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féminin ! Or Beethoven est un homme et ne cesse jamais de l’être ! ». Liszt lui-même, par ailleurs doté d'un tempérament très généreux, n'échappait pas aux classifications de règle à son époque. On les retrouve dans la définition qu'il donne des mazurkas : « Toutes les femmes en Pologne ont, par un don inné, la science magique de cette danse. Les moins heureusement douées savent y trouver des attraits improvisés. La timidité et la modestie [c'est moi qui souligne] y deviennent des avantages... ». On retrouverait sans peine des analogies dans l'histoire de la peinture de cette époque. Je prendrai ici un seul exemple, celui des significations symboliques du dessin et de la couleur. Le débat est à vrai dire très ancien : à la Renaissance, il opposait déjà les Florentins, adeptes du trait, et les Vénitiens, partisans de la couleur. Au XVIIe siècle, il resurgit à travers la querelle des partisans de Poussin et ceux de Rubens ; au XIXe siècle il s'incarne aussi dans la différence de style existant entre Ingres et Delacroix. En 1867, Charles Blanc, publie sa Grammaire des arts du dessin. Il écrit très clairement que le dessin appartient au genre masculin, la couleur au féminin. Si la couleur peut être enseignée par ce que, comme la musique, elle obéit à des lois, il est infiniment plus difficile d'apprendre le dessin, dont les principes absolus ne peuvent pas être enseignés66. La supériorité du trait est manifeste dans l'architecture et la sculpture. Mais elle existe aussi en peinture, où elle domine la couleur. Blanc utilise une métaphore sexuelle en écrivant que : «... l'union du dessin et de la couleur est nécessaire pour l'engendrement de la peinture, comme celle de l'homme et de la femme pour engendrer l'humanité ; mais le dessin doit conserver sa prépondérance sur la couleur. S'il en allait autrement, la peinture courrait à sa ruine ; elle serait perdue par la couleur comme l'humanité a été perdue à travers Eve ». Il poursuit en expliquant que le dessin est le vecteur de l'intelligibilité, alors que la couleur seule n'amène que l'incohérence : elle ne prend de signification que si elle est disciplinée par le trait. Autrement dit, la raison contre l'instabilité... On retrouve également chez Blanc la distinction privé/public, dans la mesure où il assimile la couleur à la vie organique, ce qui se passe à l'intérieur. La couleur est aussi assimilée à ce qui passe, ce qui est superficiel, comme la modernité, opposée à la permanence de la tradition : autrement dit, la décadence se situe du côté de la féminisation. Partie II : Les résultantes : les pratiques Multiples furent les incidences pratiques des distinctions de genre. On s’en aperçoit en consultant quelques biographies de couples d’artistes. Par ailleurs, l’histoire de la musique nous permet de saisir des occasions dans lesquelles les femmes, par la pratique de certains arts, purent échapper au cadre domestique, cela aussi bien en Europe qu’en Inde. Vies d’artistes : le pire et le meilleur Ici encore, je ne peux donner que quelques exemples, qui démontrent la pluralité des attitudes des couples d’artistes, allant du conformisme au machisme en passant par la tolérance. Le compositeur Gustav Mahler séjourne à l’hôtel Bellevue, à Dresde. Le 19 décembre 1901, il écrit une lettre incroyable à sa fiancée, Alma Schindler. Alma est la fille du peintre paysagiste Emile. Schindler. Elle aurait donné son premier baiser à Gustave Klimt. Elle manifeste des dons de compositrice. C’est aussi une des plus belles femmes de Vienne et elle a dix-neuf ans de moins que Mahler. « Aujourd’hui, ma chère Alma, je me mets à écrire avec le cœur lourd (…) j’étais heureux d’avoir enfin trouvé celle avec qui j’avais pu aussitôt tout partager ; celle qui m’appartenait tout entière comme ma femme et qui était devenue un autre moi-même (…) Qu’est-ce donc que cette idée fixe qui s’est