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Point fortL’expression la plus positive que pourrait avoir l’indifférenceEn juin dernier, Michael Fehr s’est vu remettre pour sa première œuvre, "Kurz vor der Erlösung", le Prix littéraire du Canton de Berne, doté de 10'000 francs. Malvoyant, il a été diplômé en 2012 de l’Institut littéraire suisse de Bienne. Naomi Jones Comment travailles-tu? J’ai lu que tu dictais. Je travaille avec un programme qui fonctionne comme un simple traitement de texte mais sur lequel je parle. J’enregistre toujours des passages. Au bout du compte, j’ai une play-list de quelque 10'000 documents. Quand je peaufine, je dois savoir très précisément ce que j’ai dit dans le morceau 887. Mais la première version est bien plus longue. Au début de mes textes figurent des images intérieures. Il s’agit de perceptions de forces, souvent des constellations de formes et des couleurs fortes. Pour moi, elles résultent en une histoire, un peu comme je m’imagine la peinture classique. Il y a des objets et des entités vivantes qui, d’une manière ou d’une autre, se font face, de sorte qu’on ne peut en interpréter une action. Avec l’histoire de Noël comme cadre de ton livre, tu places la rédemption dans un contexte métaphysique. Elle devient donc quelque chose de très grand. Mais pour toi, qu’est-ce que la rédemption? Au fond, c’est une décrispation. Elle est l’expression la plus positive que pourrait avoir l’indifférence. Etre à la fois alerte et apaisé. Car l’état de veille, donc l’attention, est quelque chose d’actif, de curieux, qui cherche quelque chose. Et apaisé quand même. L’être actif et le vouloir quelque chose sont-ils donc crispés? Oui, nous ne séparons plus la volonté de la contrainte du résultat. Mais la volonté et l’aspiration sont très utiles. Car je ne parle pas de léthargie ou de résignation mais d’indifférence face au résultat. C’est ce que raconte mon livre. Nous pouvons vivre de telles situations, mais nous ne pouvons pas les réaliser. Mais je voudrais les vivre sans cesse et sans conditions. Le problème se situe entre le vouloir et la contrainte du résultat. Cela m’intéresse beaucoup. Est-ce lié à l’idée de s’en remettre au destin? de laisser les choses se faire? Oui, très. C’est pourquoi je prétends être un croyant auto-contrarié. Je ne réussis pas à concrétiser le moment où l’on se livre. A qui ou à quoi devrais-je me livrer? A qui pourrais-je faire confiance? Y a-t-il eu des situations où tu n’as rien pu faire d’autre que de t’en accommoder? Il y en a. Et c’est intéressant du point de vue du handicap. Aussi longtemps que je suis capable de penser, je porte en moi un sentiment de culpabilité dans le sens chrétien. Donc le sentiment de culpabilité d’être handicapé? Oui. Et cela en dépit du fait que je n’ai pas de passé chrétien explicite. Je porte en moi un contexte, en d’autres termes le handicap, pour lequel il n’y a pas d’explication. Pourtant, comme tout un chacun, j’éprouve un désir d’explication. Manifestement, j’ai commencé très jeune à établir un court-circuit sur la culpabilité. Le handicap est une marque, une cicatrice de brûlure, un dessin. Ce qui implique évidemment une entité extérieure qui m’a infligé cette marque. Certes, on pourrait dire que je suis bien crédule, de manière acritique. Car l’idée que tu subis une punition est automatiquement celle que quelqu’un inflige la punition. Cela fait que, très longtemps, j’ai cherché à ne pas accroître la montagne de culpabilité. En même temps, je me fiais au fait que ce carnet du lait était géré correctement et que rien d’autre ne m’arriverait tant que je me comportais conformément aux règles. A 27 ans environ, j’ai tout à coup perdu toute sensation dans la partie droite de mon corps. On a trouvé une tumeur dans la colonne vertébrale dont, une année durant, on n’a pas su si