II/ Le Projet de paix perpétuelle, lieu de la téléologie juridico-politique : Le Projet s’ouvre par un avant-propos laconique mais empli de prudence. Il y fait référence aux disputes entre théoricien et praticien politiques (ainsi à son ouvrage de 1793, Théorie et pratique, où il discutait morale, de droit public et de droit civil en défendant que le théoricien a une valeur dans ces domaines, et que faire de la pure pragmatique sans théorie n’est pas tenable), et propose que, étant donné que le praticien considère le théoricien « comme un pédant qui ne saurait, avec ses idées creuses, représenter un danger pour l’État, dont les principes doivent procéder de l’expérience65 », on peut bien laisser le philosophe « abattre d’un coup ses onze quilles66 » (sic) et « ne pas flairer un danger pour l’État sous des opinions hasardeuses et exposées ouvertement67 ».
Cette précaution est tout sauf vaine : Kant écrit en effet dans un contexte pour le moins électrique, la Prusse sort d’un cycle de guerres commencé en 1792, qui avait mené à la formation de la première coalition en 1793 avec l’Angleterre, l’Espagne et la Hollande, contre la France, temporairement freiné par le Traité franco-prussien de Bâle, le 6 avril de la même année. Le maître de Königsberg est donc tout à fait conscient que le contexte est plus que défavorable aux propos qu’il tient dans le Projet (notamment l’abolition des armées permanentes68), dont la Première section est une critique méthodique et intransigeante du bellicisme des chefs d’État, Frédéric-Guillaume II de Prusse fatalement inclus. Par ce geste il cherche donc à se prémunir contre la censure (qui l’a déjà frappé en 1792, lui interdisant de publier dorénavant au sujet de la religion), et contre de possibles représailles politiques. Cette critique d’ailleurs s’inscrit complètement dans la logique téléologique de l’Idée d’une histoire universelle (cf. partie I/2).
Critique téléologique du bellicisme :
La Première section est intitulée « Articles préliminaires visant à la paix perpétuelle entre les États ». Dans celle-ci, Kant se livre à une critique sans merci de la géopolitique de son époque, commençant par dénoncer des traités de paix qui ne sont « qu’un simple cessez-le-feu, un ajournement des belligérances69 », déjà dans le titre de l’article 1 : Un traité de paix ne doit valoir comme tel si une restriction mentale donne lieu à une guerre future. En accord avec son idée que l’épuisement de la guerre prouve empiriquement les bienfaits de contrats, un vrai traité de paix annule « les motifs existants pour une guerre future, bien qu’encore ignorés, peut-être, des signataires70 ». Cette exigence d’honnêteté est importante car elle reflète au plan politique la seconde formule de l’impératif catégorique, dite aussi impératif pratique :
Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen.71
En effet, un traité signé avec un motif futur de guerre en tête revient à un mensonge, et du point de vue moral le mensonge fait horreur à Kant, il n’a pas de mots assez durs envers le mensonge :
[Le mensonge] nuit toujours à autrui : même s’il ne nuit pas à un autre homme, c’est à l’humanité en général, puisqu’il disqualifie la source du droit.72
Ainsi dit-il que ces faux traités de paix relèvent « d’un procédé digne de la casuistique jésuite, mais indigne des souverains [et] leurs ministres ». Au sujet du cessez-le-feu, il emploie d’ailleurs cette tournure : « un tel traité serait alors un simple cessez-le-feu (…), et non la paix […] pour laquelle l’ajout de l’adjectif « perpétuelle » constitue déjà une redondance suspecte ». Il semble tout-à-fait conscient du caractère pléonastique de « paix perpétuelle », mais s’il le défend, c’est pour d’autant mieux marquer son désaccord avec les armistices signées jusqu’ici au fil de l’histoire, et qui ne furent jamais garants de paix, la preuve étant que les États ont recommencé à se déclarer la guerre tôt ou tard. Kant admet à contrecœur le contrargument utilitariste qu’il combat dans Théorie et pratique : « si au contraire (…) le véritable honneur de l’État [est] dans l’accroissement continu de sa puissance, par tous les moyens, un tel point de vue passera évidemment pour une argutie scolastique ». Cette phrase est d’un poids important : si l’on refuse le caractère absolu du traité de paix, alors la science politique disqualifie tout le PPP d’un bloc, sans ce premier signe d’honnêteté l’édifice s’effondre. Mais cette admission en demi-teinte prolonge également la prudence de l’avant-propos, on pourrait l’interpréter ainsi : « si vous pensez que la paix n’est qu’un moyen de revenir plus fort et plus conquérant, alors, ne tenez aucun compte du présent traité, ne me prenez pas au sérieux, c’est aussi bien ainsi. »
Le deuxième article précise qu’aucun État indépendant –quelle que soit sa taille, ne saurait être échangé, cédé, vendu ou hérité ; puisqu’un État est une société d’hommes, il dépasse le sol sur lequel il est constitué. Puisque l’homme est libre et que les hommes sont égaux ontologiquement, il est impossible de se les échanger entre souverains, ou de les vendre avec leur État, ce qui en ferait ainsi des moyens. Kant inclut dans cette logique les accroissements de royaumes par mariages et la location d’armées entre États, qui sont autant de gestes, hégémonique pour l’un, utilitaire pour l’autre, trahissant l’impératif pratique. La critique des mœurs géopolitiques de la fin du XVIII° siècle est acerbe et ne cessera pas durant toute la Première section.
