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Sébastien Jahan et Alain Ruscio (dir.) Histoire de la colonisation. Réhabilitations, falsifications et instrumentalisations, Paris, Les Indes savantes, 2007,355 p.34 Ce riche volume collectif se présente comme une mise en garde destinée autant aux citoyens et aux militants qu’aux historiens professionnels. Répondant, au moins en partie, à la demande exorbitante, et d’ailleurs annulée depuis, d’une recherche et d’un enseignement plus attentifs aux « aspects positifs » du colonialisme français (article 4 de la loi du 23 février 2005) et bien que deux années se soient écoulées entre sa conception et sa publication, cet ouvrage constitue à la fois une intervention pertinente dans le débat et un objet d’étude à part entière. Prise dans son ensemble et compte tenu du fait qu’elle réunit des militants des droits de l’homme, des journalistes, historiens et autres chercheurs, cette Histoire de la colonisation propose une contribution relativement pondérée dans un débat sur le passé colonial français où la passion l’emporte souvent sur la connaissance des faits (même si cette passion n’est pas totalement absente, en particulier dans la contribution d’Alain Ruscio). Sur bien des plans, cet ouvrage est autant un plaidoyer militant qu’un travail de recherche, mais cet équilibre est constamment menacé par la très grande diversité des thèmes et des approches. 35 Le volume est divisé en trois parties et s’achève par un épilogue très engagé d’A. Ruscio qui déclare la République en danger. La première partie, la plus abstraite, s’interroge sur les enjeux des récents débats sur l’histoire et la mémoire en France. Les contributions d’historien(ne)s, comme Catherine Coquery-Vidrovitch, et de philosophes travaillant sur l’histoire, comme Mickaëlla Périna, sont indispensables pour apprécier la signification potentielle (pas toujours effective cependant) du reste de l’ouvrage. La deuxième partie, la plus inégale, est un ensemble d’études de cas concernant surtout l’Algérie et l’Indochine. Cette attention accordée à l’Indochine est d’ailleurs l’une des qualités de l’ouvrage, tandis qu’à l’inverse, l’absence de l’Afrique sub-saharienne, pour ne pas parler de celle des Dom-Tom, est l’une de ses faiblesses. Les contributions sur les récits historiques à propos de l’Algérie et de l’Indochine sont complétées par deux études comparatives sur l’histoire coloniale en Belgique et en Italie. On regrettera cependant que la Grande-Bretagne, le Portugal et l’Allemagne ne soient pas évoqués, alors que chacun de ces pays a un passé colonial complexe et qui a récemment fait l’objet de revendications. On peut signaler une lacune plus significative encore, même si elle est partagée par bien d’autres ouvrages : aucune contribution ne s’interroge sur les débats à propos du passé colonial dans les excolonies ou dans une perspective postcoloniale (le texte d’Odile Tobner qui oppose de façon caricaturale la figure héroïque de Cheikh Anta Diop et celle, déclarée négative, d’Olivier Pétré-Grenouilleau ne comble pas cette lacune). Au total, on peut regretter que le lecteur soit privé d’éclairages sur le contexte international des débats qu’on est pourtant en droit d’attendre d’un tel ouvrage et on peut remarquer que celui-ci est en réalité plus post-impérial que réellement postcolonial. 36 Cette remarque nous amène à la troisième partie du livre dans laquelle les engagements militants en France sont clairement privilégiés. Les contributions sur Toulon et sur Montpellier démontrent de façon convaincante que les enjeux locaux ne doivent pas être négligés par tous ceux qui cherchent à combattre le révisionnisme colonial. Comme nous le rappellent François Nadiras et Vincent Geisser, la politique est toujours locale. L’importante contribution de Rosa Moussaoui le prouve d’une autre manière. Elle explique comment internet offre aux révisionnistes et aux colonialistes impénitents la possibilité de réécrire le passé colonial, ou, plus exactement, d’exprimer leurs propres griefs postcoloniaux. Ils n’ont cependant pas le monopole de l’usage d’internet pour se regrouper entre postcoloniaux de même sensibilité. Il est intéressant en effet de noter qu’internet permet également la prolifération d’une rhétorique anticoloniale réactualisée via des sites créés en France ou ailleurs. Certains de ces sites, en particulier celui de la section de la Ligue des droits de l’homme de Toulon géré par F. Nadiras, proposent des interventions de qualité dans le débat public; d’autres peuvent être tout aussi excessifs, bien que rarement aussi contestables, que ceux qui sont créés par des anciens combattants de l’armée française en Indochine et en Algérie, par les descendants réactionnaires des pieds-noirs, et par une communauté nauséabonde de racistes et d’islamophobes. Comment mesurer cependant la taille des publics mobilisés par ces flots de bile ? Il est sans doute impossible de le savoir précisément, mais comme le souligne R. Moussaoui, les visions actuelles de l’histoire en tant que simple support de revendications posent de toute évidence un problème aux historiens de la colonisation et des situations postcoloniales. Et sans doute le lecteur aura-t-il intérêt à relire la contribution de M. Périna pour mieux faire la part de l’engagement politique, qui exige que l’on prenne des positions claires et univoques, et de la recherche qui valorise au contraire la complexité et les nuances. 37 En refermant ce volume qui s’efforce de conjurer la poussée actuelle de révisionnisme, on en vient à se demander si ce n’est pas la discipline ou la pratique même de l’histoire, plutôt que le colonialisme, qui devrait être l’objet ultime de cette analyse, en prenant le risque de contredire l’interprétation proposée par A. Ruscio dans une interview donnée au Soir d’Algérie le 24 janvier 2008 [1] http :/ / www.lesoirdalgerie.com / articles / 2008... [1] . Pourtant, aussi provocatrice et hétérogène que soit cette Histoire de la colonisation, il est évident que de telles réflexions, et la possibilité même pour les historiens d’intervenir de façon pertinente dans les débats politiques, reposent avant tout sur le travail de fond de la recherche historique. On ne peut donc que souhaiter que d’autres volumes semblables à celui-ci nous incitent à retourner dans les bibliothèques, les archives et sur le terrain pour écrire des histoires véritablement postcoloniales. 38 GREGORY MANN |