L’Education nationale : que faire ?








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INTERVENTION DE M. JACQUES TREINER

Physicien
Je suis physicien théoricien, ancien professeur à Jussieu. J’ai aussi enseigné à des étudiants qui ne se destinaient pas à une carrière scientifique, notamment à Sciences Po. Mon cours s’intitulait : « L’avenir de la planète : population, énergie, climat » ; le but étant de donner le sens des ordres de grandeur à des gens qui étaient, comme on dit, des futurs décideurs, dans des domaine où les chiffres contribuent à faire la différence entre discours mondain et discours pertinent. J’ai aussi été responsable des programmes de physique-chimie qui ont été enseignés au lycée général et technologique de 2000 à 2012. Je me concentrerai ici sur le secondaire car il me semble que c’est le cœur du sujet, en mettant l’accent sur l’enseignement de la physique.
Construction des disciplines scientifiques
Commençons par distinguer collège et lycée. Découper l’enseignement scientifique en disciplines ne va pas de soi, dans la mesure où les systèmes auxquels on s’intéresse relèvent en général de plusieurs disciplines à la fois. Les phénomènes atmosphériques, par exemple, relèvent sans doute de la physique et de la chimie, mais aussi du vivant, qui a produit l’oxygène qu’on y trouve, et auquel est attaché le cycle du carbone par l’intermédiaire de la photosynthèse. Partir des phénomènes suppose une approche pluridisciplinaire, et les années de collège devraient être le lieu de construction des disciplines scientifiques, approfondies par la suite en tant que telles au lycée. L’enseignement intégré des sciences et de la technologie (EIST), tel qu’il est développé par l’association La main à la pâte auprès des écoliers et aussi des collégiens de sixième et de cinquième dans environ 200 établissements, va dans ce sens. Ainsi, un établissement du 15ème arrondissement propose au collège un itinéraire de questionnement scientifique qui intègre physique, chimie, sciences de la vie et de la terre à travers trois thèmes, approfondis chaque année (notre place dans l’univers, matières et structures, interaction système-environnement) ; la nécessité des disciplines se fait progressivement sentir parce qu’elles permettent une meilleure compréhension des choses. Car, si le monde est structuré comme il l’est, c’est parce que les interactions à l’œuvre (électromagnétisme, gravitation, interactions nucléaires…) sont ce qu’elles sont. Tout n’est pas dans tout. On peut faire de la chimie sans se préoccuper de gravitation ou d’interaction nucléaire. Et réciproquement, quand on s’intéresse aux noyaux atomiques, on peut faire abstraction de la chimie, car l’identité des noyaux atomiques n’est pas remise en cause dans les transformations chimiques.
En ce qui concerne l’enseignement des sciences au lycée, une question délicate à traiter, un obstacle difficile à franchir concerne la séparation des filières ; il y a théoriquement une filière littéraire (L), une filière économique et sociale (ES) et une filière scientifique (S). Le paradoxe, c’est que la filière S n’est pas la filière scientifique, c’est la filière des bons élèves. La filière économique et sociale correspond peut-être à un véritable choix des élèves. Mais ni les professeurs ni les parents d’élèves ne veulent vraiment faire en sorte que la filière S soit une vraie filière scientifique ni que filière L ait un peu plus d’allure et soit autre chose que le refuge d’élèves jugés médiocres. C’est un gros problème parce que ça transforme l’objectif de l’enseignement des sciences : il se donne pour but de se limiter à l’utilisation de résultats scientifiques, plutôt qu’au processus de leur établissement. Le texte du bac de physique de cette année fournit un bon exemple. Un des exercices avait pour but de tester la compréhension de l’effet Doppler. L’effet Doppler est ce phénomène bien connu (pensez à une moto qui passe devant vous) par lequel la fréquence d’une onde perçue par un observateur dépend du mouvement relatif de cet observateur et de la source émettrice : décalage vers les aigus si source et observateur se rapprochent, décalage vers les graves s’ils s’éloignent. Connaissant la formule mathématique décrivant le changement de fréquence en fonction des vitesses, on peut, par exemple, mesurer le débit sanguin dans une artère en émettant une onde acoustique et en observant sa réflexion sur les globules sanguins. Le travail de l’élève consiste donc, dans un texte qui décrit la procédure expérimentale, à reconnaitre ce qu’est la source, et ce qu’est l’observateur, de façon à appliquer la formule correctement. Ce qu’on lui demande, c’est de rechercher, dans le texte, l’information qui permet d’alimenter la formule donnée. Ce n’est pas créateur et cela ne recouvre qu’une partie de la démarche scientifique. Mais je comprends la logique de la démarche dès lors qu’on se retrouve avec une population scolaire qui va faire de tout (Sciences Po, études de médecine etc.) et qui, en moyenne, n’est pas attirée par ce qui constitue le cœur des matières scientifiques.