elle était bénigne ou maligne. Au bout du compte, tout s’est plus ou moins bien passé. Mais il m’est arrivé quelque chose, bien que j’eusse toujours pensé qu’en restant petit et convenable il ne m’arriverait rien. Quand je suis sorti guéri de l’hôpital, j’ai su que je deviendrais un artiste. Je ne devais plus satisfaire personne et je savais qu’on n’a pas forcément tout son temps. Ce fut une entrée en matière très libératrice. Maintenant je fais les choses parce que je les veux. As-tu été délivré de la culpabilité parce que, apparemment, il n’y avait pas de carnet du lait? Exactement. Pour moi, c’est une manière de penser nouvelle, naguère inimaginable et désormais par moments porteuse pour mon action. Cette manière de penser me donne courage, par exemple pour ne pas prendre garde à mon handicap. Je fais maintenant les choses parce que je les veux, sans me demander si je peux. Ce sont de petites choses, mais tout de même. C’est lié au fait d’abandonner le contrôle et la responsabilité. Pour tout handicap, c’est une question ardue. Souvent, je préfère passer pour idiot que d’avouer que je suis handicapé. Pourquoi? J’ai honte de l’impuissance, de ne pas être assez capable. C’est en lien direct avec l’image du genre masculin. Pour moi, les mâles sont toujours ceux qui font, qui savent, qui font: les guerriers-fauves, les Huns, les Spartiates, les Mongols. J’ai cette représentation du mâle parce que je suis sans cesse confronté à mon incapacité. Tu es malvoyant de naissance? Oui, j’ai une dégénérescence maculaire juvénile. Je vois très indistinctement. Les couleurs très bien. Les formes et les mouvements. Beaucoup de choses se révèlent à ma vue en bougeant ou parce que je bouge par rapport à elles. Cela résulte en une image du monde pleine de substituts. J’ai un répertoire d’objets auxquels je compare les objets que je rencontre: quinze versions de chaise pliable, en est-ce encore une autre? Je suppose que tout le monde fait ça. Mais moi j’en suis particulièrement conscient parce que je dois le faire activement. Cela me rappelle l’allégorie de la caverne de Platon et sa théorie des idées. Mais quelle influence cela a-t-il sur ton langage. En lisant ton livre, j’ai vu devant moi l’enfant aveugle au bord de l’eau, qui demande ce qu’est une chose. Comme il ne comprend pas la notion, il continue de demander et la personne précise à l’aide d’un synonyme que l’enfant ne comprend pas davantage, etc. Pour moi, lectrice, les notions devenaient toujours plus creuses, mais j’en ai été fascinée aussi. Tu ne dois pas aboutir à cette conclusion. L’approche d’une chose et la prise de conscience croissante du fait qu’elle n’est pas du tout nommable entraîne-t-elle qu’une notion est vidée ou au contraire emplie d’un certain caractère vivant? Est-ce qu’une chose ne devient pas précisément vivante par le fait que je reconnais ne pouvoir la retenir, que je ne peux pas en faire un fait établi mais seulement un acte? Nous ne sommes pas en situation de saisir des états mais seulement des actes. La perception présuppose le mouvement car c’est ainsi qu’elle reconnaît la relativité. Et sans relation ça ne va pas. Mais les mouvements sont une quantité infinie d’états ensemble et côte-à-côte. Un état en soi est difficile à percevoir. En renommant sans cesse, moi et la chose qui se meut devant moi devenons mobiles et vivants. Mais le reste est tout à fait juste. Je me vois souvent aveugle au bord de l’eau et je me demande ce que c’est. Ta perception visuelle est-elle en l’occurrence transposée dans le langage? Peut-être, dans la mesure où j’ai remarqué précocement que presque rien n’est comme il semble, autrement dit que cela peut à nouveau changer d’un instant à l’autre, même quand c’est comme il semble que ce soit. La dissolution de quelque chose de prétendument effectif. Pour d’autres, ce