III/ Résolution des difficultés persistantes : Néanmoins, malgré la grande prudence de Kant dans le choix de ses termes et de leur articulation, des difficultés semblent persister, les œuvres de Kant ne dialoguent pas toujours facilement. Nous le voyons ici, à l’opposé de l’importance de l’impératif catégorique et de la loi morale, il propose que la paix perpétuelle puisse s’appliquer à « un peuple de démons » si l’on organise un état de droit qui entrave les intentions privées mutuellement nuisibles. Quelle est alors la place de la morale et d’une constitution civile juste s’il suffit que l’action extérieure ait l’apparence de l’assentiment intérieur au devoir ?
Il est possible de répondre à cette question en l’abordant de manière transcendantale, et en cherchant quelle problématique pragmatique Kant a voulu mettre en lumière par de tels propos, et en différenciant État et société, ainsi que droit et morale.
L’État et le droit comme conditions de la société civile et de la vertu :
Il faut, ici, bien différencier les deux termes d’État et de société. Kant, dans le Projet, parle du « problème de la formation de l’État135 », et dans l’Idée d’une histoire universelle, de la « réalisation d’une société civile136 ». Alexis Philonenko remarque cette différence, et explique que « [Kant] finit par détacher la politique de la morale et admettre qu’il existe une porte large en politique137 ». Ainsi la constitution de l’État est-elle une condition a priori de la réalisation de la société civile parfaite. Pour reprendre les termes du Premier article définitif du Projet, il faut d’abord établir la forme de gouvernement avant que d’établir la forme de souveraineté adéquate. Kant ne veut pas faire comme les moralistes politiques, qui « subordonnant les principes au but, mettent la charrue avant les bœufs138 ». Si l’on veut établir une constitution civile républicaine il faut d’abord qu’elle ait l’état de droit comme terreau pour se développer. Kant est conscient que l’homme cherche à s’excuser du devoir sans arrêt, mais il est sait aussi que l’état de droit n’est pas une réforme morale :
Me faire une maxime d’agir en conformité avec le droit est une exigence que l’éthique m’adresse.139
Ainsi l’action éthique est un pur devoir personnel, mais en aucun cas une question qui relève du droit, la conformité à la loi morale peut apparaître extérieurement, mais qu’elle existe de fait, j’en suis seul juge, et uniquement au sujet de ma propre action :
La loi morale (…), pour la volonté d’un être fini et raisonnable, c’est une loi de devoir, de contrainte morale, qui le détermine à agir par respect à la loi et par soumission au devoir.140
Notons également, en ce sens :
L’homme se trouve lié par son devoir à des lois, mais (…) il n’est soumis qu’à sa propre législation, (…) pourtant universelle, et [il] n’est obligé d’agir que conformément à sa propre volonté, (…) qui légifère universellement conformément à la fin de la nature.141
Et :
Le concept de devoir ne peut contenir nulle autre contrainte que la contrainte exercée sur soi-même (…), du point de vue de la détermination interne de la volonté (les mobiles), car c’est uniquement par là qu’il devient possible de concilier cette coercition (…) avec la liberté de l’arbitre –étant entendu alors que c’est dans cette mesure que le concept de devoir devient un concept éthique.142
La loi morale s’applique ainsi à l’individu, pas au corps social. Kant ainsi prend bien garde de ne pas amalgamer les devoirs de l’individu et du citoyen. L’État est la condition de résolution de la problématique de la société civile parfaite, qui « sera résolu en dernier par l’espèce humaine143 ». On comprend mieux ici la défiance de Kant face au « moraliste politique ». Il faut d’abord des réformes, que l’État adopte une constitution républicaine, et seulement ensuite pourra-t-on penser à construire une société idéale, qui, alors, pourra prendre une part active à la paix perpétuelle par l’éducation. Si l’on entamait la réforme morale avant la réforme politique, l’entreprise se disqualifierait d’elle-même en proposant, en pratique, des contre-exemples ignobles à l’éducation (les trois maximes honteuses du moraliste politique). C’est ainsi que, à notre sens, il faut conclure, avec Philonenko :
Et du moment que le problème politique peut être résolu, le problème de la société peut être abordé : la porte large débouche sur la porte étroite. Naturellement, c’est à l’homme qu’il revient d’ouvrir la dernière porte. Mais concrètement la possibilité de la morale repose sur celle de l’État.144
Ainsi il faut d’abord un état de droit qui assure que les actions prennent extérieurement la forme impérative : « agis comme par devoir par devoir », et alors seulement pourrons-nous, humains, éduquer les générations futures en vue de la société civile parfaite.