Pour préciser les choses, faisons un détour, et demandons-nous :
Qu’est-ce que comprendre ?
Comprendre est une activité créatrice. La preuve, c’est qu’on peut comprendre de travers ; on peut faire des erreurs de compréhension ; une erreur est une création de celui qui reçoit l’enseignement. Il a créé, pour lui, une mauvaise compréhension du sujet. Il peut en créer une bonne. Si un ami me raconte ce qui lui arrive et si je lui dis « je te comprends », c’est que j’ai de lui une représentation, une construction mentale, une théorie qui fonctionne dans ma tête comme je le vois se comporter lui-même dans la réalité. Je peux même prévoir ses réactions et assurer que dans telle situation il réagira de telle manière. Comprendre passe toujours par une recréation mentale de la réalité à laquelle je m’intéresse. Cet aspect n’est pas propre aux sciences ; un roman, c’est une reconstruction du réel par la pensée, comme l’est une œuvre d’art (peinture, sculpture etc.). Ce qui est spécifique aux sciences, c’est que cette reconstruction du réel par la pensée débouche sur l’établissement de lois universelles qui sont explicatives.
Ces lois universelles de la physique ont une expression mathématique, si bien que les rapports entre les mathématiques et la physique ne sont pas des rapports d’application d’une discipline dans une autre ; ce sont des rapports de constitution ; il n’y a pas de physique sans mathématique et il n’y a pas de mathématique sans physique, parce que les concepts de mathématiques sont des abstractions de la réalité objective du monde physique (objective car indépendante de nous). Pourtant, la plupart des professeurs de mathématiques et une fraction importante des professeurs de physique considèrent que les mathématiques sont une sorte d’outil, l’outil mathématique. La réalité est beaucoup plus complexe –et plus intéressante aussi– et il me paraît très important de travailler, dans l’enseignement, le rapport entre les mathématiques et les sciences. Mais ce sujet a été coupé dans les programmes : évidemment, si on veut simplement former des élèves à la vulgarisation scientifique, on n’a pas besoin de travailler ce rapport…
Qu’est-ce qu’une bonne explication ?
Comprendre, c’est donc disposer de bonnes explications. Quels critères adopter pour juger qu’on a une bonne explication ?
D’une part, une bonne explication, une bonne théorie, doit expliquer le plus de phénomènes possible en les reliant les uns aux autres. La théorie selon laquelle la terre tourne sur elle-même selon un axe de rotation incliné par rapport au plan de sa rotation autour du soleil met en relation l’existence des saisons et le fait que, à six mois d’intervalles, les étoiles proches semblent se déplacer sur le fond du ciel (phénomène de la « parallaxe des étoiles »).
