voir suppl. xi).
3) cette dialectique, enfin, est spéculative au sens où, dans tout ce processus, la pensée se découvre progressivement elle-même dans les déterminations de l’étant qu’elle produit ainsi comme son propre miroir (speculum), en produisant ses propres déterminations à elle.
2°) Une philosophie de la nature, qui décrit cette nature et la totalité de ses déterminations comme le résultat du processus progressif de l’« autoposition de soi » (Sichselbstsetzen) de la pensée du sujet comme idée dans l’autre auquel elle donne lieu dès lors que, se pensant elle-même, elle se déploie en ses propres déterminations à elle, et qu’elle pose en son être, comme être-autre, en se posant elle-même en lui – où “position” (Setzung, par quoi Kant a traduit le grec θήσις = positio) a le sens originel, grec, de l’établissement de quelque chose en son être, et, conformément à l’interprétation kantienne de cet être lui-même comme objectivité, celui de son objectivation. –
3°) Une philosophie de l’esprit, enfin, qui décrit le processus au travers duquel la pensée du sujet comme idée se ressaisit elle-même dans cet autre objectif qu’est alors pour elle la nature, s’y reconnaît elle-même comme cela même qui l’a produit en s’y posant soi-même, y devient ainsi « pour soi » (für sich) ce qu’elle y était déjà « en soi » (an sich) et s’y retrouve finalement elle-même « chez soi auprès de soi » (bei sich) ; cela, en l’occurrence, en tant que cet « esprit » (Geist) qui, comme âme, entendement, conscience et raison de l’homme, et en un processus qui fait l’essence même de l’histoire, conquiert progressivement sa liberté par rapport à la nature, puis se produit, se pose dans cette même nature en produisant progressivement tout un « monde » objectif dans lequel il finit par se reconnaître lui-même comme ce qui l’a produit. Au terme de quoi la pensée, se sachant alors en toute certitude être elle-même toute la réalité objective telle qu’en son être même – savoir certain de soi de la pensée comme totalité de l’étant en son être qu’expose justement la philosophie systématique de Hegel, – trouve du coup à s’accomplir comme cette science de l’étant en son être même à laquelle, depuis Platon, toute la tradition a vu la philosophie ne pouvoir faire autre chose qu’aspirer, tendre, sur le mode de cet « amour » (φιλία) entendu comme « désir » (ἐπιθυμία) que le français du XVIIe siècle appelait encore « l’étude » ; ce que Hegel, dans la Préface à sa Phénoménologie de l’esprit, annonçait d’ailleurs lui-même, programmatiquement, en ces termes :
Contribuer à ce que la philosophie se rapproche de la forme de la science – dans le but qu’elle puisse déposer son nom d’amour pour le savoir et être savoir effectif , – c’est là ce que je me suis proposé.67
Cela de telle sorte que serait alors enfin accomplie la tâche de la philosophie qu’Aristote avait formulée en ces termes (cit. 19) :
Ce qui et jadis, et maintenant, et toujours, est recherché, et toujours sans issue [aporétique], qu’est l’étant [sous-entendu : qu’est(-)ce qui est proprement étant… (en tant que proprement étant)] ? cela c’est : qu’est l’οὐσία [l’être, le séjour (à demeure) dans l’être] ?
LA « RESCENDANCE » DU PLATONISME
DANS LES PHILOSOPHIES POST-HÉGÉLIENNES Si le propos de ce cours était d’introduire à la pensée contemporaine, l’on pourrait considérer que c’est chose faite avec la présentation de la position philosophique fondamentale de Hegel selon laquelle l’étant à proprement parler n’est rien d’autre que le sujet absolu dans le processus de son autoproduction comme la totalité consciente de soi de cet étant tel qu’en son être même. Car comme le dit Martin Heidegger dans un recueil de notes des années 1936 à 1946 sur la question de la métaphysique68 :
En dépit des banalités que l’on débite sur l’effondrement de la philosophie hégélienne, le fait subsiste qu’au XIXe siècle cette philosophie a été la seule à déterminer la réalité, non pas sans doute sous la forme extérieure d’une doctrine acceptée et suivie, mais comme métaphysique, comme domination de l’étantité au sens de la certitude. Les mouvements de riposte à cette métaphysique font partie d’elle-même. Depuis la mort de Hegel (1831), les mouvements de riposte occupent toute la scène, non seulement en Allemagne, mais aussi en Europe.
