CONCLUSION : Éthique ou utilitarisme ? Kant aujourd’hui Nous avons vu comment Kant fonde sa réflexion sur la confiance dans les progrès de l’humanité et la certitude de la défaite des maximes du « moraliste politique » face à l’avènement de l’état de droit et de la constitution républicaine. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? A-t-on retenu quoi que ce soit des propos de Kant ?
Force est de constater, à regrets, qu’il semblerait que ce soit Machiavel qui ait triomphé. L’espionnage est toujours plus sophistiqué, les États alliés s’espionnent mutuellement (repensons au virus infiltré par le Royaume-Uni dans le système de Belgacom pour espionner les parlementaires européens pour le compte de la NSA), quand ils n’espionnent pas directement la population (le système PRISM de la NSA, ou les affaires des « fadettes » en France, où les services de renseignement avait un accès incontrôlé aux factures téléphoniques détaillées) ; quand une élection ou un référendum échoue, le gouvernement blâme immédiatement le peuple, sous des tournures comme « nous constatons que nous avons manqué de pédagogie ». Fac et excusa. Jamais les dirigeants ne se remettent en cause, c’est la faute du peuple. De même, la liberté kantienne semble avoir été disqualifiée au profit de la liberté négative de Hobbes et Hume. « Ma liberté s’arrête où commence celle des autres », et la seule liberté qui nous reste tient du choix entre deux produits dans les rayons du magasin, ou entre deux candidats. Le droit tout entier semble suivre la maxime de Montesquieu, « tout ce qui n’est pas interdit par la loi est autorisé », renforçant encore la liberté négative.
Nous l’avons dit, les doctrines de non-ingérence de la Charte des Nations Unies découlent de la doctrine Monroe : il ne s’agit pas de respecter la souveraineté de chaque État, mais que l’Europe ne se mêle pas des affaires des États-Unis, et réciproquement. L’histoire n’a pas de sens, la nature n’a aucune sagesse qui guide l’humain vers le progrès, c’est bien plutôt l’abdéritisme de Mendelssohn, que Kant critiquait dans le Conflit des facultés, qui triomphe quand on pense aux atrocités due III° Reich, de l’URSS de Staline, ou des deux bombes d’Hiroshima et Nagasaki :
On se hâte d’entrer dans la voie du Bien, mais ce n’est pas pour s’y tenir ; (…) on renverse les plans du progrès, on bâtit pour pouvoir démolir (…). Le principe du Mal ne paraît donc pas (…) amalgamé avec celui du Bien, mais ces deux principes semblent bien plutôt se neutraliser (…) ; le résultat en serait l’inertie (appelée ici stagnation) (…).166
De plus, Kant n’avait pas pu prévoir l’avènement de l’économie néo-classique, entièrement fondée sur l’utilitarisme de Bentham, et qui a façonné la pensée libérale capitaliste (il n’aimait pas l’utilitarisme, trop empirique et sceptique, et incompatible avec la loi morale et la téléologie). Le résultat en est que la guerre physique extérieure a été remplacée par une guerre symbolique intérieure, l’opposition de tous contre tous dans la course à la richesse. La financiarisation a fini d’éclater les frontières, et la soumission des États à des banques extérieures (BCE, FMI, notons également l’article 123 de la Constitution européenne qui fait que les pays européens doivent s’endetter auprès de banques commerciales privées) a sapé leur souveraineté, indispensable à une Société des Nations. Notons d’ailleurs que Kant n’avait pas non plus imaginé que les dettes publiques de guerre militaire deviendraient des dettes publiques de guerre économique et financière, ni que l’ingérence deviendrait financière (songeons à l’Allemagne qui donne des leçons à la Grèce alors qu’elle a toujours une dette de guerre à lui payer). On a même vu, récemment, la banque HSBC, dans le scandale sur l’évasion financière où elle est impliquée, accuser les clients d’avoir utilisé ses produits « d’optimisation (traduire évasion) fiscale et financière ». Si fecisti nega. Après avoir longtemps fustigé les États pour leur fiscalité trop dure qui gênait leurs profits, ces mêmes banques viennent se ranger de leur côté pour se racheter une conduite.