introduite dans cette petite tête si profondément et si tendrement aimés, qu’elle doit être et devenir elle-même ? Que se passera-t-il le jour où la passion sera calmée (cela arrive très vite), lorsque viendra le moment, non pas d’habiter mais de vivre ensemble et de s’aimer ? (…) Il va me falloir ici commencer à parler de moi, car je me trouve dans l’étrange situation d’opposer à la tienne la musique que tu ne connais pas et ne comprends pas encore)…) Ne t’est-il pas possible de considérer désormais ma musique comme la tienne ?) (…) Comment te représentes-tu un tel mélange de compositeurs ? Imagines-tu à quel point une rivalité si étrange deviendra nécessairement ridicule, et sera plus tard dégradante pour nous deux ? Que se passera-t-il lorsque tu seras en forme et qu’il faudra t’occuper de la maison ou de quelque chose dont j’ai besoin si, comme tu me l’écris, tu veux m’épargner les petits détails de la vie ? (…) Que tu doives être « celle dont j’ai besoin », si nous devons être heureux, mon épouse non pas ma collègue, cela c’est sûr ! (…) Cela doit être clair entre nous, avant que nous ne puissions songer à des liens qui nous unissent pour la vie. Que signifie donc : « je n’ai pas encore travaillé depuis… maintenant je vais travailler, etc. » ? Qu’est-ce donc que ce travail ? Composer ? Pour ton propre plaisir ou bien pour enrichir le bien commun de l’humanité ? Tu m’écris : « Je sens que je n’ai rien d’autre à faire que de pénétrer en toi, je joue tes lieder, je lis tes lettres, etc. » Que tu aies des remords parce que tu négliges tes études de forme musicale et de contrepoint, cela m’est incompréhensible ! (…) Tu n’as désormais qu’une seule profession : me rendre heureux! Me comprends-tu, Alma ? Je sais bien que tu dois être heureuse (grâce à moi) pour pouvoir me rendre heureux. Mais les rôles dans ce spectacle, qui pourrait devenir une comédie aussi bien qu’une tragédie (ni l’une ni l’autre ne serait juste) doivent être bien distribués. Et celui du « compositeur » de celui qui « travaille », m’incombe (…) tu dois te donner à moi sans conditions67, tu dois soumettre ta vie future, dans tous ses détails, à mes besoins et ne rien désirer que mon amour ! ». Alma est décontenancée. On le serait à moins, d’autant plus qu’elle a un fort caractère. Elle va demander conseil à sa mère qui lui dit de reprendre sa liberté. Elle épousera Mahler quelques mois plus tard. Au début, le couple semble heureux. Malher est très connu, mais Alma le fait profiter de son carnet d’adresses. Elle lui présente Gustave Klimt ; son professeur de musiqueA.von Zemlinsky, avec lequel elle a eu un flirt poussé ; le poète dramatique G.Hauptmann ; le chef de file de l’avant-garde musicale, Arnold Schoenberg. Mais la vie va séparer progressivement les deux époux. Alma ne compose plus, elle en souffre. Elle goûte peu la musique de son mari. Par tempérament, elle a toujours été attirée par les hommes brillants et les artistes. Elle a bientôt une liaison avec Walter Gropius, le chef de file du Bauhaus. Survient alors un épisode tragique tragi-comique (ou un lapsus calami ?). Gropius écrit une lettre d’amour à Alma. Mais sur l’enveloppe, il inscrit le prénom de Gustav. A la lecture de la lettre, Mahler tombe des nues. Il ne soupçonnait rien… A la différence de beaucoup de cocus, il a une réaction intelligente. On parle beaucoup à Vienne d’un médecin ambitieux et novateur, le Docteur Sigmund Freud. Gustave se dit qu’il pourra peut-être lui expliquer ce qui lui arrive. De son côté, Freud n’est pas mécontent de pouvoir mettre sur la liste de ses patients le nom du célèbre chef d’orchestre. Freud lui-même a des rapports ambigus avec la musique. Il l’apprécie, au point de conseiller à certains ses patients d’aller écouter des opéras, mais ne la supporte pas. Plus exactement, il n’accepte pas de ne pas comprendre ce pourquoi la musique l’émeut .Il le dit expressément dans son analyse du