Il propose ensuite l’abolition à terme des armées permanentes, arguant que l’armée de métier, sa présence, son entretien, est une menace, car une incitation constante à l’escalade jusqu’au conflit, pour démontrer sa supériorité, et évacuer ce « coût de la paix ». En outre Kant répugne à l’idée de rémunérer la mort, qui contredit encore l’impératif pratique :
À quoi il faut ajouter que rétribuer pour tuer ou être tué paraît impliquer l’utilisation d’hommes comme de simples machines [aux mains de l’État] : ce qui ne se laisse pas bien concilier avec les droits de l’humanité inhérents à notre propre personne.73
On voit ici encore la défense de la liberté de l’homme en tant que droit à être sa propre fin, et à être reconnu comme tel. Kant néanmoins ne refuse pas « l’exercice en armes, pratiqué périodiquement et de leur plein gré par les citoyens, pour assurer leur sécurité et celle de leur patrie contre celle de l’extérieur74 ». La différence repose ici dans la conception de Kant du gouvernement idéal, il n’est pas paternaliste (despotique mais animé par de bonnes intentions), mais patriotique, « celui qui est seul concevable pour des hommes capables de droits75 », « lorsque chaque individu dans l’État (sans en excepter le chef) considère le corps commun comme le sein maternel, ou comme sol paternel le pays (…), et qu’il lui aussi faut laisser comme un gage précieux76 ». Ainsi dans un gouvernement patriotique les citoyens défendront-ils volontiers l’État sans avoir besoin de recourir à une armée de métiers, les conflits, voire la guerre, ne seront pas un but vers lequel on se prépare, mais un danger auquel parer.
Dans l’article 4, Kant refuse que la dette publique serve à constituer le budget militaire. Kant connaît déjà les systèmes financiers qui existent en son temps, et l’apport financier, autant du commerce et des taxes, que des bons du trésor dans les réserves des États, mais il pressent qu’un État, de surcroît endetté, qui se ruinerait totalement à la guerre entraînerait les autres États dans sa chute, et provoquerait un chaos tel que la paix serait impossible.
L’article 5 propose quelque chose de très intéressant car novateur dans l’histoire de l’Europe, si l’on garde en mémoire le pouvoir supranational du Vatican encore après la Renaissance, à savoir le principe de non-ingérence :
Aucun État ne doit s’ingérer de force dans la constitution et le gouvernement d’un autre État.77
La notion de non-ingérence n’existait pas avant Kant, Grotius au XVII° siècle soutenait même le contraire, le devoir d’ingérence78 (Kant d’ailleurs déplore qu’on glorifie Grotius pour cette notion dans le Deuxième article définitif79). Or Kant la propose ici comme fondamentale, expliquant que rien n’autorise un État à s’ingérer de force dans les affaires d’un autre. Au contraire même, soutient-il, mieux vaut les laisser et en tirer un exemple « en montrant les grands maux qu’un peuple a pu s’attirer par son absence de loi80 ». Kant se méfie à la fois des velléités hégémoniques résultant de l’ingérence et de la menace générale envers la liberté. L’ingérence représente ainsi « un scandale, un danger pour l’autonomie de tous les États81 ». Il émet néanmoins une réserve si l’État en question se déchirait en deux parties autonomes, chacune constituant un État, car il s’agirait ici d’aider à mettre fin à l’anarchie. Notons que la Charte des Nations Unies ne s’inspire pas de Kant, mais de la doctrine Monroe (du XIX° siècle américain), il s’agit de non-interventionnisme et non de non-ingérence, et les implications sont très différentes.