Quant au devoir d’hospitalité, quand l’on sait que l’Italie s’était arrangée avec Kadhafi pour que, via de faux passeurs, la Lybie élimine les migrants loin des frontières, et que les pays européens rivalisent d’ingéniosité pour mal enregistrer les migrants et ainsi les renvoyer vers un autre pays dont ils seront la responsabilité, on constatera amèrement que tous les beaux principes –beaux car pensés sérieusement, avec minutie et conviction –de Kant sont tombés à l’eau.
Il nous semble également que le langage de l’entreprise participe de cette guerre perpétuelle et sublimée ; on parle, en anglais, de Chief Executive Officer pour parler des P.D.G. –un terme aux accents militaires certains, on parle sans arrêt de « cœur de cible stratégique », de « marchés à conquérir », la téléologie et le cours de l’histoire n’ont pas réussi à démontrer l’illégitimité de la guerre, tout au contraire il semblerait que l’homme ne veuille que le conflit, mais pas pour progresser, pour mieux écraser, mieux faire de l’humanité « seulement un moyen ». Remarquons d’ailleurs que le vocabulaire d’entreprise parle de « ressources humaines » et non de personnel ou d’employés, est d’ailleurs aujourd’hui perçus comme menace, charge jamais rentable ou un ennemi de la libre entreprise débridée (Wal-Mart et McDonald’s, aux États-Unis, encouragent leurs gérants et managers à dénoncer les syndicalistes pour qu’ils soient promptement licenciés). Sur ce point, on pourrait s’enhardir à tracer un parallèle entre Kant et Marx, car l’aliénation (déshumaniser le travailleur pour qu’il ne se reconnaisse plus dans son travail et ne soit qu’un engrenage de l’usine) nous semble très proche de la trahison de l’impératif pratique (« agis de telle sorte que tu traites l’humanité jamais comme un moyen mais toujours en même temps comme une fin »).
Remarquons également que le patriotisme a été dissous dans la « mobilité professionnelle », qui là aussi disqualifie les États et leurs règles au profit d’une espèce d’état de nature exploitant les failles du droit international et fondé dans le « marché du travail », prétendument autorégulateur, remplaçant une paix apparente par une course angoissée pour trouver du travail.
Les États semblent bien plus affairés à agir en « moralistes politiques » qu’en « politique moraux », sans cesse on voit les gouvernements se défausser de leurs erreurs, invoquer des grands principes pour ne pas les appliquer, voire attendre que le peuple les applique à la place des gouvernants. L’éducation elle-même reste un problème insoluble : on semble espérer qu’en formant une jeunesse plus morale elle réparera nos fautes. Mais comment le pourrait-elle si elle voit, dans la pratique, la disqualification complète de ce qu’on lui enseigne ? Il ne lui reste plus alors qu’à rejoindre les groupes, et faire comme tout le monde jusqu’ici. Dans le même temps l’éducation est corsetée dans des principes dogmatiques sans évolution au-delà de l’utilitarisme réclamé par les entreprises, elle stagne donc et l’on ne forme jamais au-delà du « présent », à savoir la carrière de nos enfants.
De façon générale, les hommes semblent s’être arrêtés aux outils pragmatiques utiles à court termes mais insuffisants à prédire l’avenir que Kant mentionne dans la première annexe du Projet, et au lieu de penser à l’avenir, imaginent qu’établir une apparence de paix dans un présent perpétuel est largement suffisant. Comme nous pouvons le constater, il n’en est rien, et c’est amèrement que nous voyons les espoirs de Kant prendre les atours de beaux rêves disqualifiés par une pensée utilitariste, alors que le Projet contient non seulement un espoir, mais une problématisation de la paix très poussée et précisément construire.
Peut-être, à l’âge de la Schwärmerei167 du marché autorégulateur et de la privatisation des services publics, serait-il pourtant temps de relire Kant, et de comprendre à quel point ce petit homme, qui n’avait jamais quitté Königsberg, avait pourtant non seulement de grandes idées, mais surtout avait bien compris les astuces honteuses dont abusent les hommes de pouvoir. Il nous semble sain de revenir à « l’âge de la critique, à laquelle rien ne doit échapper », pour reprendre l’expression de Kant, et face aux dogmatismes de l’économiste, du juriste, du politique, étrangement mêlés à une casuistique inconstante et parfois inconséquente, insister sur la valeur des questions problématiques, au lieu de courir derrière des solutions, prendre le recul nécessaire pour refaire émerger les problèmes profonds et y réfléchir, au détriment des réactions immédiates aux symptômes.
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