Moïse de Michel-Ange. Quoi qu’il en soit, Freud procède à une psychanalyse-éclair de Mahler68au cours d’une promenade de quatre heures dans la petite ville de Leide, où ils se sont donné rendez-vous le 26 août 1910. Bruno Walter, l’assistant de Mahler, a consulté Freud avec succès. Malher dit à Freud le malheur dans lequel il se trouve plongé par l’adultère de sa femme, en précisant qu’il traverse une période d’impuissance physique. Freud pose un diagnostic de névroses obsessionnelles chez le couple. Malher a été très marqué dans son enfance par les mauvais traitements que faisait subir son père à Marie, sa mère. Inconsciemment, il a transformé Alma en sa mère, en la plongeant dans la souffrance par le refus de voir en elle une compositrice. Freud remarque que le prénom exact d’Alma est Anne-Marie. Mahler l’appelait « Ma Marie ». Freud dit aussi à Mahler que comme sa mère, il boîte. Mais cette boiterie est psychosomatique. Tout en faisant souffrir Alma, il l’idéalise, d’où son inappétence sexuelle. Mais à partir du moment où Alma le trompe, elle redevient une femme comme les autres. Il pourra donc retrouver sa vigueur et commencer à aimer réellement sa femme. Quant à Alma, c’est un bon exemple du complexe d’Œdipe. Freud dit à Gustav : « Votre femme cherche son père dans l’homme qu’elle aime, vous êtes celui-là ». Malher sort optimiste de cette entrevue. Il comprend ses erreurs et encourage Alma à composer, promet qu’il l’aidera à faire éditer ses œuvres. Le couple aurait-il été sauvé ? Nous ne le saurons jamais, car Mahler meurt l’année suivante d’une endocardite. Alma n’avait en tout cas pas arrêté sa liaison avec Gropius. Celle-ci prend temporairement fin en 1912, elle en entame une autre avec l’écrivain et peintre Óscar Kokoschka, qui exécute en son honneur le tableau La fiancée du vent. Elle le quitte peu après et se marie avec Gropius, dont elle a une fille. Celle-ci meurt très jeune. Alban Berg compose en sa mémoire le Concerto à la mémoire d’un ange. Alma aura une vie agitée jusqu’à sa mort en 1964, à l’âge de quatre vingt cinq ans. Revenons à la lettre de Gustav de 1910. Je l’ai qualifiée d’incroyable. L’est-elle vraiment 69? Les jugements historiques sont toujours difficiles et souvent hasardeux. L’amoureux d’histoire devrait se pénétrer du principe méthodologique premier de l’ethnologue : situer son regard à la bonne distance. Ne pas se confondre avec le point de vue de ceux que l’on observe sous peine de perdre toute faculté critique et même d’intelligibilité. Mais aussi ne pas juger à propos de ses propres valeurs ou de celles de notre époque. Le conseil est à suivre quand on essaie, en nos temps post féministes, de juger le comportement d’un homme datant de plus d’un siècle, où les mœurs bourgeoises-et le droit-réduisaient les femmes à la place que Mahler assigne à sa fiancée. De telles idées se sont certainement perpétuées dans nos sociétés jusqu’aux années soixante et dix. Faut-il alors exonérer Mahler, qui ne pouvait admettre que son épouse fut elle aussi une artiste ? D’autres exemples montrent que même avant lui, d’autres modèles conjugaux étaient possibles. Y compris au cœur du XIXe siècle, ce siècle noir des femmes : malheur à celles qui sont nées avec le Code civil qui instituait un partage inégal : « Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance au mari »70 . Projection du Dvd : D’un pas mesuré Prenons le cas d’un amour romantique s’il en fut, celui des époux Schumann. Clara Wieck manifesta très tôt des dons pour la musique. Ses parents étaient divorcés (le divorce était autorisé en Allemagne) et elle fut éduquée par son père, un bon professeur de piano (Robert Schuman allait être son élève). Sans peut-être le savoir le père Wieck était féministe. Il encourageait sa fille non seulement à jouer du piano, mais à composer, transgressant ainsi une limite pluriséculaire. Il avait également observé que le mariage était souvent