Le dernier article de la Première section revient sur l’interdit du mensonge en l’élargissant aux stratégies de guerre totale, que Sun Tzu avait décrites dans son Art de la guerre : l’emploi d’espions, d’assassins, d’empoisonneurs, ou de cinquièmes colonnes (« incitation à la trahison dans l’État avec lequel on est en guerre82 »), ou la violation de la capitulation. Kant juge ces stratagèmes « indignes », et poussant la guerre à devenir conflit d’extermination. Or aucune des deux parties en guerre ne peut être dite plus injuste que l’autre (cela, seul un tribunal en est capable), et la paix ne s’établirait « que dans le grand cimetière du genre humain83 ». Kant n’est d’ailleurs pas dupe, il sait que « ces procédés vicieux sont par eux-mêmes ignobles ; une fois qu’on les utilise, ils ne se maintiennent pas longtemps dans les limites de la guerre84 ». On pourrait se remémorer les proverbiaux empoisonnements des Borgia. Comme Kant le remarque, l’emploi de ces méthodes « se perpétuera ainsi dans l’état de paix et en anéantira ainsi complétement l’intention ». Et en effet, de quelle paix parle-t-on si chacun doit sans cesse se méfier des autres, par peur d’être espionné ou abattu ?
Kant conclut cette première section par des remarques concernant ces articles, précisant que les premier, cinquième et sixième sont d’une nature stricte et exigent abrogation immédiate, alors que les autres peuvent être ajournés (certes pas indéfiniment) pour éviter que la précipitation n’ait l’effet opposé. On remarquera en effet que ces trois articles ont une valeur supérieure car ils concernent les conditions a priori de l’établissement de conditions futures. En effet, en reconnaissant comme absolus tout traité de paix, la souveraineté de chaque État et l’infamie des techniques d’espionnage et de sédition, on instaure les conditions pour mettre fin aux dettes publiques en vue de la guerre, l’abandon des cessions d’États et des armées permanentes. Kant le précise d’ailleurs au sujet de l’article 2, il ne s’agit pas d’interdire la possession immédiatement et de créer la confusion, mais de faire abandonner la future possession illégitime. Il explique dans une note qu’on peut tout à fait mettre en place une loi permissive accompagnant la loi prohibitive autorisant la possession putative de l’État jusqu’à l’expiration du régent mais interdisant que la pratique se reproduise car l’entrée en état de droit la rend illégitime. Par cet exemple Kant propose une structure de droit universel incluant permissions et restrictions dans le texte de loi, afin d’accompagner les réformes au lieu d’imposer des ruptures dans les progrès juridiques des États85.
Ces conditions nécessaires appliquées, il devient possible de faire du dessein de la nature présenté dans l’Idée d’une histoire universelle une réalité, c’est ce à quoi s’attachent la Deuxième section, les appendices et annexes du Projet.
La téléologie juridico-politique au point de vue pragmatique
La Deuxième section s’ouvre sur une distinction importante : l’état de nature est un état de conflit permanent, en puissance ou en acte. Cette idée se retrouve dans La religion dans les limites de la simple raison :
De même que l’état de nature juridique est un état de guerre de tous contre tous, de même l’état de nature éthique est un état d’attaques incessantes déchaînées par le mal qui se trouve également dans tous les hommes.86
Il précise ensuite, et développe sa pensée dans une note, qu’il faut instituer l’état de paix et la garantir par l’état de droit. En effet, dans l’état de nature, en l’absence complète de lois, le simple côtoiement devient une menace. Il faut donc, pour instaurer la paix, l’instauration d’une constitution civile et juridique à trois degrés : droit civique (Staatsbürgerrecht), qui concerne les individus dans un État, droit des gens (Völkerrecht), qui concerne les rapports entre États, et droit planétaire (Weltbürgerrecht), en ceci que les rapports entre nations font partie d’un État universel (dit jus cosmopoliticum). Kant considère ces conditions comme nécessaires car seule l’abolition de toute ressemblance avec l’État de nature peut assurer la paix perpétuelle87.
Le premier article définitif précise ainsi que « la constitution civile de chaque État doit être républicaine ». La république en effet se fonde sur la liberté de ses membres en tant qu’hommes, la dépendance de tous envers la loi, et leur égalité en tant que citoyens. Il précise en note que ces rapports de dépendance et d’égalité signifient que tous peuvent contraindre autrui par le biais de la loi à condition de s’y soumettre soi-même. La contrainte a ainsi toujours un devoir en contrepartie et assure l’équilibre des libertés individuelles de chaque homme en tant que tel. Il s’explique en comparant le principe de liberté à la loi morale : on ne se reconnaît d’obligations que parce que l’on y consent. Ainsi chacun a autant de droits que de devoirs. Ce qui permet à Kant d’insérer une critique des privilèges héréditaires, qui n’impliquent aucun mérite vis-à-vis du statut qu’ils confèrent. Il propose ainsi que la dignité soit dans la charge et non dans la personne (dans la « noblesse de la fonction », et il prend l’exemple de la magistrature). Ainsi l’égalité des citoyens sera-t-elle préservée car en abandonnant sa charge, le tenant redevient simple citoyen88. Cette critique des privilèges semble inspirée par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 autant que par les réflexions de Kant, mais face à la société impériale prussienne, on comprend d’autant mieux la prudence du préambule du Projet.
