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Tony Ballantyne et Antoinette Burton (éd.) Bodies in contact : Rethinking colonial encounters in world history, Durham, Duke University Press, 2005, XII-445 p.47 Le projet d’une histoire « globale » (world history) tel qu’il a émergé outre-atlantique au début des années 1980 ne se limite pas à l’analyse des dynamiques coloniales commencent par souligner Tony Ballantyne et Antoinette Burton. Pour autant, ils rappellent qu’un regard renouvelé sur les logiques impériales permettrait de saisir dans le même mouvement les processus transnationaux d’imposition de façons de vivre et de voir, et les formes d’activités économiques, de pratiques politiques et d’expressions culturelles hybrides et autonomes que ces processus ont engendrées. Le vocable « empire » est ici à prendre au sens large, compris comme un ensemble de réseaux et de flux de biens, de savoirs, d’hommes et de structures de domination politique et militaire. Comme l’indique le titre du recueil, dans la mesure où il s’agit de repenser les rencontres coloniales, une entrée par les « corps » en tant que lieux du contact prend une valeur heuristique puisque « le corps est, à bien des égards, à la fois la plus intime des colonies, et la plus indisciplinée » (p. 407). Si les historiens ont été appelés récemment à travailler à l’élaboration d’un cadre théorique qui prendrait le corps comme « méthode » [1] Kathleen CANNING, « The body as method ? Reflections... [1] , le corps comme zone de contact privilégiée n’a sans doute pas reçu encore l’attention qu’il mérite en tant qu’outil analytique et en tant que ressource pédagogique. Un certain nombre de publications récentes indiquent cependant qu’un consensus semble émerger autour de la conviction que les corps, en contexte colonial, sont un lieu d’investigation, au même titre que les guerres, les migrations, les religions, le droit, l’extension du capitalisme ou encore la « modernité », ou n’importe laquelle des catégories qui ont structuré jusqu’ici notre entendement des dynamiques impériales. 48 Si l’étude des phénomènes associés à la mondialisation a vu le développement récent de perspectives féministes outre-atlantique, l’histoire « féministe » et l’histoire « globale » ont continué de cheminer côte à côte, cette dernière montrant en général un intérêt très limité pour l’histoire des femmes et l’émergence du genre comme catégorie analytique. Pourquoi cet angle mort ? On peut être tenté d’incriminer l’échelle d’analyse, « globale » par définition, qui paraît tendre spontanément à rendre les femmes « invisibles », d’autant que les sources mobilisées classiquement pour cette histoire permettent difficilement de surmonter un biais masculin qui nous les fait ignorer doublement, en tant que colonisées d’une part, et en tant que femmes d’autre part. Des récits de voyages aux archives des maisons de commerce, des documents des maisons mères missionnaires aux registres des administrations, T. Ballantyne et A. Burton soulignent que les sources sont traditionnellement produites par des hommes pour des hommes. 49 Les 21 contributions présentées s’inscrivent dans la « nouvelle histoire impériale », projet né de la collision entre les histoires d’empire, vues des métropoles, et le fait historique de la décolonisation. Les auteurs, qui nous conduisent de l’Australie au Canada, de la France à l’Inde, du Mozambique au Mexique, sur plus de quatre siècles, sont, pour le dire rapidement, aussi bien les enfants de Michel Foucault et de son biopouvoir que ceux d’Edward Saïd et, plus généralement, des subaltern studies comme réaction à une histoire à la fois impériale et impérialiste. L’ouvrage est divisé en trois parties : la première pose la question de la race, du genre et de la sexualité à l’époque prémoderne, la deuxième présente un ensemble de cas localisés de rencontres coloniales au XIXe siècle, tandis que la troisième réunit des articles présentant la place du corps dans les politiques impériales au XXe siècle. 50 Il est impossible de rendre compte ici d’une manière exhaustive de l’ensemble des contributions. Les plus stimulantes sont probablement celle d’Adele Perry sur la Colombie britannique (1849-1871), qui interroge les contradictions insurmontables d’une colonie de peuplement sans colons, du refoulement d’une présence indigène pourtant bien réelle, et d’un métissage biologique aussi inévitable que nié par Londres; celle de Fiona Paisley qui nous offre une lecture des frontières raciales et sexuelles de l’Australie pionnière; celle enfin de Mire Koikari qui montre comment la volonté américaine de restructurer les rapports de genre dans le Japon occupé est au principe de la nouvelle « mission civilisatrice » qui guide l’impérialisme américain. 51 Le résultat attendu du recueil est d’autoriser le déplacement d’une attention historienne focalisée sur l’Europe. Ce décentrement du regard s’opère par un accent mis à la fois sur l’agency des colonisés et sur les structures globales de domination. Cela passe par l’exhumation d’histoires localisées faites de rencontres et de résistances, dans l’attention portée aussi bien aux histoires personnelles qu’à la mémoire collective. On peut certes adhérer au postulat selon lequel les questions relatives au genre et à la sexualité sont centrales, pour ne pas dire constitutives, de l’ancien et du nouvel ordre mondial. On peut également penser que la diversité des contributions présentées, du célibat masculin indien au mariage mixte en Colombie britannique, du football en Irlande à la prostitution japonaise, du tatouage dans la Corne de l’Afrique à l’activisme du Black Power des années 1960, est un élément susceptible d’attirer un public étudiant. Il n’en reste pas moins que l’hétérogénéité du volume rend sa lecture déconcertante. On a d’autant plus de mal à saisir une logique d’ensemble qu’il ne s’agit pas de la publication des actes d’un colloque, ou de réponses individuelles à un appel à contributions, puisque les textes ont tous été précédemment publiés dans des revues entre 1994 et 2003. Pour faire véritablement sens, il eût fallu passer commande aux auteurs d’un minimum de justification quant à la façon dont leur texte envisage le corps comme source et comme outil d’une histoire faite de contacts et de connexions : corps métaphorique, sexué, racialisé, juridicisé, religieux, migrant, objet de luttes, etc. Au final, le corps s’avère un fil conducteur bien ténu. 52 Il faut attendre la postface de T. Ballantyne et A. Burton pour comprendre leur vision de l’enjeu épistémologique de ce recueil, qui est également un enjeu pédagogique et politique, dans le contexte de redéploiement de l’impérialisme anglo-américain sur la scène mondiale. L’après-11 septembre, doublement marqué, selon les éditeurs, par des « discours sur la globalisation » et « des violences bien réelles contre et au nom des femmes et des enfants », rend d’autant plus urgent le projet d’une histoire « globale » soucieuse de promouvoir une « citoyenneté éclairée » du XXIe siècle (p. 419-420). 53 MARIE SALAÜ N |