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Marie-Claude Smouts (dir.) La situation postcoloniale. Les « postcolonial studies » dans le débat français, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, 451 p.17 Cet ouvrage s’inscrit dans un ensemble de publications qui, depuis quelques années, s’attachent à faire connaître au public français la nébuleuse de travaux produits dans le domaine des postcolonial studies, pour la grande majorité d’entre eux en anglais. Mais comme le suggère le titre, l’ambition, plus large, est également d’apporter une contribution originale à la compréhension du phénomène post-colonial dans le cas de la France. 18 Saluons tout d’abord l’extrême richesse de ce recueil qui rassemble 24 contributeurs venus d’horizons très divers. Soulignons également la diversité des positions représentées, des plus favorables aux plus critiques à l’égard des principales positions et thèses des postcolonial studies, et la grande vivacité des échanges, jamais édulcorés dans la retranscription. Ce qui constitue sans doute le principal pari du volume, à savoir une présentation de toute la gamme des lectures possibles des postcolonial studies, est réussi. 19 Et, dans le même mouvement, l’un des constats à l’origine de l’entreprise, à savoir l’ignorance dans laquelle sont tenus en France ces travaux, est infirmé non seulement par l’existence même de ce fort ouvrage mais aussi par les très riches références bibliographiques qu’il contient. Tout particulièrement, l’introduction de Marie-Claude Smouts permet au néophyte de se repérer dans le « dédale des postcolonial studies » en distinguant très clairement quatre grands ensembles de références : « la littérature comparée postcoloniale », « la déconstruction du discours colonial », « les subaltern studies » et « les lectures ‘postcoloniales’ de la mondialisation ». Pourtant, la principale question avancée par la maîtresse d’œuvre de l’ouvrage, « les postcolonial studies, pour quoi faire ? », reste largement ouverte. Et on perçoit mal le lien entre les questions méthodologiques et épistémologiques posées par les postcolonial studies, longuement débattues dans les contributions, et ce que la directrice du volume appelle le « théorème postcolonial à la française » (p. 25). En d’autres termes, on saisit mal à la lecture de l’ouvrage ce que les postcolonial studies peuvent apporter aux débats sur la colonisation et ses effets sur la longue durée dans le cas français. 20 En grande partie, cette difficulté peut être mise sur le compte des tensions qui traversent l’entreprise. Celles-ci sont au nombre de trois. Tout d’abord, l’ouvrage hésite entre une présentation générale des postcolonial studies et une réflexion plus limitée sur leur rôle dans les sciences politiques, très fortement représentées ici. Ainsi la conclusion de l’ouvrage par Astrid von Busekist souligne-t-elle de façon extrêmement intéressante la proximité entre les interrogations centrales de la discipline, comme la question de la domination et de la justice, et les études postcoloniales. Une autre hésitation notable concerne la définition de l’objet même des études postcoloniales. Nombre de contributeurs, suivant d’ailleurs l’indétermination qui caractérise les postcolonial studies, évitent de le préciser. D’autres, moins précautionneux ou plus conséquents, affirment qu’il s’agit d’analyser les « retombées de tous ordres (économiques, sociales, politiques, tout autant que culturelles) de la colonisation » comme le fait Jacques Chevallier (p. 360), ou encore les « conséquences du traumatisme colonial » à l’instar de Philippe Braud (p. 407), définitions restrictives qui sont en porte-à-faux avec le projet bien plus ambitieux d’une analyse générale des formes de la domination impérialiste, défendu aujourd’hui par la plupart des auteurs des postcolonial studies. 21 Enfin, alors que la plupart des contributeurs insistent sur la multiplicité des questions postcoloniales, variables selon les contextes, tel que l’a constaté Georges Balandier dès sa préface, d’autres tendent à réduire cette diversité. Certains entrent dès lors dans la logique d’une confrontation entre une « situation post-coloniale » considérée au singulier et un « républicanisme » non moins unifié et donc fort abstrait. 22 L’ouvrage se compose de trois grandes parties : suivant la généalogie des postcolonial studies dont on sait qu’elles ont d’abord émergé dans les études littéraires, il commence avec une présentation des littératures postcoloniales comparées, dont on retiendra l’excellente contribution d’Alexis Tadié sur le roman indien de langue anglaise. Une deuxième partie, malencontreusement intitulée « l’importation des postcolonial studies », constitue en réalité une présentation critique du courant, très informée, avec deux précieuses contributions de Jacques Pouchepadass et Jackie Assayag qui ont le mérite de le « prendre au sérieux » et de montrer ce que le projet de déconstruction peut apporter aux sciences sociales, notamment en pointant l’existence d’une pluralité « d’universels compétitifs » (p. 252). Giovanni Levi, bien plus critique d’une démarche qui sape selon lui la possibilité même des sciences sociales, reconnaît pourtant le mérite de la critique d’une « nature humaine » et la « défense du fragment », caractéristiques centrales du champ. Jean-François Bayart, dans une veine très polémique, ironise sur la « novlangue » des auteurs des postcolonial studies. Il les considère cependant comme « utiles » parce qu’elles ont « défriché la colonisation et le nationalisme ‘par le bas’», « ouvert un débat sur l’idée d’hégémonie coloniale » et posé « la question des réverbérations des expériences coloniales vers les métropoles » (p. 269). 23 La troisième partie, relativement autonome, revient sur « la situation postcoloniale » de la société française, sans malheureusement la mettre en regard des questions évoquées précédemment. Le lien est rétabli de manière indirecte par certains des contributeurs qui, à l’instar des tenants des postcolonial studies, se placent résolument à l’extérieur de la perspective des sciences sociales et considèrent comme illusoire la séparation, même provisoire, entre « enjeux politiques » et « intellectuels », telle que la pose M.-C. Smouts dès son introduction (p. 64). Christine Chivallon va plus loin en déplorant que « les postcolonial studies [...] opèrent [leur] travail de dévoilement à l’intérieur d’un dispositif qui reste celui de la science » (p. 396), caractérisation qui ne serait sans doute pas du goût des principaux acteurs du champ. 24 Finalement, en ne cherchant en rien à gommer les divergences entre les contributeurs ou à fixer un objet et une démarche, cet ouvrage reflète bien le caractère fondamentalement ouvert des postcolonial studies et l’intensité des débats qui les traversent aujourd’hui. 25 EMMANUELLE SAADA |