La république est ainsi fondement de toutes sortes de constitutions civiles et aussi seule garante de paix car elle implique, pour Kant, la participation des citoyens à son fonctionnement ; or, si leur assentiment est nécessaire dans les entreprises de la république, a fortiori au sujet de la guerre, les citoyens réfléchiront avec minutie aux coûts de la guerre (les combats, les dévastations, les endettements89). Kant en veut pour preuve que lorsque le régent ne se sent pas membre mais propriétaire de l’État, il n’a aucun scrupule à faire la guerre puisqu’il n’est jamais directement concerné.
Il précise alors sa pensée, établissant une différence entre forme d’État (ou de souveraineté) et forme de gouvernement. Si l’État peut être autocratique (pouvoir du seul prince) aristocratique (pouvoir de la noblesse) ou démocratique (pouvoir du peuple), le gouvernement sera soit républicain (séparation entre les pouvoirs législatif et exécutif) ou despotique (aucune séparation). Pour Kant la démocratie est despotique car le peuple est juge et partie. Il ne peut y avoir liberté ou équité car tous peuvent juger d’un seul. La république se fonde sur un système de représentativité qui empêche le législateur d’être exécutant de sa volonté. Néanmoins il admet que les deux autres formes d’État sont tout aussi imparfaites, mais leur fondement représentatif (même imparfait) est plus apte à fournir une forme républicaine (en note il précise que les titres des souverains, tel que « oint du Seigneur » devraient être non pas honorifiques mais au contraire humiliants et rappeler la charge qui échoit aux régents90). En effet la représentativité exige un personnel (un nombre de gouvernants) restreint, or en démocratie « chacun veut y être le maître » et la représentation est diluée. Dans un État à la représentativité grande on pourra s’approcher du républicanisme par des réformes progressives (là à nouveau Kant fait référence à l’évolution de la société française sous Louis XVI qui a mené à la Révolution –la France, par la proclamation des États généraux, avait déjà muté en un système républicain représentatif à ses yeux). Sans représentativité, Kant note que les « prétendus républiques du passé (…) durent (…) se résoudre nécessairement en un despotisme91 ».
Le Deuxième article définitif reprend l’idée de Société des Nations présenté dans l’Idée d’une histoire universelle. Si l’on considère les peuples comme des individus qui en l’état de nature sont en situation de menaces mutuelles perpétuelles, il serait logique que chaque État s’empresse d’établir des contrats avec les autres pour sortir de cette situation. Mais une simple alliance ne formerait pas d’État des peuples. Or il semble à Kant que chaque État met plutôt sa gloire dans cet état de nature juridique où le souverain envoie à la mort le peuple et assujettit les vaincus au lieu de les manger, ce que Kant qualifie de « différence entre les sauvages d’Europe et ceux d’Amérique92 ». Il remarque à ce sujet qu’il est curieux, alors qu’on cite Grotius ou Pufendorf pour justifier sans arrêt les guerres –donc la méchanceté humaine, qu’on n’ait pas encore banni le mot de « droit » de la politique guerrière, et souhaite voir dans cette survivance du terme une disposition de l’homme à triompher du mauvais principe, par lequel il se cherche des motifs contingents afin d’adopter dans ses maximes des exceptions au devoir pur que constitue la loi morale93. Or le droit des gens ne peut suffire car il ne concerne que les membres d’un État, pas les États extérieurs94, et ne s’applique ainsi pas à la guerre (dont l’association avec le terme de droit semble absurde à Kant, tant on ne peut parler de justice ou d’injustice en l’absence d’un tribunal extérieur aux parties)95.