le tombeau des dons artistiques d’une femme. Il encourageait donc sa fille à demeurer célibataire. Mais Clara et Robert tombent amoureux l’un de l’autre… et se heurtent à la résistance du père à leur projet de mariage. Ne pouvant obtenir son consentement, Robert et Clara se résolvent à l’attaquer en justice en 1839, au motif que : « Le père de la soussignée Clara Wieck nous refuse son autorisation en dépit de sollicitations pressantes et affectueuses. Nous ne pouvons nous expliquer les motifs de ce refus, notre situation de fortune étant à même de nous mettre à l’abri du besoin dans l’avenir. Le vrai refus du motif de Monsieur Wieck doit plutôt se trouver dans une sorte de sentiment personnel de haine à l’encontre du soussigné, alors que celui-ci pense pour sa part accomplir tous les devoirs que peut attendre de lui le père de celle qu’il a choisie pour compagne de sa vie »71. Quelques années plus tard, le père et la fille se réconcilient. En 1843 le père Wieck écrit : « Parce que j’aime toujours la musique sincèrement et sans le moindre regret, je tiens à ce que tu saches que je ne suis nullement insensible à l’activité, que je n’ignore pas, de ton mari dont je connais le grand talent. Si je t’écris cela, c’est pour que tu me dises quand je pourrais entendre quelques-unes de ses récentes compositions, dont j’entends parler avec enthousiasme par tous les amateurs »72. Encourage-t-il encore sa fille à composer ? Plus tard, celle-ci s’étonnera de l’éducation qu’il lui a donnée en la matière, écrivant que le rêve de son père était illusoire : l’histoire montrait bien qu’il n’y avait jamais eu de compositrices… Robert s’en étonnait d’ailleurs dans leur journal : « Il est incroyable qu’il n’y ait pas de femmes compositeurs. Les femmes sont peut-être la part immergée de la musique ». À leur époque, on ne cherchait pas dans l’histoire des compositrices, pour la raison qu’il ne pouvait y en avoir : la composition exigeait des facultés intellectuelles hors d’atteinte pour une femme73. Sur le plan esthétique, les œuvres de Clara sont de leur temps, sans plus. Ses compositions pour piano sont du Chopin banalisé et s’écoutent agréablement. Si elle adorait la musique de son mari, elle ne comprenait rien à la musique moderne, en particulier celle de Wagner qu’elle qualifiait de cacophonique. Pendant vingt-cinq ans, de 1828 à 1853, les deux époux entrelacent leurs œuvres. Robert compose des Impromptus (opus 5) « Sur une romance de Clara Wieck ». Un passage du Notturno des Soirées musicales de Clara, un motif descendant de cinq sons, déjà présent dans la Fantaisie en do, passe en boucle dans la huitième Novelette « Stimme aus der Ferne ». Pour les dix-huit ans de Clara, Robert lui offre ses dix-huit Davidsbündlertänze .Elles sont inspirées par une mazurka des Six soirées musicales, publiées en 1836 (opus 6) par Clara, dont Robert fera dans la presse musicale une critique élogieuse. Ils publient ensemble les douze Lieder du Liebesfrühling (opus 37/12). En 1839, l’année où les deux fiancés attaquent le père en justice) Robert écrit à sa future épouse : « A l’écoute de ta Romance, j’ai entendu une nouvelle fois que nous devions devenir mari et femme. Tu me complètes comme compositeur, de même que moi pour toi. Chacune de tes pensées provient de mon âme, de même que je te dois toute ma musique » Mais Clara allait cesser peu à peu de composer. Tout en appréciant ses œuvres, Robert jugeait que le premier devoir d’une femme était de s’occuper de sa maison et de ses enfants. Il adorait les enfants et lui en fit une dizaine. Comme le couple n’était pas fortuné, il ne pouvait s’en remettre à des domestiques pour leurs soins. Robert écrit : «… s’occuper des enfants, d’un mari perdu dans ses rêveries, cela ne se consolide ne se concilie guère avec la composition ». Au total Robert totalisera cent quatre vingt recueils, Clara une trentaine… Les œuvres de Clara postérieures au