L’éducation a posteriori et non a priori vis-à-vis de l’État :
En effet, Kant ne conçoit pas l’éducation comme une science qui peut réformer la société avant l’établissement d’un état de droit. La raison en est simple :
L’éducation est un art, dont la pratique doit être perfectionnée par beaucoup de générations. Chaque génération, instruite des connaissances des précédentes, est toujours plus à même d’établir une éducation qui développe d’une manière finale et proportionnée toutes les dispositions naturelles de l’homme(…).145
L’éducation n’est pas une question dogmatique, mais bien au contraire très empirique. « C’est pourquoi », nous dit Kant, « l’éducation est le plus grand et le plus difficile problème qui puisse être proposé à l’homme146 ». On voit mal comment un problème aussi délicat pourrait résoudre a priori le problème, tout aussi difficile, d’une constitution civile parfaite.
Kant les met même à égalité :
Il est deux découvertes humaines qu’on est en droit de considérer comme les plus difficiles : l’art de gouverner les hommes et celui de les éduquer ; et cependant on en est encore à disputer de leurs Idées.147
C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il la disqualifie dans le Conflit des facultés :
Le peuple pense que les frais de l’éducation (…) doivent être supportés (…) par l’État, pendant que l’État (…) n’a plus d’argent (…), parce qu’il l’emploie tout au service de la guerre, tout le mécanisme de cette éducation, en outre, n’a pas d’unité, s’il n’est pas conçu et mis en œuvre selon un plan réfléchi de la puissance souveraine(…).148
Tout le problème repose aussi dans la liberté de l’homme, car c’est « un animal (…) qui a besoin d’un maître149 », or ce maître, il le trouve « nulle part ailleurs que dans l’espèce humaine150 ». « Il n’est que ce que l’éducation fait de lui. Il faut bien remarquer que l’homme n’est éduqué que par des hommes151 ». On voit ainsi comment le problème socio-politique est complètement analogue au problème éducatif. Il faut bien donc la paix et « résoudre le problème de l’État » avant que l’éducation ne fasse son œuvre. En effet elle « ne peut progresser que pas à pas, et un concept exact de [sa] structure ne peut être établi que parce qu’une génération lègue ses expériences et connaissances à la suivante et que celle-ci y ajoute à son tour quelque chose152 ». Mais Kant n’en démord pas, « l’homme ne peut devenir homme que par l’éducation153 ».
Ainsi l’on pourra enseigner la loi morale de façon détournée dans l’éducation intellectuelle :
Dans tout ce qui doit cultiver l’entendement des règles doivent être présentes. Il est aussi très utile d’abstraire les règles, afin que l’entendement ne procède pas mécaniquement, mais avec la conscience d’une règle. Il est aussi très bon d’exprimer les règles dans une certaine formule et de les confier à la mémoire.154
Mais aussi par la religion (cf. citation en II/2.), ce qui ouvrira, par la simplicité du concept de religion face à la foi, à l’accueil du droit cosmopolite. De même l’honnêteté, si chère à Kant, sera enseignée :
Un deuxième trait fondamental dans la fondation du caractère de l’enfant est la véracité. Elle est le trait principal et l’essentiel d’un caractère. Un homme qui ment n’a pas de caractère et s’il possède quelque chose de bon en lui-même, cela ne tient qu’à son tempérament.155
De même, pour faire triompher le deuxième terme de l’insociable sociabilité et ainsi assurer une meilleure catalyse de la discorde naturelle entre les hommes :
Un troisième trait dans le caractère d’un enfant est la sociabilité. Il doit entretenir aussi avec d’autres des rapports d’amitié et ne pas exister toujours seulement pour lui-même.156
Ainsi l’enfant sera amené de façon abstraite à faire siens ces principes de vertu :
Tenir pour un devoir envers les autres ce qui est un devoir de l’homme envers soi-même.157
Et
Prendre part à ce qu’éprouve autrui est en général un devoir.158
On voit ainsi comment l’art délicat de l’éducation risque à tout moment de basculer dans la défaite si l’on n’a pas déjà assuré le règne du « politique moral », qui cherche à toujours subsumer la politique à la morale, refuse les maximes casuistiques de justification de la raison d’État, et qui n’a pas peur d’entreprendre les réformes de l’État, de même que l’éducation aura besoin d’être réformée si la prochaine génération trouve encore (et elle le fera, Kant n’en doute pas) à ajouter son bagage à ce qu’elle a déjà reçu.
Un dernier point reste, peut-être plus problématique encore, à savoir que Kant qualifie, dans la Critique de la raison pratique, la liberté et la loi morale d’« hypothèses nécessaires » (cf. introduction). Comment concilier une œuvre, et par conséquent le Projet, entièrement fondée sur ces deux concepts, avec ce terme d’hypothèse ? Kant aurait-il fait reposer toute ses théories sur de simples chimères ? Il nous semble, au contraire, éclairés par la Critique de la faculté de juger, que c’est parce que ce sont des hypothèses qu’elles ont autant de valeur.
