S’habiller tendance "L’habit ne fait pas le moine", prétend le proverbe, alors même que la plupart des gens attachent de l’importance à la manière de se vêtir. Or, pour les handicapés visuels, la mode constitue un défi supplémentaire dans un univers de conventions sociales bien compliqué en soi. Quand on se sent déjà exclu du fait d’un handicap, on préfère ne pas attirer, en plus, l’attention par son habillement. Naomi Jones
Communication visuelle
Jonas Pauchard et Andreas Schroth ont rendez-vous pour aller faire des achats. Andreas vient de terminer sa formation, Jonas est au gymnase. Ils se réjouissent que les vacances d’été leur octroient beaucoup de temps libre. Avant d’aller à la piscine en cet après-midi ensoleillé, ils veulent acheter un pantalon. Jonas replie sa canne blanche et s’accroche à Andreas.
L’homme est un animal social et les habits sont un moyen de communication interpersonnel. Ils permettent de déduire des comportements, des valeurs, un contexte professionnel ou un statut social. Par nos habits, nous montrons à quel groupe nous appartenons et, par la mode, nous entendons affirmer notre individualité. Mais il y a un hic: la mode est de la communication visuelle.
Jonas veut aller chez Jack&Jones. Quand il lui faut un pantalon, c’est son adresse. Andreas, qui est malvoyant, n’aime pas trop ce magasin: "L’éclairage n’est pas bon pour moi. Je préfère aller chez WE-Fashion, qui est très éclairé et où le service est meilleur. Mais les habits y sont plus chers." Cela ne l’empêche pas de conduire son ami jusqu’au magasin au fil des arcades bernoises. Une fois sur place, Andreas trouve rapidement l’objet convoité.
Pour les personnes aveugles, en particulier, la mode est un champ de mines qu’elles ne peuvent contourner. La plupart voudraient se vêtir correctement, donc de manière contemporaine et en accord avec l’activité prévue. Mais ils ne peuvent pas observer leur environnement tous les jours et s’y adapter. Ils ne peuvent pas lire les réactions de leurs voisins et sont donc souvent insécurisés par l’effet qu’ils produisent. "A vrai dire, la mode est trop compliquée pour moi, lâche Jonas. Mais elle ne m’est pas indifférente car on me juge sur mon apparence. Si bien que je me soumets à la mode dans la mesure du possible."
Il porte un T-shirt de marque vert, des pantalons trois-quarts bleu marine et des baskets bleues. Le polo d’Andreas est bleu foncé, son pantalon ne descend pas non plus au-dessous des mollets, mais il est beige et comporte des poches appliquées. Et avec ça des tongs. Les deux garçons portent leur sac Freitag en bandoulière, à la manière des coursiers à vélo. Bien que chaque sac Freitag soit une pièce unique, ces deux-là se ressemblent beaucoup.
Conseil
Andreas extrait un pantalon de la pile. "Celui-ci est bleu." Jonas tâte le tissu et jauge la forme. A-t-il des poches appliquées? Jonas cherche un pantalon simple. "Mainstream", comme il dit. "Je ne veux pas attirer l’attention par mon habillement. C’est déjà assez le cas avec ma canne blanche."
Les personnes aveugles et malvoyantes développent des stratégies multiples mais quand même analogues pour se débrouiller avec ce phénomène insaisissable qu’est la mode. La plupart sollicitent les conseils de la famille ou des amis. Mais ça ne va pas sans problème, comme le signale Dayadi Müller dans son travail de master à la Haute école des Arts de Zurich: les jeunes femmes voudraient bien se libérer du style de leur mère. Andreas raconte qu’avec son ex-petite amie il n’était pas simple d’acheter des vêtements: elle avait une tout autre idée que lui de ce qui lui allait.
Pour Jonas et Andreas, les réactions de leurs copains sont très importantes, même quand elles ne sont pas toutes positives. Tous deux confirment qu’ils sont beaucoup plus audacieux avec les copains que, par exemple, avec leur mère et que, parfois, ils ont aussi acheté des choses un peu folles. Quand ils se baladent en ville ou assistent à un concert, Andreas décrit ce que les gens portent, y compris les membres de l’orchestre.
Sans accompagnement, les grandes surfaces des chaînes internationales sont inaccessibles à la plupart des personnes aveugles. Le personnel n’a pas de temps pour elles et ne dispose en général pas de la formation idoine. C’est pourquoi les personnes déficientes visuelles préfèrent en général des boutiques de marque plus chères, bien qu’en réalité leur budget soit serré. Mais même là il importe qu’une relation de confiance s’établisse avec le personnel. "Il faut tester l’honnêteté de la vendeuse, professe Jonas. Car au bout du compte elle veut avant tout te vendre quelque chose."