mariage (en 1840) sont presque toutes composées pour Robert et diffèrent de celles de jeunesse, plus brillantes et superficielles. En 1853, Robert tombe malade. Le 8 juin elle insère dans ses Variations opus 20 « Sur un thème de R. Schumann » le motif qui unissait autrefois sa Romance opus 3, les Impromptus de Robert et sa Romance en la mineur opus 21. Elle pose sa plume de compositrice et ne la reprendra jamais. Elle devient veuve à trente-six ans. Elle consacrera les vingt-cinq prochaines années de sa vie au culte de la musique de son mari et devra subvenir à l’éducation de leurs sept enfants vivants. Elle va poursuivre à travers toute l’Europe une carrière de virtuose, se faisant son propre imprésario, fait exceptionnel à l’époque. Un couple donc très différent de celui que formeront un demi-siècle plus tard Gustav et Alma. Car si la pression sociale est certaine (c’est bien la société qui engendre les types idéaux d’homme et de femme), les individualités et l’accord des cœurs et des corps comptent aussi. Prenons en dehors de l’art musical d’autres exemples de cette variété d’attitudes74. Certains couples se sont déchirés. Entre Auguste Rodin et Camille Claudel, c’est l’amour-passion, avec ses flamboiements et ses désillusions. « Ma très bonne à deux genoux devant ton beau corps que j’étreins »écrit-il à sa jeune maîtresse (elle a vingt ans, lui quarante-cinq). Celle-ci n’est pas en reste : « Je couche toute nue pour me faire croire que vous êtes là, mais quand je me réveille, ce n’est plus la même chose. Je vous embrasse ». Mais il ne s’agit pas d’une liaison banale entre un artiste consacré et son modèle. Rodin perçoit très vite les dons de Camille « Je lui ai montré où trouver de l’or, mais l’or qu’elle trouve est bien à elle ». Ils collaborent et de 1884 à 1886 travaillent aux mêmes œuvres : L’Eternelle Idole, Le Baiser, Fugit Amor, la Danaïde. On dira plus tard qu’elle ajoute du sentiment à l’expressivité des corps chère à Rodin. Mais Claudel ne veut pas quitter sa compagne Rose Beuret et Camille ne supporte plus le partage : elle veut le mariage. Devant les refus réitérés de Rodin, elle le quitte. En 1892, elle dessine une caricature de Rodin et de Rose : « Le Collage. Ah ! Ben vrai ! Ce que ça tient ? ». Ils sont nus et se tournent le dos, à quatre pattes dans une posture grotesque, soudés par leurs postérieurs comme des chiens après l’accouplement. On connaît la suite de la malheureuse existence de Camille. Rodin a un fils de Rose, qu’il épousera quelques mois avant de mourir en 1917, après cinquante trois ans de concubinage. Picasso le Minotaure a beaucoup collectionné les œuvres d’art et les femmes. Même aussi douées que belles, elles ne seront jamais ses égales, mais muses ou viatiques. Parmi elles, Dora Maar. Comme Alma, elle possède un fort caractère et est une égérie des milieux artistiques quand il la rencontre. Il a cinquante quatre ans, elle vingt-huit. Elle dirige un studio où défilent mannequins et personnalités du Tout-Paris. Comme Camille, elle commence par tout accepter de Picasso, qui poursuit toujours sa liaison avec Marie-Thérèse Walter, dont il a une fille. Dora l’accompagne dans la peinture de Guernica (1937) et en fait un reportage photo. Mais elle va abandonner la photographie pour s’initier à la peinture sous les conseils du Maître, qui accroît ainsi son emprise. Par une sorte de métaphore, elle devient son modèle, l’objet dont il tire son inspiration, tandis que continue le ménage à trois. Il la quitte en 1945 pour Françoise Gillot. Dora s’enferme dans la prison de la dépression (elle sera suivie par Lacan) avant de se retirer dans le Lubéron, dans une maison achetée par Picasso. Elle y vivra cloîtrée, archivant les souvenirs de sa vie avec le Maître. Mais la passion entre les artistes ne se conjugue pas toujours avec le malheur. Ainsi de Sonia et Robert Delaunay. Sonia Terk quitte Saint-Pétersbourg en 1950. Ses professeurs