Avec ceci que, pour Heidegger, ces mouvements de riposte à la philosophie hégélienne ont, dans leur ensemble, le caractère de ce qu’il lui est arrivé d’appeler la « rescendance » (hapax ?) ; terme construit sur le mot “transcendance” pour désigner le mouvement de la pensée qui, contrairement à la métaphysique – laquelle part de l’étant tel qu’il se présente de lui-même à partir de lui-même, soit par nature, pour remonter, au-delà de cet étant lui-même, à ce qui fait le fondement de son être même, – présuppose à l’inverse ce qui a été conquis par cette métaphysique pour alors le plonger dans l’étant, en le considérant comme une détermination immanente de cet étant lui-même.
C’est là ce qui pourrait être repéré, entre autres, dans ces trois pensées qui vont orienter de façon déterminante le plus grand pan de la pensée du XXe siècle, savoir : les pensées de a) Søren Kierkegaard (1813-1855), b) Karl Marx (1818-1883) et c) Friedrich Nietzsche (1844-1900), lesquelles établissent respectivement les bases a’) des pensées de l’existence (dans une certaine mesure la pensée de Heidegger, puis les existentialismes – dont celui de Sartre, – ou encore la pensée de l’absurde de Camus), b’) des marxismes et néo-marxismes (dont celui de l’École de Francfort) et c’) de toutes sortes pensées contemporaines, telles celles de Foucault, Deleuze, Derrida et Vattimo, sans parler de Freud. Voilà en tout cas, présenté grosso modo et dans ses lignes directrices seulement, l’essentiel du corpus auquel, aujourd’hui encore, devrait se confronter quiconque prétendrait sinon philosopher – philosopher n’est jamais qu’un mode de penser parmi d’autres (encore que cela même, il faudrait déjà pouvoir le montrer !), – du moins se prononcer sérieusement sur la philosophie (et donc, ainsi, sur ce mode-là, continuer « quand même », « malgré tout », comme dirait notre C. F. Ramuz, à… philosopher !). C’est en tout cas ce qu’ont fait ceux qui ont prétendu se libérer de la philosophie traditionnelle (de la métaphysique traditionnelle), voire de la philosophie en somme. – Ainsi, entre autres exemples, Kierkegaard : la philosophie comme prétention abusive à une synthèse du réel et de l’idéel qui serait impossible en dehors de la foi en Jésus-Christ ; Marx : « la philosophie comme idéologie » collaborant à l’aliénation de l’homme par l’homme ; et Nietzsche : le philosophe comme « le plus grand criminel » contre la vie.
Nous héritons, nous, aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle, des pensées articulées durant les XIXe et XXe siècles, la question de savoir si et, le cas échéant, dans quelle mesure, et alors comment… et d’ailleurs pourquoi, somme toute, il faudrait, à supposer que cela soit somme toute possible, nous libérer, soit libérer notre pensée, et par suite nos actions comme notre langage lui-même, de la philosophie traditionnelle, sinon de la philosophie en somme. Tâchons donc d’être à la hauteur de cette question… et donc déjà de la pensée de ceux-là mêmes qui l’ont posée : à savoir, au-delà des Kierkegaard, Marx et Nietzsche déjà mentionnés : Freud, Wittgenstein, Husserl, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, Camus, Lévinas, Foucault, Deleuze, Derrida et d’autres encore, à commencer par le positivisme des sciences (Auguste Comte, Ernst Mach, etc.) et le positivisme logique (Bertrand Russel et al.) !
Mais sans perdre de vue la question de ce qui a pu prendre l’être humain d’adopter cette tournure-là de la pensée : celle de la philosophie ! Et donc l’histoire de celle-ci… dûment méditée sous l’égide de cette question ! xiii) Karl Marx, Différence de la philosophie démocritéenne et épicurienne de la nature, première partie, chapitre IV (perdu), note 2 (extraits)69 [1 …] s’agissant de Hegel, c’est par simple ignorance que ses élèves expliquent telle ou telle détermination de son système par l’accommodation ou une chose de ce genre, d’un mot : moralement. Ils oublient qu’en un temps qui vient à peine de passer, ils étaient, comme on peut le leur démontrer de manière évidente à partir de leurs propres écrits, suspendus avec enthousiasme à tout ce qu’il a d’unilatéral.