D’autre part, une bonne théorie a une portée qui va au-delà des phénomènes qui ont été à son origine. Elle doit pouvoir permettre de faire des prédictions testables pour des phénomènes nouveaux, qu’on ne connaissait pas avant l’établissement de la théorie. Quand en 1864 Maxwell écrit les équations qui portent son nom, relatives à tout ce que l’on connaissait à l’époque sur l’électricité et le magnétisme, il s’aperçoit en les triturant qu’elles peuvent se mettre sous la forme de propagation d’ondes. Calculant la vitesse de propagation de ces « ondes », il trouve la vitesse de la lumière. Comme cela ne peut être une coïncidence, il conclut que la lumière doit être une « onde électromagnétique ». Mais celles-ci ne seront découvertes expérimentalement que vingt ans plus tard par Hertz. Le fait que quelque chose du monde réel (les ondes électromagnétiques, phénomène banal aujourd’hui) émerge sur le papier montre que les mathématiques et la physique n’ont pas des rapports d’application univoques, d’une matière vers l’autre. Nombreux sont les cas, dans l’histoire de la physique, où des phénomènes nouveaux jaillissent des équations, alors qu’on ne les connaissait pas auparavant. Les ondes gravitationnelles, l’anti-matière, les neutrinos etc., autant de phénomènes qui ont été prévus avant d’avoir été observés.
Enfin, une bonne explication doit être difficile à changer ; puisque, comme on l’a vu, une bonne théorie relie des phénomènes très divers, il est difficile de la modifier pour les besoins d’une question particulière, car on risque de détruire ce qu’elle permet d’expliquer par ailleurs. Un exemple classique, c’est la théorie de la relativité générale qui est née quand a été comprise la nécessité d’intégrer la gravitation à la relativité. Et aujourd’hui, en tenant compte du fait que les ondes électromagnétiques se propagent dans un environnement où elles sont soumises à la gravité terrestre, on arrive, avec le GPS, à localiser un objet à quelques mètres…
Enseigner
Mon propos rejoint certains messages précédents sur le questionnement et la problématisation. Ce n’est pas l’observation qui fait progresser la science, mais l’interrogation sur l’observation ; tel est le message qu’il faut faire passer à travers l’enseignement des sciences L’interrogation conduit à la formulation de conjectures ; c’est que se situe l’activité créatrice. Ensuite vient la phase de sélection des conjectures par confrontation avec l’expérience. Une conjecture a une portée qui permet de concevoir des phénomènes et de lancer l’expérimentation. Si celle-ci échoue, de deux choses l’une : ou bien on a fait une erreur dans l’expérimentation, ou bien il faut revenir à la conjecture et la modifier.
Je peux évoquer un exemple d’expérience qui permettrait de faire réfléchir des élèves : la goutte d’eau qui tombe sur une certaine surface et qui ne s’étale pas. Malgré l’apparence banale, c’est extrêmement profond ; après s’être posé quelques bonnes questions on entrevoit la théorie du mouillage. C’est le type de jeu qu’il faut jouer à l’école et je pense qu’avec un peu d’aide les professeurs pourraient utilement le mettre en place.
Le rôle du professeur n’est pas d’être le détenteur de la vérité. Ce n’est pas un vulgarisateur. Dans la vulgarisation, on expose les résultats, l’état des lieux et les interrogations d’une discipline. Dans l’enseignement, on cherche à rendre l’étudiant autonome, à ce qu’il puisse se débrouiller ensuite par lui-même et, au final, se passer du professeur. L’idéal, c’est qu’il puisse dire à l’élève : « Mon travail consiste à ce que tu n’aies plus besoin de moi pour comprendre. ». Et, lorsque l’élève y parvient, on réalise qu’enseigner est le plus beau métier du monde.