russes ont déjà remarqué ses dons et elle sait qu’elle sera artiste. Elle a vingt-trois ans et rencontre le galeriste Wilhelm Ude, qui a découvert Picasso. Il est homosexuel, mais elle l’épouse rapidement. C’est un mariage blanc, une association. Ude la fait profiter de son carnet d’adresses. Ils vivent séparés. Deux mois après leur mariage, Sonia rencontre Robert Delaunay dans la galerie de son mari. Elle devient rapidement sa maîtresse. Ils ont le même âge. Elle divorce et l’épouse un an plus tard, en 1909. Ils vivront trente ans ensemble, jusqu’à la mort de Robert d’un cancer, en 1941. Comme Clara et Robert Schuman, ils entrelacent leurs œuvres. Sonia n’est pas une muse, mais une partenaire, de rang égal. Robert et elle s’influencent sans se copier, tandis qu’ils vivent un amour heureux. A.Virondelet célèbre leur communauté esthétique en ces termes : « Leur atelier est un laboratoire d’idées communes que chacun va mettre en couleurs et en vibrations. Robert peut-être plus théoricien, Sonia plus slave, plus pétillante d’idées, mais tous les deux toujours aussi fusionnels. Leurs peintures sont en ce sens la véritable métaphore de leur couple : leurs formes géométriques tourbillonnants comme les arceaux qui entourent les planètes, elles s’enlacent et se délacent, vibrant parce qu’elles ont observé de trop près le soleil, toujours dans une fête joyeuse, qui révèle la puissance vitale »75. Sonia mourra à quatre vingt quatorze ans, juste après avoir rédigé ses Mémoires, où elle parle de sa passion pour la couleur, partagée avec Robert. On trouve le même partage chez Jean Tingueli et Nikki de Saint-Phalle, surnommés les Bonny and Clyde de l’art. Ils se rencontrent en 1955. Il a trente ans, elle vingt-cinq. Ils sont mariés, mais éprouvent tout de suite une passion réciproque, qui durera jusqu’à la mort de Jean. Nikki est belle : elle pose parfois pour Life magazine et Vogue. Mais elle est fragile psychiquement, souvent dépressive. Elle a subi dans son enfance des relations incestueuses. Elle découvre sa vocation d’artiste en faisant la connaissance de l’oeuvre de Gaudi et se passionne pour les formes contemporaines de l’art. Elle et Jean sont exposés dans tous les grands musées ; ils ont leurs propres productions mais se retrouvent dans des œuvres communes, sans que l’un cherche à dominer l’autre. Ils communient dans l’idée que l’art a une vocation révolutionnaire, que le mouvement est premier. « Pour moi, disait Jean, l’art est une forme de révolte totale et complète ». En 1969, le couple se représente dans une sculpture monumentale aux couleurs vives, Adam et Eve. Jean ira au paradis des artistes en 1991, Nicky l’y rejoindra en 2002. Autre couple mythique, celui de Salvador Dali et Gala.… la plus antipathique des femmes, suivant Peggy Guggenheim. Dali a une vision de la femme très traditionnelle. La femme ne peut pas créer, mais elle peut jouer le rôle de muse, qu’il a d’ailleurs assigné à Amanda Lear, la belle maîtresse morganatique à laquelle il a sans doute le plus tenu. D’origine russe, beaucoup plus âgée que lui, Gala joua un rôle maternel auprès de Dali, dont la virilité n’était pas très affirmée. Elle s’occupait de tout ce qui concernait la vie matérielle, et lui ouvrit son volumineux carnet d’adresses quand ils se sont rencontrés. À la mort de Gala, Dali se sent abandonné et meurt cloîtré quelques années plus tard. On peut trouver beaucoup d’autres exemples de couples d’artistes qui ont partagé leurs arts et leur vie de manière réellement amoureuse. Les deux dadaïstes Sophie Taueber(1899-1943) et Hans Arp(1886-1966) ; Man Ray(1890-1976) et Lee Miller(1907-1977) ; Max Ernst(1891-1976 et Dorothea Tanning(née en 1910). L’histoire de la musique montre aussi des couples heureux, y compris au XIXe siècle76. Ainsi de Louise et Aristide Farrenc. Louise rencontre Aristide dans des concerts et l’épouse à dix-sept ans ; il a dix ans de plus qu’elle. Ils