[2] Étaient-ils vraiment à tel point contaminés par la science reçue toute prête qu’ils s’y sont adonnés avec une confiance naïve et non critique : quel manque de conscience que de reprocher au maître de cacher une intention [Absicht] secrète derrière son intelligence des choses [Einsicht 70], pour qui la science n’était nullement reçue, mais en devenir, et faisait affluer le sang de son esprit le plus intime du cœur jusqu’aux confins de la périphérie. C’est bien plus sur eux-mêmes qu’ils jettent ainsi le soupçon, comme pour dire qu’ils n’ont pas pris cela au sérieux avant, et c’est leur propre état d’avant qu’ils combattent de telle sorte qu’ils l’imputent à Hegel, mais oublient ce faisant qu’il se tenait, lui, dans un rapport immédiat substantiel, eux dans un rapport de réflexion à son système.
[3] Il est concevable qu’un philosophe soit amené à telle ou telle inconséquence apparente à la suite de tel ou tel accommodement ; lui-même peut en être conscient. Mais ce qu’il n’a pas dans sa conscience, c’est que la possibilité de ces apparents accommodements ait sa racine la plus profonde [innerste Wurzel] dans une insuffisance ou une conception [Fassung] insuffisante de son principe même [seines Prinzips selber 71]. Donc, un philosophe se serait-il effectivement accommodé : ce que ses élèves ont alors à expliquer, et cela à partir de sa conscience essentielle intérieure [aus seinem innern wesentlichen Bewußtsein], c’est ce qui, pour lui-même, avait la forme d’une conscience exotérique. C’est de cette manière que ce qui paraît être un progrès de la conscience morale [des Gewissens] est en même temps un progrès du savoir [des Wissens]. Ce n’est plus la conscience morale particulière du philosophe qu’on suspecte, mais c’est la forme essentielle de sa conscience qu’on construit, élève à une figure et une signification déterminées, et c’est dans le même temps ainsi qu’on s’en sort en passant par-dessus [und (es wird) damit zugleich darüber hinausgegangen].
[4] Pour le reste, je considère ce revirement non philosophique d’une grande partie de l’école hégélienne comme un phénomène qui accompagnera toujours le passage de la discipline à la liberté.
[5] C’est une loi psychologique que l’esprit théorique devenu en soi libre [der in sich frei gewordene Geist], devienne énergie pratique [zur praktischen Energie wird], que s’extrayant en tant que volonté du royaume des ombres de l’Amenti, il se tourne contre l’effectivité du monde qui se trouve là sans lui [sich gegen die weltliche, ohne ihn vorhandene Wirklichkeit kehrt]. […] Seulement, la praxis de la philosophie est elle-même théorique. C’est la critique, qui mesure l’existence singulière à l’aune de l’essence, l’effectivité particulière à l’aune de l’idée. Seulement, cette réalisation immédiate de la philosophie est, de par son être-essentiel le plus intérieur, affectée de contradictions, et cet être-essentiel sien prend forme dans l’apparence et lui imprime son sceau.
[6] Quand la philosophie sort d’elle pour se tourner, en tant que volonté, contre le monde apparent [sich gegen die erscheinende Welt heraus kehrt], le système est réduit à une totalité abstraite, c.-à-d. qu’il est devenu un côté du monde auquel un autre côté fait face. Son rapport [Verhältnis] au monde est un rapport de réflexion. Spirituellement animé par la tendance [Begeistet mit dem Trieb] à se réaliser effectivement, il entre en conflit contre autre chose [gegen anderes]. L’autosuffisance et la complétude intérieures sont brisées. Ce qui était lumière au-dedans devient une flamme dévorante qui se tourne vers le dehors. En résulte ainsi la conséquence que le devenir-philosophique du monde [das Philosophisch-Werden der Welt] est en même temps un devenir-mondain [Weltlich-Werden] de la philosophie, que sa réalisation effective [celle de la philosophie] est en même temps sa perte [Verlust], que ce qu’elle combat au dehors est son propre manque intérieur, que c’est précisément dans le combat qu’elle tombe elle-même dans les défauts qu’elle combat chez la partie adverse, et qu’elle ne surmonte [aufhebt] ces défauts qu’en tombant dans ceux-ci. Ce qui vient à son encontre et ce qu’elle combat est toujours cela même qu’elle est, seulement avec des facteurs inversés.