SESSION 4

L’ETUDE DES METHODES PEDAGOGIQUES PROPICES A FAIRE DE L’ELEVE UN AGENT ACTIF DE SON ENSEIGNEMENT ET NON PLUS SEULEMENT UN RECEPTACLE PASSIF

INTERVENTION DE M. DANIEL SIBONY

Mathématicien, philosophe et psychanalyste
Que peut-on attendre de l’éducation ? Surtout de l’éducation nationale, cet adjectif signifiant que la Nation a décidé de se charger de l’éducation des citoyens et que cela se fait avec des enseignants, des éducateurs qui eux-mêmes se consacrent à cette activité et attendent d’en vivre. Et voilà que cette éducation nationale révèle des problèmes, qui reflètent l’ensemble des problèmes que la nation supporte par ailleurs. Je vais donner et analyser quelques exemples à cet égard.
Quand j’ai écrit le livre Violence, il y a une vingtaine d’années, j’ai beaucoup parlé avec des profs du secondaire en banlieue ; l’une de ces personnes m’avait dit :

  • « Ma classe est partagé en deux moitiés, les Arabes et les Noirs, qui puisent dans leurs passés respectifs des motifs d’incessants reproches. Et moi, qu’est-ce que je fais là-dedans ?

  • Eh bien, vous enseignez votre matière, l’histoire et la géo. C’est très bien. 