Il faudrait donc une alliance de paix fondée sur le Premier article préliminaire, qui chercherait à « abolir pour toujours toutes les guerres96 ». Ainsi naîtrait une fédération, certes comme l’alliance fondée contractuellement entre les États, mais dont la valeur dépasserait le simple « contrat de paix » que Kant assimile à un armistice97. Dans l’idée de Kant, une république servira ainsi de centre à cette alliance car son peuple aura décidé en toute rationalité de l’illégitimité de la guerre et du coût impossible qu’elle impose. On voit ici encore l’enthousiasme qu’il nourrit envers la Révolution Française. Sans ce fédéralisme qui reproduit à l’échelle géopolitique la libre alliance civique dans le droit des gens, il n’est pas possible de tenir la possibilité de la paix. Kant remarque, à regrets, qu’au lieu de se comporter comme des individus et abandonner leur liberté de nature (donc l’état de guerre) pour former un fédéralisme qui assure des contraintes mutuelles, les hommes semblent plutôt défendre un droit à la guerre et préférer l’angoisse de la menace permanente.98
Le dernier article définitif concerne le droit planétaire, que Kant souhaite restreindre à l’hospitalité universelle99. Kant ne considère pas la possibilité de changer de nationalité, puisqu’il considère l’hospitalité dans le cadre d’un fédéralisme de républiques patriotiques –il n’y aurait alors aucune raison de vouloir s’assimiler à un autre État que le sien, mais la simple autorisation de visiter un pays sans être menacé si l’on ne fait rien d’hostile, bien que chaque État reste libre de repousser le migrant « si cela n’entraîne pas sa perte ». Ce dernier point est intéressant car il n’est alors pas question de repousser un migrant en détresse, mais simplement de codifier les visites régulières au plan diplomatique. La nécessité de secourir prend le dessus le cas échéant, en accord avec la loi morale et le devoir de s’associer à ce que vit autrui (voir III/2, ci-après).
La raison de l’hospitalité universelle est que, la Terre étant ronde, l’homme rencontre l’homme et la planète appartient à tous les hommes, nonobstant les frontières100. Le principe de l’hospitalité est ainsi à rattacher avec la diplomatie, et à opposer aux attitudes des nomades et barbares, qui pillent et réduisent en esclavage. Néanmoins il n’est pas plus tendre avec les « États civilisés » qui ont ouvert militairement des comptoirs pour mieux exploiter les peuples et gonfler leurs contingents militaires (il fait référence explicitement à l’attitude coloniale anglaise en Inde).101 Par l’hospitalité, Kant entend établir la condition de relations pacifiques, qui pourront par la suite devenir publiques et légales, ce qui ouvrira plus avant le droit planétaire. Il prend comme exemple de sa conception de l’hospitalité l’accueil que la Chine ou le Japon avait réservé aux étrangers, en limitant leurs contacts avec la population et leur installation sur les terres.
Ainsi l’état de communauté formé par les hommes rend nécessaire le droit planétaire en tant que complément des deux autres droits, comme autant de garants de la paix perpétuelle.
La première annexe traite de la nature comme garante de la paix, il s’agit d’une partie téléologique dont nous avons partiellement traité dans la première partie. Kant y dit notamment que la nature, qui a assuré la possibilité de vivre jusque dans les recoins les plus inhospitaliers du globe (les mers polaires ou les déserts de sable, comme dans le §63 de la CFJ), a voulu que par la guerre les hommes soient contraints de constituer des États pour se protéger, et qu’ils soient de constitution républicaine pour assurer la paix perpétuelle, mais, à l’instar de la constitution civile, c’est là le problème le plus difficile à résoudre pour l’espèce humaine102 :
Ce problème [la Société civile] est le plus difficile ; c’est aussi celui qui sera résolu en dernier par l’espèce humaine.103
La solution, pour Kant, réside dans les ruses mêmes de la nature et c’est ainsi qu’il concilie téléologie et droit, tout se produit ainsi en accord avec le dessein de la nature. En utilisant l’insociable sociabilité contre elle-même, on pourra contraindre l’homme à devenir un bon citoyen, même s’il n’est pas moralement bon. Ainsi on pourrait même former un État d’un « peuple de démons (pour vu qu’ils aient de l’entendement) » (sic)104, en organisant une société selon des lois garantissant leur protection et d’une telle contrainte que les actions extérieures ressemblent à ce que l’on attendrait de leur conduite morale intérieure105. Ainsi on remarque des États imparfaits qu’ils commencent à emprunter cette voie, et que l’on peut faire émerger le droit de l’utilisation des égoïsmes dans leurs oppositions.
Cet élément se retrouve dans les principes de la Doctrine du Droit. Dans l’avant-propos, §B, Kant propose que le droit est un rapport externe entre deux arbitres en ceci que leurs actions peuvent avoir une influence réciproque, immédiatement ou médiatement106. Au §D, il affirme le droit comme contrainte et obstacle à ceux qui par leur action, entravent la liberté d’autrui107. Enfin au §E, il explique que le droit strict ne se concentre que sur les actions et contraintes extérieures, le rendant ainsi pur et dégagé de concepts moraux108.
