caractérise principalement par l'exigence d'un rapport de proportionnalité entre la mesure prise et le but poursuivi. Il est vrai que bien des analystes ont fait remarquer que l'appréciation de l'adéquation au but se ramenait en fait à celle de l'adéquation au motif : par exemple, c'est l'ampleur des menaces pour l'ordre public qui est prise en considération pour apprécier la légalité d'une mesure de police ou c'est la gravité de la faute qui est prise en considération pour apprécier la validité d'une sanction. Mais, en réalité, derrière le motif il y a bien le but ; ainsi dans les exemples précédents, à la menace pour l'ordre public (motif) correspond le souci de parer à cette menace (but) et, de même, à la gravité de la faute (motif) correspond la nécessité de punir cette faute (but). Par conséquent, l'atteinte à une liberté que réalise la mesure de police (contenu) est bien appréciée au regard du but, celui d'assurer le maintien de l'ordre public ; et dans le second exemple, l'ampleur de la punition est bien appréciée au regard du but qui est de punir. Une autre remarque doit être faite : alors que la jurisprudence étudiée est incontestablement fondée sur l'idée de proportionnalité, elle n'est pas présentée par le juge administratif comme l'application d'un principe général du droit qui serait le principe de proportionnalité. La chose est d'autant plus étonnante que le droit administratif français repose exclusivement sur des règles de droit objectif. A cet égard, la situation est assez paradoxale si l'on observe que le droit administratif allemand, qui est tout entier construit sur la notion de droit public subjectif, a consacré sans difficulté l'existence du principe de proportionnalité comme règle générale du droit objectif. En réalité, comme le suggère le livre du professeur Xavier Philippe (51), le juge français a tendu, du moins dans les années 1930-1980, moins à dégager des règles nouvelles que des techniques de contrôle de l'acte administratif telles que l'erreur manifeste ou le bilan coût-avantages que nous allons étudier maintenant.
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