  • Peut-être, me répondit-elle, mais de quel droit ? »

Et ce « de quel droit » a résonné très fort dans ma tête parce qu’il exprimait le concept, que je ne connaissais pas encore, de culpabilité perverse, de culpabilité narcissique. De quel droit allait-elle intervenir dans les têtes de ces jeunes qui avaient des problèmes bien plus urgents à régler ? Elle était requise dans une position de tiers qui aurait pu d’ailleurs la situer entre les deux camps ; elle ne s’en sentait pas le droit. Très souvent les enseignants, comme d’autres créateurs, bradent leur narcissisme, narcissisme dont on sait bien qu’il est la meilleure et la pire des choses. Mais avoir un narcissisme troué, entamé, vaut mieux à la fois que de n’avoir pas de narcissisme du tout ou que d’avoir un narcissisme plein, plein de lui, qui ne laisse pas suffisamment de jeu. Et nous sommes totalement dans le jeu de la vie et dans le jeu de l’être. Elle aurait pu se dire : « Et moi, qu’est-ce que je fais là-dedans, moi avec ma présence : je suis là, mais je ne compte pour rien ». Tous sont en scène et témoignent de notre présence au monde, de notre présence aux autres, à nous-mêmes, à notre histoire, de notre présence à l’être en tant qu’infini des possibles. Elle avait rejeté cet infini des possibles.
Une autre avait à faire un cours de philo sur l’acte. Et, quand elle arrive, elle constate que sa place et son bureau sont couverts d’ordures ; les élèves y avaient renversé des poubelles. Elle a fait son cours sur l’acte comme si de rien n’était ; elle rentre chez elle mais, le lendemain, elle n’a plus envie de revenir. Elle obtient un congé et elle constate peu après qu’elle n’a plus envie d’enseigner la philosophie, alors qu’auparavant elle en avait envie. Nouveau type de violence retourné contre soi ! Les élèves avaient fait un acte de violence, mais sa violence a été encore plus forte envers elle-même en faisant son cours comme si de rien n’était, avec Aristote et Kant, alors qu’elle avait sous le nez un acte. Elle aurait pu s’offrir le luxe de penser un acte, en quoi elle aurait transmis aux élèves la véritable nécessité de penser, qui est de penser en actes et de faire de la pensée elle-même un acte, plutôt que de faire un récital de pensée éminente. Là encore, chacun a ses raisons, tout comme les élèves qui n’arrivent pas à suivre, qui sont distraits, qui sont agités. Chacun a ses raisons mais, quand on entre dans cette phase de jeu, on s’engage à mener un certain jeu et c’est un jeu qui donne sur l’infini. Freud a eu raison de dire qu’il faut apprendre et qu’il faut se situer chaque fois en bordure de ce qu’on a appris : en avant, en arrière, en marge, mais pas dedans. Car alors on devient fonctionnaire de ce qu’on a appris et on fait fonctionner quelque chose.
Ce que j’attends de l’enseignant, c’est ce que j’ai essayé de susciter car j’ai enseigné quarante ans à l’Université (Jussieu, Vincennes, Saint-Denis), à des gens de toutes sortes : des profs, des chercheurs etc. A chaque fois, le terrain impliquait des expériences. Je me suis surpris les dernières années à instaurer un cours de pensée. J’ai convaincu les collègues et les étudiants qu’on exécutait des maths ou une analyse de texte ou un rapport sur la géopolitique, mais qu’on ne pensait pas à ce qu’on exécutait. On ne pensait pas notre présence à cet objet, à la présence de cet objet ; comme dans les jeux infinis on ne pense pas à l’irruption du hasard dans tous ces processus. Quand on commence un processus qui est technique, on espère par devers soi qu’il va surgir des problèmes inattendus auxquels on va s’affronter. Et c’est là qu’on se donne la plus grande jouissance. A la place, si on élude, il y aura de la souffrance ; la souffrance et la jouissance communiquent dans cet acte qui a quelque chose d’extraordinaire, d’ontologique, d’essentiel qui est d’apprendre à prendre place, à travailler l’emplacement pour se tenir debout, à enseigner les matières, à produire des effets qui convoquent chacun des acteurs à un certain dépassement des limites, à une certaine mise en jeu des limites. Apprendre à lire, c’est une chose extraordinaire ; très peu de gens sortent de la fac en sachant lire ; ils peuvent mettre à exécution une épistémologie de la lecture, une génétique du texte, toutes sortes de concepts, mais nous parlons là de rapport à l’être, à l’existence. Savoir lire, c’est presque être intelligent. Car qu’est-ce que l’intelligence si ce n’est intelligere, savoir lire entre les lignes ? Inter, interligne… Faire du lien quand il n’y en a pas et délier quand il y en a trop. La situation de l’enseignant, de celui qui transmet est toujours convoquée au bord de sa matière, au bord de ce qu’il transmet car c’est là que se transmettent les effets de l’inconscient qui convoquent la conscience.
