Chère lectrice, cher lecteur, En cet automne 2013, la femme branchée se blottit dans son manteau XXL. Son accoutrement pourrait évoquer un pyjama de soie si elle ne portait pas des bottes de daim qui grimpent jusqu’au-dessus du genou, à la manière des bottes de pêche. L’homme, en revanche, arbore des matériaux high-tech pour affronter un hiver rigoureux. Ses opinions affleurent dans son look aristocratique.
Toute une industrie vit de la vente de nouvelles tendances à chaque saison. Pour les personnes avec un handicap visuel, c’est un défi constant.
Le verbe anglais "to trend" signifie se diriger dans une certaine direction. La sociologie et la futurologie tentent de deviner et de décrire les tendances sociales, donc l’évolution des tendances. Dans l’entretien qu’il nous accorde, le futurologue Georges T. Roos désigne les mégatendances qui imprègnent notre société. Alors que, par exemple, les aveugles et malvoyants peinent à suivre le rythme du fait de l’accélération de toute chose, la tendance à la virtualisation leur permet de participer à la société sur un pied d’égalité, grâce notamment au livre électronique.
Notre galerie photo naît de l’univers du design. Depuis cinq ans, les designers graphiques Nathan Cowen et Jacob Klein fouillent l’Internet en quête d’images qui leur parlent particulièrement et ils les rassemblent à l’enseigne de haw-lin.com. Leur blog est une sorte de débat public sur ce qu’est un bon design. Ce blog est surveillé de près dans la communication visuelle et s’est mué en une espèce de prescripteur des tendances artistiques. Jeroen van Roojien, styliste et longtemps auteur de la chronique style de la "NZZ am Sonntag", commente ces images avec son esprit coutumier et beaucoup d’élégance.
Naomi Jones, rédactrice en chef adjointe
2 photos noir-blanc se superposant et se complétant par leur prise de vue identique de ¾ arrière gauche:
Photo du haut: prise de vue qui dévoile un homme photographié de dos avec un regard plongeant vers la gauche. Les traits de son visage, comme sa coupe de cheveux montrent des lignes profilées, avec pour légende: La masculinité est désormais déclinée diversement en fonction des saisons. Parfois c’est le tour des excentriques et des dramatiques, parfois celui des existentialistes et des puristes. En ce moment, le balancier oscille à nouveau en faveur de la clarté : coupe de cheveux propre, profil clair et chemise blanche repassée de frais. Le chanteur et musicien Brett Anderson, excellent danseur, depuis des années à la pointe des tendances, sait bien ce qui marche ces temps et se présente sur scène de manière adéquate. Thomas Lohr pour i-D
Photo du bas: prise de vue arrière d'une moto BMW racée aux lignes profilées dans le même axe vers la gauche que l'homme de la photo précédente, avec pour légende: Le “naked bike” conçu sans compromis pour sa sportivité est actuellement un des fétiches les plus significatifs des hommes jeunes ou restés jeunes. Avec sa roue arrière fixée d’un seul côté et sa selle flottante, le concept BMW suggère une combinaison presque idéale de performance absolue et de liberté illimitée. Christian Stoll pour BMW
Le dossier Photo pleine page: Illustration de 3 objets cylindrique sur fond de grandes surfaces rectangulaires de taille différentes, avec pour légende: L’essence absolue sinon rien: longtemps vilipendée, la notion de minimalisme fait son retour dans les disciplines créatives. Des photographes comme Carl Kleiner, qui a mis en scène avec créativité pour Flos les luminaires les plus simples en forme de tuyaux cylindriques, proposent d’ores et déjà des réponses judicieuses aux exigences de notre temps. Peut-être un nouveau cubisme est-il dans l’air ?
"Dans la société du savoir, l’importance du handicap sensoriel diminue" La futurologie se penche sur les tendances et les mégatendances. "Clin d’œil" s’est entretenu à Lucerne avec le futurologue Georges T. Roos sur le thème des développements sociétaux et sur ce qu’ils représentent pour les personnes affectées d’une déficience visuelle. Naomi Jones
Clin d’œil: M. Roos, vous êtes futurologue. En quoi consiste ce métier?
Georges T. Roos: Tout être humain s’intéresse à l’avenir. Mais il s’en préoccupe en général de manière intuitive, émotionnelle, dans un mélange de crainte et d’espoir. La futurologie s’occupe de son sujet de recherche de façon systématique. Elle analyse le présent, cherche à distinguer les tendances et les mégatendances. Elle thématise en scénarios ce à quoi pourrait ressembler l’avenir sous certaines conditions. Une grande question, par exemple, est de se demander comment les valeurs de la société changeront si le bien-être des gens continue à s’améliorer ou s’il se péjore.
Cd’o: Tendance est un mot galvaudé. Mais en futurologie, que sont les tendances et mégatendances?
