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Benjamin Stora et Daniel Hémery (dir.) Histoires coloniales. Héritages et transmissions, Paris, Bibliothèque publique d’information, 2007,318 p.26 Histoires coloniales se compose de courtes présentations proposées par les meilleurs spécialistes de l’histoire coloniale et de la transcription d’un débat organisé à la Bibliothèque publique d’information en novembre 2005. Ce débat s’inscrivait dans une actualité doublement conflictuelle : immédiatement après les émeutes qui ont éclaté dans les « quartiers difficiles » à travers toute la France en octobre 2005 et au cœur de la controverse autour de la loi du 23 février 2005 demandant que soient enseignés à l’école les « aspects positifs » de la colonisation. On devine aisément que ce colloque a permis des mises au point dont le livre rend plus difficilement compte. En revanche, les textes imprimés permettent de bien saisir la diversité des approches retenues par les historiens et par les intellectuels français pour penser le passé colonial, la mémoire historique et la pertinence des liens entre le passé, les mémoires et l’actualité. Tous les participants du colloque partagent manifestement la conviction que la domination coloniale a influencé de façon importante l’histoire de la France et se montrent soucieux de mieux intégrer cet aspect dans une histoire trop souvent écrite sur un mode étroitement métropolitain. Ce qui ne les a pas empêchés d’entrer dans une vigoureuse controverse sur l’interprétation de l’histoire coloniale française. Ainsi, plusieurs intervenants se sont demandés si le retour en grâce de l’histoire coloniale et le rejet de toute histoire apologétique du colonialisme (en insistant au contraire sur les massacres, l’asservissement, le travail forcé, l’arbitraire et les répressions brutales) ne pouvaient pas produire une histoire finalement aussi francofrançaise que les stéréotypes qu’elle combat. 27 Les spécialistes présents ont souligné que leurs points de vue comme historiens ne se confondent pas avec leurs positions comme citoyens, formulant de la sorte des questions complexes sur le rôle que peuvent éventuellement jouer les interprétations savantes du passé dans les débats politiques du présent. Cependant, les textes individuels sont très courts et ne vont pas au bout des arguments proposés, les débats qui suivent chaque intervention sont brefs, et l’ensemble a tendance à laisser le lecteur sur sa faim. 28 Globalement, le volume suggère qu’il y a eu des colonialismes français multiples et divergents auxquels on peut opposer des « idéaux républicains » tout aussi divergents. Quelques contributions individuelles défendent pourtant l’hypothèse inverse : pour mieux combattre toute vision positive du colonialisme, Olivier Le Cour Grandmaison, par exemple, se contente d’une évocation manichéenne opposant l’injustice et les préjugés coloniaux à une « métropole républicaine » (p. 87). Rejetant également toute vision positive, Emmanuelle Saada rappelle, néanmoins, que les structures et l’idéologie coloniales ont continuellement été remises en cause par les sujets colonisés autant que par différents acteurs politiques en France, ce qui les rend beaucoup moins claires et statiques que ne le suggèrent nombre de descriptions du « fait colonial ». Daniel Hémery revient sur ce point dans sa conclusion lorsqu’il affirme : « Nous disons ‘colonisation’, ‘colonialisme’, ‘impérialisme’etc.; je trouve qu’ils nous conduisent à penser que la colonisation est immuable, immobile, unifiée, alors que la colonisation est divisée, profondément divisée, clivée » (p. 285). Ces divergences ont suscité des remarques sur les dangers opposés d’une histoire qui serait trop complexe pour répondre aux attentes d’un public à la recherche d’une interprétation claire du passé ou d’« une vision univoque et hypercritique de la colonisation » (p. 105). Cette question est reprise de façon très convaincante, bien des pages plus loin, par l’éminent historien algérien Mohammed Harbi qui souligne que la repentance coloniale est loin d’être le seul discours monolithique et tronqué à propos de l’histoire des ex-colonies françaises. Les inversions nationalistes du discours colonial, dit-il, « évacuent les ambiguïtés et l’ambivalence du fait colonial. Inconciliables par nature, ils visent à prolonger un passé mort en s’appuyant sur la négation de l’autre et sur la xénophobie dans le but de légitimer ou d’imposer une politique » (p. 222). L’une des conséquences néfastes de l’incapacité à transmettre une interprétation plus complète de l’histoire coloniale française, avertit Benjamin Stora, est de produire « une série de discours fantasmés, identitaires, qui ont occupé l’espace laissé vacant » (p. 273). 