Je disais quelquefois à ces profs : « Qu’est-ce qu’on fait ? » Et j’étais totalement harcelé par ce genre de questions : comment faire ? Je me suis un jour échappé en leur disant : Quand vous allez à un cours, demandez-vous comment vous allez passer les deux heures qui viennent le plus agréablement possible pour vous. Evidemment, si le plus agréable pour vous, c’est de lire l’Equipe dans un coin, alors ça donne une certaine limite qui d’ailleurs pourrait être poétique si vous l’assumiez. Car voilà où va éclater le vrai problème, c’est qu’il y a un défilement et que, dans ce défilement devant cette scène ontologique, le prof ne vient pas tout seul ; il est accompagné de sa matière et de sa passion pour sa matière. Et il est là pour être contagieux, c’est-à-dire pour transmettre, au-delà de ses projets, ce qui le rattache à cette matière. Le prof d’anglais doit avoir la passion de la culture anglaise, de la civilisation, de la langue. Car, dans tous ces lieux éducatifs, nous enseignons et nous apprenons à faire face au possible, à affronter le possible, chacun avec sa passion. C’est cela, apprendre à vivre. Les enseignants ont une passion déjà donnée ; mais les élèves, quelle est leur passion ? Il n’est pas évident que ce soit la passion d’apprendre car la passion d’apprendre, ça s’apprend. Les élèves sont, à tous les niveaux, comme des tout-petits. Si vous avez l’occasion d’expliquer quelque chose de compliqué en répondant à une question que vous a posée un petit, vous allez voir immanquablement son regard s’allumer et ça va briller d’autant plus qu’il aura l’impression que vous lui avez transmis quelque chose qui marche. J’insiste sur la dimension technique : quand il a un appareil et que ça marche, il a accès au tiers, il a accès à des retours symboliques, il a accès à des parts de lui-même qu’il ne soupçonnait pas. Peu importe qu’il jouisse surtout de clouer le bec à celui qui ne sait pas, ça fait partie de la routine narcissique normale…
Les élèves viennent donc avec ce potentiel de passion. Mais, dans la journée, ils sont fatigués et, le soir, encore plus fatigués ; et les pédagogues externes disent qu’on les a surchargés, qu’il faut alléger tout ça. Et s’ils étaient fatigués d’être déçus dans leur attente ! Car ce qui nous fatigue le plus, ce n’est pas de travailler, c’est que, dans le travail comme dans l’oisiveté, on n’a pas répondu à notre propre attente de vie. Ce qui nous fatigue, c’est de ne rien faire, avec cet aiguillon qui s’allume et qui en a marre de s’éteindre chaque fois parce qu’il n’a pas fait de rencontre ; alors l’obsession de l’allègement donne lieu à des escroqueries interminables. J’ai assisté à la fac, il y a trente ans, à des petites réunions rapides de profs où nous étions sollicités pour balayer la sélection. Et nous nous disions ; « Ils sont fous de vouloir supprimer la sélection, parce qu’ils vont la retrouver quelques kilomètres plus loin. Elle sera plus féroce, par exemple lors de l’insertion dans le marché du travail ». Et je vous assure que la toute dernière année que j’ai passée à la fac à Saint-Denis a été un peu honteuse pour moi parce que j’ai cru me retrouver au souk de Marrakech, ville où j’ai grandi, avec des élèves dont la copie méritait 2, à qui je donnais 4 et qui venaient négocier un 6 en vue d’obtenir un 8 grâce à la pression des autres profs et de passer. Il était temps que je parte ! Mais c’est sûr qu’il y a une façon de ne pas affronter le problème.
Je vais vous donner un autre exemple que j’ai cité dans mon livre où j’introduis la culpabilité perverse. Nous sommes dans une classe de banlieue où la prof veut faire une petite initiation au fait religieux. Ce matin, on a dit l’importance du fait religieux, sauf qu’il y a une hypocrisie à souligner parfois cette importance. Ainsi, quand on dit « religion et laïcité », chacun sait qu’on veut dire en fait « islam et laïcité » car les autres religions se tiennent plutôt tranquilles ; elles ont l’habitude que chacun donne sa culture religieuse dans sa propre chapelle. Donc la prof commence son cours en expliquant qu’il y a trois monothéismes ; le premier, c’est le judaïsme ; le deuxième, le christianisme et… Une main s’est levée :