jouent ensemble. Louise a des dons pour la composition. Elle est d’un tempérament timide et son mari l’aide à publier ses œuvres. Elle va s’illustrer dans le grand genre (en principe masculin) de la symphonie. Aristide crée en 1852 une Société symphonique. Il soutiendra toute sa vie son épouse dans son activité de compositrice. Mais les exemples inverses existent aussi, où le mariage fut un carcan pour les épouses compositrice. Carcan que certaines parvinrent à briser. Louise Viardot, fille de Pauline, épouse en 1882 Ernest Héritte, un diplomate de vingt ans son aîné. Elle le quittera trois ans après. En janvier 1795, Sophie Gail épouse à dix-neuf ans l’helléniste Jean-Baptiste Gaël. Il a trente ans de plus qu’elle et est professeur au Collège de France. Les époux se séparent trois ans après leur mariage, puis divorcent. Un contemporain décrit ainsi Louise : « Madame Gail était dans cette pléiade, comme l’étoile principale autour de laquelle tourbillonnaient de brillants satellites ; malgré les disgrâces de son extérieur77, elle avait une physionomie si animée, une âme si ardente (…) de grands musiciens, entre autres, s’abandonnent à son influence et c’est sans doute à cette circonstance que Madame Gail dut enfin de se livrer à des compositions lyriques d’un ordre plus élevé ». Sa librettiste Sophie Gay publie en 1832 un roman, Mariage sous l’Empire, où elle condamne l’hypocrisie de la morale bourgeoise, indulgente pour l’adultère masculin et implacable pour celui de la femme. Peut-être s’était-elle inspirée de la vie de la compositrice, qui eut plusieurs enfants d’amants différents et menait une existence affranchie des conventions sociales. On retrouve les mêmes déclinaisons du bonheur chez les couples homosexuels. L’artiste peintre Rosalie Bonheur et sa compagne ont vécu semble-t-il une vie de couple harmonieuse Tout le contraire de la liaison entre Arthur Rimbaud et Paul Verlaine78. Né en 1844, Paul Verlaine a dix ans de plus qu’Arthur Rimbaud. Il se marie à 22 ans et l’année suivant son mariage, il rencontre Rimbaud, en fugue à Paris. Ils fréquentent les mêmes cafés littéraires. Verlaine balance peu de temps entre son épouse et Rimbaud. Il la quitte, pour suivre le jeune homme en Angleterre et en Belgique. Leur liaison ne durera que deux ans. En 1873, déchiré entre ses deux amours, dans une crise d’alcoolisme, Verlaine tire une balle sur Rimbaud. Celui-ci le quitte. Verlaine purge à Bruxelles une peine de deux ans de prison. Plusieurs années après, il reviendra au catholicisme. Que retenir de ces quelques exemples, arbitrairement choisis ? Avant tout que bonheur et malheur, comme chez les couples ordinaires, dépendent largement du type d’accord qui unit un homme et une femme, qui passe plus ou moins par la médiation de l’union des corps. Tout dépend des aptitudes à l’amour, lequel ne se confond jamais avec l’état amoureux. Pour durer, la passion a besoin d’échanges qui parfois conduisent à l’osmose, avant que la mort ne scelle les vies en destins. La différence d’âge joue aussi son rôle. Quand elle se cumule avec le tempérament dominateur d’un des artistes (Mahler, Picasso) elle augmente les risques d’anéantissement du couple. La musicienne Marie Jaëll forme avec son mari un couple de pianistes, qui connut le succès. Elle s’essaya aussi à la composition. En 1878, elle écrit à Franz Liszt : « À la fin, qu’elle soit douée ou non, l’homme prend à peu près toutes les choses dont il tire ses forces pour produire (…) L’union de deux êtres peut, certes, être belle, splendide, merveilleuse, mais (…) la femme doit-elle toujours succomber et faire le choix entre les ailes du corps et celles de l’âme, sacrifier les unes aux autres ? Ne peut-elle garder quatre ailes? C’est un mystère dont j’ai voulu voir la fin ; le rêve était-il trop téméraire ? »79 Enfin, s’il est fréquent que, volens nolens, des épouses arrêtent de créer pour leur mari, l’inverse est plus