Kant précise également que face aux désirs hégémoniques des souverains, qui penseraient assurer la paix en unissant tous les hommes sous leur règne, mais qui ne feraient que diluer les lois dans l’immensité du territoire, la nature a prévu la diversité des langues et religions, comme autant de différence forçant les hommes à raisonner à plus petite échelle et assurant la paix par émulation et non despotisme. Il précise en note que le terme « diversité des religions » est étrange car il n’y a qu’une seule religion et des confessions109. Cette idée fut développée dans La religion dans les limites de la simple raison :
Il n’existe qu’une religion (vraie) ; mais il peut exister beaucoup de formes de croyances.110
Cette religion vraie, c’est la loi morale, et toute « religion » (foi au sens de Kant) n’est qu’explicitation de celle-ci. En effet, Kant la décrit ainsi :
Cette loi de toutes les lois présente donc, comme tout précepte moral de l’Évangile, l’intention morale dans toute sa perfection, de même qu’elle est comme un idéal de la sainteté que ne peut atteindre aucune créature, et qui cependant est le modèle dont nous devons nous efforcer de nous rapprocher par un progrès ininterrompu, mais infini.111
On voit ainsi comment il subsume les textes des différents cultes du globe (Kant mentionne le Zend Avesta, les Vedas, le Coran112) à la notion de devoir explicitée et codifiée, les croyances étant « support de la religion113 ». On rencontre la même idée dans ses Réflexions sur l’éducation :
Qu’est-ce que la religion ? La religion est la loi qui est en nous, dans la mesure où elle reçoit sa force sur nous d’un législateur et d’un juge ; c’est une morale appliquée à la connaissance de Dieu.114
Ceci est très important, car en proposant la loi morale comme préexistante aux religions, il est ainsi possible de proposer un droit universel, car il est contraintes et devoirs, et notre obéissance à la loi découle de ce que Kant appelle le « bon principe » à savoir la conscience de cette loi (son pendant, lié à la liberté de l’homme étant le mauvais principe d’excuses face au devoir)115.
Une autre composante de l’insociable sociabilité entre en jeu à la fin de cette annexe : l’esprit de commerce. En effet la guerre empêche le commerce, elle ferme les frontières, les routes, et appauvrit les marchands. Mais l’argent est sans doute plus puissant que la gloire, ainsi les États gagent-ils bien plus dans la paix qui permet d’établir les relations commerciales. Kant note que ces ruses de la nature sont insuffisantes pour prédire l’avenir, mais que d’un point de vue pragmatique, à court terme, elles sont des alliés utiles « pour que l’on se fasse un devoir de travailler dans ce but [la paix perpétuelle]116 ».
L’annexe II, « article secret pour la paix perpétuelle », contient une tentative d’actualiser la République de Platon. Kant en effet, la défend dans la Critique de la raison pure :
La République de PLATON est devenue proverbiale, comme exemple prétendu frappant d’une perfection imaginaire qui ne peut avoir son siège que dans le cerveau d’un penseur oisif (…). Mais il vaudrait bien mieux s’attacher davantage à cette idée et (…) la mettre en lumière grâce à de nouveaux efforts, que de la rejeter comme inutile, sous le très misérable et très honteux prétexte qu’elle est irréalisable.117
Mais aussi dans le Conflit des facultés :
L’organisme général qui, conçu en conformité avec [l’idée d’une constitution en harmonie avec le droit naturel des hommes] (…) s’appelle un idéal platonicien (Respublica noumenon), n’est pas une chimère mais la norme éternelle de toute constitution politique (…) et écarte toute guerre.118
La République de Platon est certes un modèle (Urbild) inaccessible, à l’instar de la sainteté de la loi morale, mais elle doit guider les entreprises politiques des hommes vers la paix, être l’idéal téléologique qui oriente notre boussole morale vers le progrès. Kant néanmoins fait preuve de plus de prudence que Platon, en disant qu’ « on ne doit pas s’attendre à ce que les rois philosophent ou à ce que les philosophes deviennent rois. Ce n’est d’ailleurs pas souhaitable parce que le pouvoir corrompt inévitablement le libre jugement de la raison119 ». Ce que Kant demande –et si l’article est secret c’est pour que cela reste tacite et libre, c’est que « les maximes de philosophes concernant les conditions de possibilité pour la paix publique [soient] consultées par les États armés pour la guerre120 ». Ce qu’il entend par là, que le philosophe est libre de réfléchir aux catégories sans être impliqué dans le pouvoir ou une charge telle que celle du juriste. Mais comme le philosophe a pour profession de penser, ses maximes et réflexions, pleines de recul et libres de conflits d’intérêts (du moins Kant le croit-il –il dit la classe des philosophes « par sa nature, (…) incapable de former des cabales et de se liguer en clubs121 »), ont une valeur de simple conseil à tous les représentants de la République, sans aucun engagement, ce qui assurera la meilleure marche.