La loi morale et la liberté, hypothèses transcendantales :
Il nous semble crucial de revenir sur un mot capital du §63 de la Critique de la faculté de juger : « problématique ». La philosophie critique de Kant est toute entière tournée vers les problèmes et les problématiques. Il considère l’éducation, la société civile, la division des devoirs de droit et de vertu et la formation de l’État, comme autant de problèmes qui demandent à être problématisés afin de devenir des lieux de réflexions et des propositions de solutions. Kant, à mots couverts dans la Dissertation de 1770, puis franchement dans la Critique de la raison pure et les Prolégomènes à toute métaphysique future, combat le dogmatisme ; n’a-t’il pas dit que Hume avait interrompu « son sommeil dogmatique159 » ?
C’est pourquoi, dans la Critique de la raison pratique, il explique ainsi :
Ces postulats [l’immortalité de l’âme, la liberté, l’existence de Dieu] ne sont pas des dogmes théoriques, mais des hypothèses dans un point de vue nécessairement pratique ; (…) ils donnent aux idées de la raison spéculative en général (…) de la réalité objective et les justifient comme des concepts dont elle ne pourrait même pas sans cela s’aventurer à affirmer la possibilité.160
Si nous proposons de lire Kant marqué au coin de la Troisième Critique, c’est parce qu’il nous semble qu’elle explique le mieux les hiatus et les difficultés à concilier a priori les propos, parfois apparemment contradictoires, que tient le maître de Königsberg. En effet, si toutes ces hypothèses et propositions sont envisagées sous le prisme de la faculté de juger réfléchissante, et non déterminante, on peut alors non seulement sortir des risques d’assertions dogmatiques, mais aussi comment Kant ne propose pas seulement des solutions à accepter toutes entières, mais l’ouverture d’autant de lieux de réflexion et de problématiques, soutenues par ses convictions personnelles (il ne s’en cache pas au sujet de la téléologie, elle relève de ses convictions personnelles puisqu’elles tiennent de la faculté de juger réfléchissante).
Attardons-nous un instant sur ce terme de « faculté de juger réfléchissante ». Que signifie-t-il dans le vocabulaire kantien ?
Kant nous dit ceci :
La faculté de juger peut être considérée comme un simple pouvoir de réfléchir, dans le but de rendre possible par là un concept (…) il s’agit de la faculté de juger réfléchissante (…). Or réfléchir (…), c’est comparer et tenir ensemble des représentations données.161
Il ajoute plus loin :
La réflexion trouve déjà ce qui la guide (…) dans l’entendement, et la faculté de juger ne requiert nul principe particulier (…) ; au contraire, c’est elle qui schématise a priori et applique (…) ces schèmes.162
Or qu’est-ce qu’un schème ?
Le schème n’est toujours par lui-même qu’un produit de l’imagination. […] Un objet de l’expérience ou une image de cet objet (…) se rapporte toujours (…) au schème de l’imagination comme à une règle qui sert à déterminer notre intuition conformément à un certain concept général. […]163
Kant précise :
Le schème (…) est un produit et en quelque sorte un monogramme de l’imagination pure a priori, au moyen duquel et suivant lequel les images sont tout d’abord possibles.164
Ainsi la faculté de juger réfléchissante s’appuie-t-elle sur l’imagination pour produire ses jugements esthétiques, et c’est de ce libre jeu que naît le sentiment de contempler la nature comme fin :
Car, en fait, il n’est pas question, dans un tel jugement, de ce qu’est la nature […] en tant que fin, mais de la façon dont nous l’appréhendons. Il s’agirait toujours d’une finalité objective (…) si elle se trouvait formée pour la satisfaction que nous prenons à ces formes –au lieu d’une finalité subjective reposant sur le jeu de l’imagination en sa liberté, où c’est nous qui accueillons la nature avec faveur, sans que pour sa part elle nous fasse la moindre faveur.165
On retrouve ici les mêmes critères que dans le jugement téléologique (cf. première partie). La finalité n’est pas extérieure, elle est schématisée par le spectateur, ici Kant qui, observant la nature, en tire son jugement téléologique par le libre jeu de l’imagination avec l’entendement. Pris sous cet angle, le jugement réfléchissant est ainsi l’expression des sentiments de son auteur. En relisant la Critique de la raison pratique à l’aune de la téléologie (Critique de la faculté de juger et Opuscules sur l’histoire), on découvre alors comment Kant propose, fondées sur ses convictions quant à la race humaine et son futur, tirées de son observation de l’histoire et de son enthousiasme pour les mutations profondes qui sourdent en Europe avec la Révolution française, autant de lieux de débat et de discussion des problématiques et solutions vers un avenir pacifique qui permettra à l’humanité de développer toutes ses dispositions. La loi morale et la liberté sont ainsi des moyens de fonder en l’homme la responsabilité de son futur, qui répond à la problématique du sens de l’histoire par rapport à un possible dessein de la nature. La téléologie fonde l’optimisme qui sous-tend toute la réflexion politique de Kant et qui le mène au Projet de paix perpétuelle, profondément ancré dans la confiance de Kant envers les progrès ininterrompus du genre humain.
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