rare. Deux exemples, toujours pris dans le XIXe siècle. Lucile Le Verrier, fille d’un grand astronome, a ces réflexions sur sa carrière de musicienne que son mariage lui a fait abandonner : « Je m’appelle Lucile Magne, j’ai un mari adoré et parfait, de beaux enfants, j’habite un appartement vaste et bien arrangé, je me trouve bien heureuse. Je demande seulement à Dieu de me rendre la santé. Mais quand je pense à Lucile Le Verrier, qui ne quittait pas sa mère pour un jour sans chagrin, qui demeurait à l’Observatoire (…) il me semble que je pense à une autre personne, qui m’a intéressée et qui a disparu »80 Quelques années plus tôt, une femme peintre, Marie Guilhelmine Benoist, avait elle aussi renoncé à son art sous la pression de son mari, avec un profond chagrin81. Marie de la Ville faisait partie des élèves de David qui eut plusieurs élèves femmes. Elle épouse le Comte Benoist, un royaliste membre d’un complot visant à la restauration de l’Ancien Régime, qui doit fuir en 1793. Elle a cependant les faveurs de Napoléon. Elle devient célèbre à trente-trois ans en effectuant le Portrait d’une Négresse. Ne prenons pas ce tableau pour un document ethnographique. Si la peau est d’un noir prononcé, le visage n’a rien de négroïde. Le vêtement est un drapé à l’antique, qui découvre le sein gauche de la jeune femme, dans une figure conventionnelle de la nudité. Mais non seulement il n’y a rien de servile dans cette négresse, mais en plus on comprend que l’artiste a voulu montrer qu’elle pouvait être aussi belle qu’une femme blanche. Madame Benoist innove dans un autre genre : elle peint des scènes historiques, genre réputé masculin. Devenu empereur, Napoléon décernera en 1804 une médaille d’or à l’artiste, la fera bénéficier de nombreuses commandes et lui attribuera une pension annuelle. Mais en avril 1814, l’empereur abdique. À la faveur de la Restauration, Pierre Vincent Benoist devient conseiller d’État. L’activité artistique de sa femme, notamment dans sa dimension publique, devient alors gênante pour lui. Il lui demande d’y renoncer rapidement. Elle s’y résout, non sans mal. Le 1er octobre 1814, elle écrit une lettre poignante à son mari. Après un passage où elle lui demande d’excuser ses « mines maussades et ses jérémiades », elle poursuit : « Ne m’en veuillez pas si mon cœur s’est ému tout d’abord du parti qu’il me fallait prendre en satisfaisant enfin à un préjugé de la société auquel il faut bien, après tout, se soumettre. Mais tant d’études, tant d’efforts, une vie de travail acharné, et après une longue période d’épreuves, enfin le succès ! Et puis, voir soudain tout cela comme un objet de honte ! Je ne pouvais m’y résoudre. Mais tout est bien ainsi, n’en parlons plus ; je suis devenue raisonnable… mon amour-propre a reçu une blessure trop soudaine, aussi, n’en parlons plus ou la blessure s’ouvrirait à nouveau ». Tout est dit en quelques mots amers. Madame Benoist ouvre alors une école d’art pour jeunes filles, où elle enseigne jusqu’à sa mort, douze ans plus tard, en 1826. Les apparitions des femmes en public Une des raisons majeures de l’exclusion des femmes des activités artistiques réside dans leur assignation au cadre domestique : une femme honnête ne doit pas se montrer en public. Or certaines formes artistiques, comme la musique, nécessite souvent une apparition en public, ou au minimum une certaine sociabilité : pendant longtemps, on ne pouvait entendre de la musique que si on la pratiquait. C’est moins vrai pour la peinture ou l’écriture, mais même dans ces cas, la diffusion d’une œuvre nécessite des contacts avec le public. . Je voudrais prendre deux exemples, surtout illustrés par la projection de DVD. L’un après à la présentation l’un concerne l’apparition des femmes dans les opéras de l’époque baroque en France ; l’autre concerne la participation des femmes aux arts sacrés en Inde. |
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