  • « Madame, vous avez tout faux. Le premier, c’est l’islam.

  • Je ne veux pas parler de qualité, je parle chronologiquement. »

Et là, un tiers des élèves relève le doigt. Et la prof se défile : on ne fera pas d’initiation au fait religieux. Pourtant, dans des régions que je qualifierai de plus faciles, à Montaigne par exemple, un élève m’a dit qu‘il a eu des cours en bonne et due forme sur les hébreux, sur l’islam…
Quel sens peut avoir une éducation nationale qui devient une espèce de miroir multiforme qui renvoie les crispations dans la société, notamment cette peur panique d’affronter le conflit. Il y a des profs qui non seulement sont prêts à affronter le conflit, mais qui n’ont pas peur qu’il surgisse. Ainsi, certains profs de banlieue m’ont appelé après les événements pour que j’aille parler des identités dans leurs classes dont les élèves étaient à 80% issus de la diversité. Tout s’est très bien passé. Je n’ai même pas compris pourquoi eux avaient peur ; sans doute héritaient-ils d’une autre peur, la peur de l’encadrement qui ne les soutiendra pas et qui même sévira s’ils sont l’occasion de l’apparition de problèmes identitaires. Il faut au contraire qu’on puise en parler. Si on ne peut pas en parler dans la sphère sociale et encore moins en amont, où peut-on en parler ? Il y a là quelque chose qui est de l’ordre de l’inverse de l’enseignement. Un prof qui se défile, c’est un prof qui est résigné à exécuter sa routine, comme celle qui a fait le cours sur l’acte. Il vient simplement pour faire un cours dans telle ou telle matière ; Il ne s’agit pas de rencontrer des élèves et de se rencontrer soi-même dans une surprise devant l’étonnement à l’état pur. Et un élève qui se défile, c’est un élève qui est résigné à s’ennuyer et à exécuter le minimum de travail nécessaire pour avoir son diplôme.
On est loin de l’enjeu cosmique de cet espace de transmission, de l’enjeu où nous avons tous rendez-vous avec le divin, avec la grande nouvelle de la vie, ce qui ne contredit pas le besoin de croire, lequel n’est jamais que le besoin d’aimer. Croire, c’est donner son cœur. Sauf que la croyance est une forme un peu affaiblie de l’amour parce que c’est un placement de l’amour. Si un croyant rencontrait son dieu au coin de la rue, il paniquerait, il lui dirait : « Qu’est-ce que tu fais là ? Moi, je crois en toi, reste à ta place. » La croyance simplifie beaucoup les questions d’amour, mais tout cela tourne autour de la question de l’amour. On enseigne l’amour de l’être et du possible en différentes langues : en langue mathématique, en langue littéraire, en langue philosophique, en langue géographique, chacun sur ses points d’étonnement, d’émerveillement. Et si ça se transmet, on transmet à l’autre et à soi-même quelque chose qui est au-delà de telle ou telle matière, qui est un mélange de matières toutes premières, des matières originelles et surtout on met en pratique quelque chose qui pour moi a toujours été précieux et que j’ai fini par conceptualiser sous la notion d’entre-deux. On enseigne ceci parce qu’on tient à cela. On apprend cela parce qu’on tient à autre chose. On n’est jamais dans un rapport de face à face. On est toujours dans un entre-deux qu’il s’agit de féconder, de pratiquer, de transmettre. On est toujours dans un antre et ceux qui viennent en disant : « Il serait temps de savoir de quoi on parle » sont généralement des personnes angoissés qui veulent éteindre cette espèce de fente, d’antre, de passage… Car enseigner, recevoir un enseignement, c’est un passage. On ne fait que passer et si on traverse l’espace avec l’emblème de la passation d’être, avec l’emblème d’un entre-deux, le résultat est bon. Qu’est-ce qu’est le complexe d’Œdipe dans une famille ? Ce n’est pas simplement vouloir tuer le père (et en général on ne le fait pas, même quand il y a une tentative de meurtre !). Il s’agit de franchir l’entre-deux parental sans prendre parti pour l’un ni pour l’autre, mais en étant porté par les deux béquilles. Pour passer ! Et, si on passe, on a gagné. J’ai vu des psychanalystes en cure qui n’avaient pas mentalisé que leurs parents avaient fait l’amour, qui n’avaient pas mentalisé l’entre-deux originel et, par là, l’entre deux cuisses dont ils sont sortis.
Cette convocation qui est là dans la scène enseignante, dans la scène éducative, c’est une épreuve ontologique, c’est une épreuve éthique ; il s’agit pour l’enseignant et, par ricochet, pour l’élève, pour l’étudiant, de tenir à ce à quoi il tient, de ne pas se défiler. Dans la scène familiale également, on transmet la loi aux enfants quand on a l’intelligence de ne pas incarner la loi, de ne pas se prendre pour la loi, mais simplement de la transmettre. On la leur transmet, mais ils vous font passer des examens ; notamment, ils sont attentifs aux situations où ils peuvent voir si l’adulte arrive à passer avec la loi sans avoir le mode d’emploi. C’est comme dans la scène enseignante : est-ce qu’il arrive à passer sans avoir le cours, les notes de cours, sans avoir les problèmes standards. Je me souviens qu’autrefois, en math élem au Lycée Henri IV, j’ai souffert d’un point précis : le prof de maths nous dictait le cours. Pendant sept heures par semaine, nous faisions de la dictée ! Et j’ai senti une frustration, me disant que je n’avais jamais vu ce prof mettre la main dans le cambouis mathématique, c’est-à-dire se battre avec une situation à mathématiser… C’était lisse : nous avions le cours ! Heureusement, j’étais motivé et je faisais un sacré travail en dehors pour me plonger dans cette ébullition mathématique où il s’agit de trouver ce qu’on ne sait pas. C’est bien cela le rôle d’un chercheur, et il n’est même pas sûr d’arriver quelque part ! Mais peu importe ; même s’il n’arrive nulle part, personne ne peut lui enlever sa recherche. La jouissance de cette recherche sera réinvestie dans d’autres domaines.