Eveline Marty, de la boutique Vivace Modes à Lucerne, voit les choses autrement. "Pour moi, l’honnêteté dans la vente est fondamentale." En cas de doute, elle préfère ne pas vendre. A côté de son activité dans son magasin d’habits d’enfant, elle forme des vendeurs et vendeuses débutants. En troisième année, ses cours concernent les clients qui ont des besoins particuliers: on y traite notamment des clients déficients visuels. Eveline Marty, qui tient sa boutique depuis tantôt vingt ans, pense que dans les magasins d’une certaine taille et d’un certain niveau on trouve aussi du personnel formé en mesure de prendre du temps pour des clients aveugles. Par exemple chez Voegele, C&A, Manor ou, dans le créneau plus jeune, chez Zara et Mango. "Et si une personne malvoyante ou aveugle appelle au préalable pour annoncer sa venue, à coup sûr il se trouvera quelqu’un pour lui consacrer du temps."
Style
Entretemps, Andreas a encore apporté à Jonas d’autres modèles. Il les décrit patiemment. A l’aide de ses lunettes loupes, il scrute l’étiquette du prix et celle de la taille. Les jeans vintage avec des trous préfabriqués ne sont pas le genre de Jonas. Quant aux pantalons style camouflage, Andreas ne les a même pas proposés.
"Naguère, les marques m’importaient beaucoup, dit Jonas. Je croyais que je pouvais m’orienter plus aisément si je me concentrais sur un petit choix. Et puis j’espérais y trouver mon style personnel." Et il poursuit sa réflexion: "Je n’ai pas encore trouvé mon style. Je suis obligé d’écouter les autres, donc c’est leur style. Reste que je m’y sens bien, c’est donc aussi le mien. Et puis je me demande: dois-je à tout prix avoir mon style propre?"
Jonas choisit trois modèles et se fait conduire à la cabine d’essayage. Deux modèles lui vont. Il les présente: un bleu clair, l’autre d’un rouge rouille pétant. "Le rouge est plus osé", commente Andreas. "Pour ce qui est des couleurs, je m’en remets à mon ami", admet Jonas en choisissant le rouge.
Encadré: Dans son travail de master "Guiding the senses" à la Haute école des Arts de Zurich, Dayadi Müller examine comment les personnes aveugles se débrouillent en matière de mode et esquisse des propositions de solution dans l’optique de l’égalité. Dans le cadre de ce travail, elle a créé le concept d’un site Internet consacré à la mode qui tient compte des besoins des personnes aveugles et malvoyantes.
Photo liée à l'article: L'un guidé par l'autre, deux jeunes garçons déambulent dans un magasin, avec pour légende: Jonas Pauchard et Andreas Schroth photographié par Naomi Jones
Photos page de droite:
Photo du haut: Deux mannequins entièrement vêtues de rouge flamboyant posent devant une fenêtre. On ne voit que le manteau, les mains gantées, les chevilles en bas nylon et des chaussures à talon aiguille et leurs corps se découpe sur l'ombre d'une fenêtre que l'on voit apparaître sur le sol blanc, avec pour légende: Rouge feu : Ces dernières années, la mode a redécouvert le goût des couleurs primaires intenses. Les éclats de couleur fortement pigmentés sont parfois utilisés comme de discrètes touches de couleur, mais souvent aussi en vastes surfaces, à la manière de Viviane Sassen pour l’influent magazine AnOther: un rouge pétant est combiné avec un autre rouge pétant, à quoi s’ajoutent des gants, des chaussures et des bas… rouges pétants. Quoi d’autre ?
Photo du bas: Buste d'un homme en sweater, col ras sur lequel est imprimé la marque umbro, avec pour légende: A première vue, le musculeux Joe Hart qui pose sur la photo de Tom Cockram pourrait être n’importe quoi: postier, transporteur, videur, chauffeur ou même paysan. Mais ses cheveux légèrement blondis indiquent un métier nettement plus empreint de vanité et le logo Umbro sur le devant de sa chemise confirme le soupçon: Charles Joseph John Hart est gardien de Manchester City et de l’équipe nationale. Il est donc l’un des hommes les plus importants à veiller sur le salut des âmes britanniques.
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