n’est probablement pas si présent. Pour moi, c’est normal. Pour moi, les métamorphoses sont quotidiennes. Il arrive que je pense qu’une chose est un cendrier, puis c’est tout à coup un chien qui est de la taille habituelle d’un cendrier de restaurant, et aussi brillant et aussi tranquille et aussi rigide… Pour ma manière d’appréhender le monde, cette conscience est prégnante et, pour mon art, la métamorphose fait partie des choses les plus essentielles. Est-ce qu'il y a une image initiale de ton ouvrage "Kurz vor der Erlösung", comme tu l'as décrit au début? Je n’arrive pas à m’en souvenir. Il y a là des questions qui me préoccupent depuis que je suis capable de penser: que se passe-t-il entre le potentiel et la forme effective d’un événement rédempteur? Que se passe-t-il entre la possibilité d’un événement rédempteur et la manifestation de quelque chose de rédempteur? Ou alors, la potentialité est-elle en soi rédemptrice? Y a-t-il concrétisation de quelque chose de rédempteur ou est-ce la concrétisation, donc la survenance effective du fait qu’elle libère, qui établit le lien? La survenance de la rédemption est peut-être une certaine vérité. S’il s’agit d’une certaine vérité, elle est peut-être liée, liée à elle-même dans la mesure où elle n’est plus contestable. Tandis qu’une possibilité comporte le risque d’un moment de basculement. Peut-être l’acte rédempteur réside-t-il dans ce moment de basculement, car il y a là encore une possibilité de mouvement. L’acte rédempteur est-il alors en suspens ou peut-il intervenir en tant qu’état? Mais n’est-il pas alors lié, donc il n’est plus soluble? Dans notre tradition, l’Evangile est la métaphore de cette question. Mais, si on pense aux juifs, on peut se demander si le Rédempteur est déjà arrivé ou si nous l’attendons encore. Il existe donc une tradition qui nie l’avènement de la rédemption. Ce faisant, elle garde la question de la rédemption en suspens. La rédemption n’est-elle pas justement dans le fait que, globalement considérée, la rédemption est en suspens? Dans notre tradition, l’histoire de Noël représente quelque chose qui me préoccupe. Dans une autre tradition, j’aurais choisi une autre histoire comme contexte de l’ouvrage. Mais l’essence de l’œuvre eût été la même. Une critique littéraire écrit que les phrases et les chapitres peuvent être placés dans un ordre quelconque. Je ne partage pas cet avis. Non. Le livre raconte une histoire. Elle se passe ainsi. Elle commence par Joseph et Marie, qui ne s’appellent pas encore comme ça, et c’est à peu près là qu’elle se termine aussi. Le livre montre aussi comment j’aboutis à mon langage. La succession des chapitres illustre une évolution langagière qui a une direction, un début et une fin. Par ailleurs, la succession peut être mise en mouvement une fois que l’histoire est connue. Car en réalité le livre ne s’achève pas. Il produit un effet différent quand on le lit une deuxième ou une troisième fois. Y a-t-il un chapitre plus essentiel, un cœur? C’est une question de point de vue. Du point de vue de la confrontation à l’existence de manière générale, c’est l’histoire du soldat, car quelqu’un y meurt. C’est la seule véritable dissolution, même si elle ne concerne que la corporéité. Tous les autres chapitres sont au service de celui-ci et montrent que la dissolution peut aussi être un fait réel. Si l’on lit le livre dans un contexte politique engagé, le roi et le fantassin sont les chapitres les plus importants. Ils parlent de hiérarchie, d’exploitation, de pouvoir, d’abus. Il y a là un lien avec une réalité politique actuelle. Dans la perspective du phénomène de la perception de l’être et du paraître, c’est le cinquième chapitre qui est le plus important, celui du pêcheur apparent et vrai poivrot. Dans tout le livre, je travaille sur ce phénomène, mais là je le nomme