Kant consacre l’Appendice I du Projet à revenir sur « la mésentente entre morale et politique122 », il reprend ainsi le combat qu’il mène dans Théorie et pratique. Il commence par affirmer qu’il ne devrait y avoir mésentente entre politique en tant que pratique du droit et morale en tant que théorie du droit. Il ajoute que si l’on considère la morale comme un corpus de maximes en vue de notre intérêt, ce n’est plus une morale (cela revient au mauvais principe de La religion). Il ajoute que la morale devrait avoir le dessus car elle se réclame du pur devoir, tandis que le pouvoir, elle aussi soumise au destin, ne saurait plus anticiper le futur. Des deux, la raison (avec elle la morale) donne au moins des lumières vers la bonne voie à suivre123. Il reproche au praticien de se fonder sur le mauvais principe pour affirmer que, puisqu’il faut commencer par la force pour fonder le droit public, le peuple ne s’organisera jamais de lui-même car le législateur ne lui cédera plus le pouvoir. Aucun État, par conséquent, ne se soumettra au droit planétaire ou n’entrera en Société des Nations. Mieux vaut une politique purement empiriquement fondée sur les principes de la nature humaine.124 Kant reconnaît que si ni la liberté ni la loi morale n’existent, alors il n’y a que cette pragmatique politique (qu’on peut assimiler à l’habileté du Prince de Machiavel). Mais si l’on admet la morale, alors il doit être possible d’agir en « politique moral », qui tenterait de concilier le droit et la morale. A l’inverse, Kant refuse avec dégoût le « moraliste politique », qui justifierait les politiques pragmatiques des États en construisant une morale a posteriori.
Le politique moral ainsi cherchera comment corriger au mieux et au plus tôt les vices dans la constitution des États ou leurs rapports entre eux pour parvenir à l’accomplissement du dessein de la nature. Ainsi Kant reprend-il la Révolution française comme exemple, en expliquant comment malgré le pouvoir autocratique du Roi les évolutions avaient créé un État républicain, et comment malgré la violence de la révolte, il n’était pas question de revenir en arrière, même si durant la révolte des sanctions issues de l’ancienne constitution avaient été appliquées. En revanche, si la question géopolitique est en jeu, il faudra bien ajourner de réformer le despotisme pour faire face aux tensions125. Les réformes doivent se faire de façon opportune, en prenant en compte les circonstances126.
Au contraire le moraliste politique nommera « la pratique » les pratiques et ne s’occupera que d’abonder dans le sens du pouvoir, de justifier les lois « telles qu’elles sont127 » et de juguler des hommes en prétendant connaître l’homme, et ce par trois maximes :
Fac et excusa : l’action accomplie on trouvera une justification, y compris théologique.
Si fecisti nega : le législateur est toujours innocent, le peuple est désobéissant, on ne peut se fier à l’homme, il fallait donc écraser l’ennemi avant qu’il ne se déclare.
Divide et impera : diviser pour mieux régner, monter le peuple contre ceux qui vous ont couronné, ou encore monter les États les uns contre les autres.
Ces trois maximes ressemblent aux qualités qu’a le Prince de Machiavel, usant de la virtu pour toujours s’en tirer. Kant estime qu’elles sont désormais si connues qu’il ne reste qu’à les voir inévitablement échouer pour démontrer leur inconstance, par conséquent l’importance de l’attitude morale, et que s’en offusquer est hypocrite (« aussi n’y a-t’il pas lieu d’en rougir comme si leur injustice sautait par trop aux yeux128 »). Ce qu’il refuse ainsi, ce sont les justifications de la « raison d’État », a fortiori quand elle s’oppose au droit. Il défend ensuite que les hommes, malgré leurs ruses ne peuvent se soustraire au concept de droit, ce qui également donne la prééminence à la première formule de l’impératif catégorique (« agis de telle sorte que tu puisses vouloir que ta maxime devienne une loi universelle129 »). Kant argumente en ce sens en expliquant qu’ « en tant que principe de droit il a une nécessité absolue130 ». Si en effet le but de la loi est d’être équitable et valable pour tous, il faut chercher l’universalité et le principe de devoir dégagé des objets auxquels il se rapporte (le principe même de la loi morale). En effet moins l’action morale dépend de la fin proposée, plus elle sera juste car dégagée d’intérêts hétéronomes. Ainsi :
Il ne faut pas que les maximes politiques procèdent du bien-être et du bonheur (…), c’est-à-dire de la fin que chaque État se donne pour objet (…) ; il faut qu’elles procèdent du pur concept du devoir de droit (…), quelles que soient les conséquences matérielles qui puissent en résulter par ailleurs.