[7] C’est là l’un des côtés, si nous envisageons la chose de manière purement objective, comme la réalisation immédiate de la philosophie. Seulement, elle [la chose] a aussi, et ce n’en est qu’une autre forme, une forme subjective. C’est le rapport du système philosophique en passe d’être effectivement réalisé à ses supports spirituels, aux consciences de soi singulières à même lesquelles apparaît son progrès. Il résulte du rapport [de la philosophie à ses supports spirituels, aux consciences de soi singulières] – ce qui, même dans la réalisation de la philosophie, se trouve face au monde, – que ces consciences de soi singulières ont toujours une exigence [Forderung] à deux tranchants, dont l’un se tourne contre le monde, l’autre contre la philosophie elle-même. Car ce qui se manifeste [erscheint 72] à même la chose comme un rapport en lui-même inversé [ein in sich selbst verkehrtes Verhältnis] se manifeste en elles comme une double exigence et action [Handlung] se contredisant en elle-même. Leur action de libérer [Freimachung] le monde de la non-philosophie est en même temps leur propre libération [Befreiung] de la philosophie qui, en tant qu’un système déterminé, les a jetées aux fers. Parce qu’elles ne sont elles-mêmes comprises que dans l’acte [Akt] et l’énergie immédiate du développement, et que, d’un point de vue théorique [in theoretischer Hinsicht], elles ne sont donc pas encore sorties [noch nicht hinausgekommen sind] de ce système, elles perçoivent seulement la contradiction avec la sculpturale égalité-à-soi-même [mit der plastischen Sich-selbst-Gleichheit] du système et ne savent pas qu’en se retournant contre celui-ci, elle ne font que réaliser effectivement ses moments singuliers.
[8] Finalement, cet être-dédoublé [Gedoppeltheit] de la conscience de soi philosophique se présente [tritt auf 73] comme une double orientation poussant son face-à-face à l’extrême [als eine doppelte, sich auf das extremste gegenüberstehende Richtung], dont la première, que nous pouvons désigner de manière générale comme le parti libéral, retient, comme détermination principale, le concept et le principe de la philosophie, l’autre son non-concept [Nichtbegriff], le moment de la réalité. Cette seconde direction est la philosophie positive. L’action [Tat] de la première est la critique, soit précisément le tournement de la philosophie vers le dehors [das Sich-nach-außen-wenden der Philosophie], l’action de la seconde est de chercher à philosopher [der Versuch zu philosophieren], soit le tournement en soi de la philosophie [das In-sich-Wenden-der-Philosophie], parce qu’elle sait le manque comme immanent à la philosophie, tandis que la première le conçoit comme manque du monde qu’il s’agit de rendre philosophique. Chacun de ces partis fait exactement ce que l’autre veut faire et ce qu’il ne veut pas faire lui-même. Mais le premier, dans sa contradiction interne, est en général conscient du principe et de son but. Dans le second, l’inversion [Verkehrtheit], pour ainsi dire la folie [Verrücktheit], se manifeste en tant que telle. Sur le fond, seul le parti libéral, parce qu’il est le parti du concept, conduit à des progrès réels, tandis que la philosophie positive n’est en état de conduire qu’à des exigences et des orientations [Tendenzen] dont la forme contredit la signification.
[9] Ce qui donc apparaît [erscheint] en premier lieu comme un rapport inversé et une disjonction hostile de la philosophie d’avec le monde, devient en second lieu une rupture de la conscience de soi philosophique singulière en elle-même, et apparaît finalement comme une séparation extérieure et un être-dédoublé [Gedoppeltheit] de la philosophie, comme deux directions philosophiques opposées. […]74.
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