même dans le titre. On pourrait aussi intervertir le titre de ce chapitre: l’apparent poivrot et vrai pêcheur. Il se comporte comme un pêcheur, mais il n’y a rien au bout de l’hameçon. Une chose paraît comme ci, mais n’est-ce pas plutôt comme ça? On passe d’un paraître à un autre paraître et encore à un autre paraître… Sans contraindre le paraître à une réalité. Le livre entend te toucher là où tu penses et ressens à l’instant. Et le livre considère ses lecteurs comme très sérieux et comme émancipés. Il ne t’emprisonne pas dans une tension et ne t’emmène pas derrière la lumière. C’est autre chose qu’un polar classique. Il voudrait que tu éprouves du plaisir à penser. "Kurz vor der Erlösung" (peu avant la délivrance) raconte en 17 créations orales ce qui se passe le soir de Noël en divers lieux. Cela dit, aucune de ces histoires n’évoque particulièrement la Nativité. Pour n’en citer que quelques-unes, on nous parle ici d’un paysan de mauvais poil qui débusque un couple de Tsiganes dans son écurie, là d’un soldat dans sa tranchée ou d’une chirurgienne qui procède à une césarienne. A un certain point du récit, tous les personnages sont touchés par l’ambiance festive du moment. Allégorie de la caverne: Dans l’allégorie de la caverne, le philosophe Platon décrit un groupe de prisonniers qui ont passé leur vie entière dans une caverne. Sur une paroi de la caverne ils voient les ombres d’êtres humains et d’objets extérieurs à la caverne. Mais comme les détenus sont enchaînés, ils ne peuvent pas voir l’origine de ces ombres et les prennent pour des êtres réels. Par cette allégorie, Platon illustre son enseignement des idées. Tout comme les ombres dans la caverne ne sont que des images d’autres objets, toutes les choses que perçoivent les sens ne sont pour Platon que les images d’idées ou d’archétypes immuables. Ces idées sont la condition de l’existence des choses que les sens perçoivent mais ne peuvent être appréhendées que par la raison, pas par la perception sensorielle. Encadré: Michael Fehr: "Kurz vor der Erlösung. Siebzehn Sätze" Paru chez: Der gesunde Menschenversand, 2013. ISBN 978-3-905825-51-0 www.menschenversand.ch Reproduction avec l’aimable autorisation de l’éditeur. L’éditeur est spécialisé en "spoken poetry" (poésie parlée) en Suisse alémanique et publie surtout des CD. Photo: Portrait de Michael Fehr, avec pour légende: Michael Fehr photographié par Alozija Arambasic Photos double page centrale: Photo page de gauche: Paire de lunette de soleil aux formes arrondies sur fond blanc. La monture de couleur noire laisse apparaître un structuré de petits motifs rouges et oranges qui se mêlent aux motifs bleus, avec pour légende: Les lunettes de soleil protègent évidemment les yeux d’un excès de lumière. Mais cela n’explique guère pourquoi ces accessoires ont acquis, ces dernières années, une signification qui atteint presque la vénération fétichiste que suscitent désormais souvent les chaussures. Les lunettes de soleil du genre de ce modèle rétro moucheté de couleur dans sa forme Panto de R.T. CO (vu chez Blackbird Berlin) confèrent à ceux qui les portent un air cool, une attitude et un côté sexy. Ceux qui masquent leurs yeux refusent de dévoiler leur jeu, ils se font ainsi mystérieux et captivants. Sonnenbrille Blackbird / Berlin, Bild: Tobias Bergmann Photo page de droite: Poudrier en plastique de forme ronde au teint rosacé avec bouchon. Une partie est enfoncée, avec pour légende: Thèse et antithèse engendrent la tension, de même que la forme et l’antiforme. La maison Containermade, à Sydney et Shanghai, amincit son poudrier de plastique en forme de boule “Puffball” (de Kevin Murphy) en y creusant des “fossettes” rondes. Le résultat est aussi simple que lumineux. Puderdose, Container Made, Sidney / Shanghai |
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