Le problème, c’est donc d’arriver à donner aux élèves, aux profs, à l’encadrement la très haute idée de la scène qu’ils jouent chaque jour, de la scène dans laquelle ils prennent part, comme une scène de partage qui ne se limite pas aux connaissances, une scène où aucun des acteurs ou des actants n’est identique à ce qu’il est. Il y a aussi un autre aspect et c’est peut-être grâce à lui qu’il peut et qu’il doit aussi tenir une place dans l’identité car pour pouvoir perturber les identités, pour pouvoir les féconder, il faut en avoir suffisamment. Il faut avoir assez aimé son origine pour pouvoir la quitter. Ceux qui restent scotchés à leur origine n’ont pas épuisé l’histoire d’amour originelle pour pouvoir conquérir leur liberté. Liberté ! Tenir la scène enseignante, c’est apprendre la liberté. C’est-à-dire apprendre non pas à être libre de tout lien, mais à pouvoir passer d’un lien à l’autre. La liberté est faite pour se perdre. Ceux qui déclarent tenir à leur liberté, par exemple ceux qui n’arrivent jamais à s’engager, ne font rien avec cette liberté. Il faut pouvoir atteindre la liberté en faisant des choix et avoir conscience qu’on va ensuite la retrouver. Il ne faut pas avoir en permanence la liberté à portée de main.
Ce qui est fabuleux, c’est que tous ces paradoxes sont présents dans la scène enseignante. Dans cette fac que Jacques Chirac a fait raser, cette fac de Vincennes qui était un sacré sac d’ébullition, j’ai fait toutes sortes d’expériences, notamment une expérience socratique (par référence à Socrate qui se piquait d’enseigner l’arithmétique à un esclave). Un jour, ça m’a pris, j’ai fait un cours de maths de haut niveau en invitant à venir au cours pour toute l’année, une fois par semaine, des gens qui n’avaient jamais fait de maths, qui en avaient peur et qui avaient même une certaine inhibition. L’objectif, c’était de leur démontrer un gros théorème d’analyse fonctionnelle. Et ça montait, ça montait, on grimpait, certains transpiraient et nous sommes arrivés au sommet. Ce faisant, je me suis convaincu que finalement les façons habituelles d’apprendre ce théorème et quelques autres n’étaient pas sans qualité, mais je voulais explorer avec mes interlocuteurs de quoi était faite leur inhibition. Et les inhibitions que les gens font sont presque aussi précieuses que les mouvements libérateurs. Par exemple, certaines femmes sont allergiques aux mathématiques parce que ça ne parle pas de l’humain, mais de concepts et d’abstractions. Elles ont parfois peur d’y perdre leur féminité si elles paraissaient s’y intéresser passionnément. D’autres sont paniquées devant un texte.
Je ne partage pas la position des gens qui, comme Alain Finkielkraut, pleurent sur la perte de la culture et qui déplorent que, dans une classe où on travaille le Rouge et le Noir, la question des élèves soit : finalement, est-ce qu’il a niqué ? Ce fut ma question à moi la première fois que j’ai lu cette œuvre en solitaire. Je voulais savoir si cette histoire d’amour allait aboutir à quelque chose. Sur l’essentiel, j’ai été déçu, mais la recherche m’a nourri du style de Stendhal. Je pense qu’avec tous les élèves (Socrate, c’était avec un esclave, d’autres avec des nuls en maths), avec tous les élèves quels qu’ils soient, on peut faire un super cours de littérature, parce que la littérature, quel que soit l’objet qu’on y met, c’est l’art de faire travailler les lettres pour arriver à dire l’indicible ; sans doute n’arrivera-t-on pas à le dire, mais au moins à le fréquenter, à l’approcher. A l’instar du divin car si certaines religions ont partie liée avec la lettre, c’est bien parce que la lettre est un des moyens les plus magiques pour capter l’être.
Il n’y a donc pas d’obstacle a priori si les acteurs adultes qui entrent en scène ont un respect infini pour les deux heures qui vont suivre et font le choix de passer ces deux heures en communication intense avec eux-mêmes. Comme j’ai donné des exemples plutôt négatifs, je terminerai avec un exemple positif. Il se réfère à un vieux film intitulé Opération Shakespeare. C’est un prof américain qui est déprimé et qui quitte l’éducation nationale. Il avait assez enseigné ou il en avait assez de saigner mais, en tous cas, il en souffrait ! Il se fait embaucher par les Marines, où on lui demande de donner des cours de culture générale à une classe d’élèves un peu difficiles. On voit la classe, des grands malabars, des brutes (noirs, ricains, blancs) qui mettent leurs pieds sur la table, qui crachent, qui mâchent… Il entre dans cette classe, se met à son bureau, il ouvre son bouquin qu’il se met à lire sagement ; le cours passe… Cours suivant, même scène ; il ouvre son bouquin, les élèves gueulent, se chamaillent… Au troisième cours, il y en a quelques-uns qui s’approchent : 

  • « Qu’est-ce que tu lis ? 

  • Je lis un bouquin qui m’intéresse.

  • Comment est-ce que ça s’appelle ?

  • Hamlet.

  • Omelette ?

  • Non, Hamlet.

  • Hamlet, c’est quoi ?

  • Ça parle, ça raconte des histoires de meurtre, d’inceste, de sexe. »

Alors les regards s’allument… Cette scène illustre formidablement la contagion. Il se met dans son coin à faire un truc qui l’intéresse et les autres s’approchent. Ça les a captés suffisamment pour qu’ils fassent ensemble une mise en scène d’Hamlet. Est-on assez sensible à ce point de maladie et de souffrance qui n’est pas un symptôme, mais simplement un point critique pour pouvoir être contagieux ? Et le transmettre, car c’est peut-être cela le passage du témoin.
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