29 Les participants disent clairement que les historiens français ont fort à faire, pas seulement pour poursuivre et approfondir les enquêtes sur la colonisation et la décolonisation entreprises par une nouvelle génération de chercheurs, mais également pour éviter que leurs travaux ne soient enfermés dans une spécialité ghetto coupée des histoires nationales plus conventionnelles des États européens, tout en développant des collaborations plus équilibrées avec les universitaires des exterritoires français dont les travaux risquent eux aussi de se trouver confinés dans leurs perspectives nationales respectives. Le fossé entre la recherche et l’histoire enseignée dans le primaire et le secondaire est encore plus important. Mais sur ce dernier point, les discussions se contentent de formuler une mise en garde sans analyser en détail les programmes et les réformes envisageables. 30 Les présentations et interventions sont trop nombreuses pour qu’il soit possible de leur rendre justice à toutes dans le cadre de ce compte rendu, on se contentera de signaler que ce livre regorge de commentaires stimulants et pose des questions qui devront être reprises ailleurs. Le volume s’organise autour de cinq thèmes : « Histoires coloniales : les ‘deux mémoires’, quel enseignement aujourd’hui ? », « L’histoire coloniale au regard des idéaux de la République », « Histoires coloniales et mondialisation », « De la colonisation à la décolonisation : entretien avec Albert Memmi » et « Colonisations, histoires coloniales, temps présent : quelle réconciliation des mémoires ? ». 31 Si l’ensemble du volume constitue un dialogue pertinent et soutenu sur les liens passé/ présent, la partie centrée sur l’interview d’A. Memmi occupe une place à part parce qu’elle rend hommage à un écrivain qui a beaucoup apporté à cette réflexion et parce qu’elle rappelle ainsi que ces questions sont depuis longtemps un enjeu important pour un petit nombre d’intellectuels. La partie sur la « mondialisation » essaie d’aller au-delà de la relation binaire entre la France et ses colonies, mais le souci de chaque intervenant de montrer que « sa » partie du monde participe à la mondialisation fait obstacle à une mise à distance critique de cette notion, qui n’est pas toujours la plus pertinente pour saisir les limites autant que la pérennité des liens construits par la colonisation française. Manque en particulier une analyse systématique de la place du colonialisme français dans l’ensemble des constructions impériales et des dominations qui ont précédé ou concurrencé l’empire colonial français aux XIXe et XXe siècles. Il est clairement dit que la colonisation n’a pas été une entreprise exclusivement républicaine, mais le fait que le siècle qui a suivi la Révolution a connu aussi deux empires et deux monarchies est vite enfoui sous l’idée convenue que les questions se posent essentiellement à propos de la France républicaine. 32 B. Stora conclut qu’un « républicanisme abstrait », même s’il devenait réellement inclusif, ne pourrait pas apporter de solution au malaise sensible des banlieues françaises (p. 278). Mais, comme le font remarquer plusieurs intervenants, on peut faire le même reproche à une dénonciation du colonialisme français détachée des histoires singulières d’affrontement et d’interaction en situations coloniales ou à une politique identitaire qui considère les mémoires de la colonisation comme la propriété privée de certaines communautés. Daniel Rivet souligne que l’histoire des peuples du Maghreb ou d’Afrique ne commence pas avec la colonisation et que la décolonisation n’a pas fait disparaître toutes les formes d’oppression et d’inégalité. Le volume nous laisse donc face à un défi majeur : les chercheurs peuvent-ils, comme le demande Pap Ndiaye, dépasser la simple critique du colonialisme pour s’émanciper des catégories analytiques induites par l’histoire du colonialisme, tout en évitant de tomber dans le piège signalé par Jacques Pouchepadass, une critique de l’européocentrisme qui devient « un schéma simplificateur et stérilisant de pensée binaire, qui essentialise l’Europe en bloc comme l’antithèse radicale de toutes les sociétés colonisées de l’âge moderne, et ferme la porte à l’exploration des connexions, des réseaux, des métissages dont la trame de l’histoire est faite » (p. 34) ? Au-delà, se profile un autre défi : explorer et expliquer (et pas seulement aux autres chercheurs) les trajectoires historiques des populations de ce qui fut « la plus grande France », et admettre qu’il est impossible de comprendre ces trajectoires sans faire référence aux situations coloniales dans leur diversité mais sans pour autant expliquer toutes les difficultés actuelles par le colonialisme. Le relever est loin d’être simple. 33 FREDERICK COOPER |