On voit ainsi comment la loi morale (le pur devoir aveugle aux buts) doit sous-tendre le droit en tant que principe régulateur a priori. En outre, comme il le défend dans Théorie et pratique, le bonheur proposé par l’État sous une certaine forme tient du gouvernement despotique ; il est donc contraire à la liberté et au droit :
Attendre uniquement du jugement du chef de l’État la façon dont ils doivent être heureux (…), est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir (constitution qui supprime toute liberté des sujets qui, dès lors, ne possèdent plus aucun droit).131
Kant conclut qu’il n’y a objectivement aucun conflit entre théorie et pratique. En revanche il peut subsister subjectivement, dans le penchant égoïste de l’homme, et devient un défi à la vertu. Ainsi la Providence (terme que l’on peut prendre comme synonyme de la téléologie) est pour Kant justifiée : le principe moral dans l’homme ne s’éteint jamais. Il faudra affronter les casuistiques politiques pour que la politique « plie le genou devant le droit132 », pour qu’ainsi un droit universel et équitable triomphe du mauvais principe humain et que la paix soit garantie comme perpétuelle, en accord avec le dessin naturel qu’accomplit l’homme à son corps défendant.
Dans le dernier appendice, Kant traite de l’accord entre politique et morale d’après le concept transcendantal du droit public, qu’il résume dans la maxime suivante :
Toute action relative au droit d’autrui et dont la maxime ne peut souffrir la publicité est contraire au droit.133
Ainsi, tout le travail juridique doit souffrir la publicité car le droit concerne les citoyens, or agir à leur insu, c’est leur dénigrer leurs droits, et si une maxime doit rester secrète, c’est qu’elle provoquera une telle opposition qu’elle sera défaite de facto. Kant revient sur la question du droit de rébellion, auquel il s’oppose, autant dans Théorie et pratique que dans la Doctrine du droit public. S’il admet qu’il est légitime de renverser un tyran, la rébellion n’est pas la solution, car elle défait le principe du droit, sans lequel il n’y a pas de constitution. Ainsi lui apparaît-il certain que dans la constitution du contrat, le peuple ne saurait prendre le risque d’inclure un droit de rébellion sans détruire les rapports entre le chef de l’État et le peuple, ce dernier devant chef sur le premier, la réciproque devient infinie, chaque chef pouvant, une fois détrôné, se rebeller contre le nouveau et la constitution civile deviendrait instable, passant d’un état d’anarchie (ou de nature, c’est analogue) à un autre. En revanche, du point de vue du régent, il peut faire connaître la répression contre la rébellion, et si cette dernière le renverse, il devra devenir simple citoyen sans être puni ni droit de se rebeller à son tour.
Kant prend ensuite des exemples en droit des gens. Si l’on annonçait un droit de ne pas tenir son engagement en tant que chef de l’État car un souverain n’a pas de comptes à rendre, la maxime s’invaliderait d’elle-même en provoquant défiance et alliances politiques contre soi. De même si l’on annonçait un droit d’ingérence préemptive, voire d’annexion par la force face à une menace perçue, ou à un État qui rompt une continuité géographique. De telles maximes provoqueraient la tension et le conflit et démontreraient ainsi leur injustice complète.
Pour compléter ce principe négatif (qui sert à écarter du droit les maximes injustes), Kant propose de chercher un principe positif qui soit son pendant. Il raisonne alors sur la casuistique politique et revient sur les propos des articles préliminaires, notamment sur les traités usant d’un double-langage ou du droit d’ingérence qui a pour fondement le probabilisme (tenter de deviner les intentions d’un autre État). Ces astuces politiques sont défaites par le principe de la publicité car une fois connues elles provoquent l’opposition. Fort de cette conclusion, Kant propose cette maxime complémentaire :
Toutes les maximes qui ont besoin de publicité (pour ne pas manquer leur but) s’accordent à la fois avec le droit et la politique.134
On voit ainsi comment le travail d’accomplissement de la sagesse téléologique de la nature demande une action morale fondée sur l’honnêteté afin d’emporter l’assentiment de tous, et ainsi créer l’état de droit.
Nous avons ainsi étudié comment Kant ouvre les problématiques du droit (constitution civile, forme juridique, principes du droit et du devoir assurant la paix et la libre poursuite du bonheur individuel), à partir de sa réflexion téléologique. Cependant des difficultés perdurent. Pourquoi, en effet, s’il insiste tant sur l’importance de la loi morale, propose-t-il de créer d’abord un État de lois restrictives jugulant les intérêts personnels en guise de solution envers la paix ? Pourquoi également, semble-t-il ne pas parler de l’importance d’éduquer la population. Enfin, si le jugement téléologique relève de la faculté de juger régulatrice (donc de l’imagination), et la liberté et la loi morale sont des hypothèses nécessaires, quelle valeur a toute la réflexion kantienne, si assertive et convaincue de voir juste ?
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