G.T.R.: Les phénomènes sociaux, économiques et techniques se modifient en permanence. Si ces modifications suivent un modèle reconnaissable et qu’ils influencent notre manière de vivre et de travailler, je les appelle "méga-trends". Le vieillissement de la population, par exemple, est un méga-trend: en 2030, une personne sur quatre aura plus de 65 ans. La santé est un autre méga-trend: notre façon de la définir aujourd’hui est différente à ce que nous entendions il y a dix ans et à nouveau différente de ce que nous entendrons par-là dans vingt ans. La virtualisation, la société du savoir sont aussi des méga-trends essentiels. Nos relations, nos activités se déroulent toujours plus dans un monde submergé par des réseaux d’informations omniprésents. En outre, le savoir gagne sans cesse de l’importance dans notre société.
Cd’o: Et que signifient ces trends pour des personnes avec un handicap?
G.T.R.: Les méga-trends recèlent toujours des opportunités et des risques. Mais je suis convaincu que nous avons la faculté d’affronter ces défis. Pour les personnes handicapées, justement, la virtualisation constitue une belle opportunité. Avec ses produits qui embarquent une synthèse vocale et une fonction zoom standards, Apple montre la voie à suivre. Mais on n’en est qu’au début d’une évolution. Les recherches portent maintenant sur des écrans tactiles à empreinte haptique. La convivialité augmente pour l’utilisateur. En matière d’intelligence artificielle, des développements révolutionnaires sont en cours. IBM a présenté il y a deux ans un superordinateur qui répond aux questions qu’on lui pose oralement. La machine s’appelle "Watson", elle peut être alimentée par des milliers de questions qu’il n’est pas nécessaire de rendre mécaniquement lisibles au préalable. Elle est capable de comprendre la langue sous forme de texte ou d’énoncé oral. Quand on lui pose une question, elle élabore ses propres hypothèses, puis, dans un deuxième temps, elle vérifie la validité de ces hypothèses et livre sa réponse. En plus, elle est capable d’apprendre et enregistre toute nouvelle information. "Watson" est mobilisé à titre d’essai en médecine, dans la recherche et dans le monde financier. Il propose des thérapies pour les patients, oriente les chercheurs vers de nouvelles voies possibles et calcule mieux que n’importe quel courtier les stratégies de placement.
Cd’o: Les personnes handicapées forment-elles un groupe de consommateurs tellement important qu’elles stimulent le développement d’ordinateurs parlants et de surfaces d’écran haptiques?
G.T.R.: Non. Cela se produit plutôt du fait du vieillissement de la société. Par ailleurs les conquêtes techniques sont également confortables pour tous les autres. L’interface entre l’homme et la machine doit devenir encore plus conviviale et pouvoir être utilisable de manière plus intuitive.
Reste que la société, aujourd’hui, est beaucoup plus sensible qu’il y a vingt ans aux besoins des personnes handicapées. Cette sensibilité croissante à l’égard des plus faibles est à coup sûr un trend. Quant à moi, je suis d’avis – mais tout le monde ne l’est pas – que la société est plus solidaire que jamais. Simplement, la solidarité s’organise aujourd’hui différemment, notamment par des transferts de connaissances, des dispositions de protection, des lois sur l’égalité et contre la discrimination.
Cd’o: Pensez-vous par conséquent que, dans vingt ans, l’AI existera encore?
G.T.R.: Je ne vois pas d’indices selon lesquels elle ne devrait plus exister. L’esprit de solidarité n’est pas mort et les projets d’économie ne permettent pas de conclure que la société ne veut plus épauler les plus faibles.
Cd’o: Grâce aux développements technologiques, toujours plus de tâches d’appoint peuvent être confiées à des robots. Comment le marché du travail évoluera-t-il pour les personnes handicapées?
G.T.R.: Les progrès techniques permettent aux personnes affectées d’un handicap visuel de participer davantage au monde du travail. En général, le travail devient intellectuellement plus exigeant. Le savoir est incroyablement important et le deviendra toujours plus. Même dans les métiers manuels classiques, la part du savoir est toujours plus grande. Les voitures, de nos jours, comportent toute sorte d’ordinateurs, si bien que la profession de mécanicien sur auto s’est subdivisée en plusieurs métiers. Du coup, le monde du travail change. Dans la société de la connaissance, l’importance du handicap sensoriel diminue. A part ça, je ne crois pas que nous manquerons de travail. Vu l’évolution démographique, nous manquerons plutôt, à l’avenir, de forces de travail. Mais c’est justement cela qui constitue une opportunité pour les personnes handicapées, du moins pour celles qui ne souffrent pas de limitations intellectuelles.
Cd’o: Les personnes aveugles sont, entre autres, très limitées dans leur mobilité du fait qu’elles ne peuvent pas conduire. Quelque chose bouge-t-il en la matière?
G.T.R.: Google a d’ores et déjà lancé une voiture qui conduit toute seule. Est-elle adaptée au trafic d’une grande ville du sud de l’Italie? C’est là une autre question. (Ndlr: en Californie, la voiture Google est autorisée dans le trafic routier si une personne possédant le permis est à son bord.) Mais je suis confiant car, en matière de trafic routier aussi, les innovations techniques sont nombreuses à s’orienter dans cette direction. Notamment l’alerte de franchissement involontaire de ligne pour les poids lourds, qui est déjà obligatoire dans l’Union européenne. Techniquement, on peut tout faire, mais il faudra simplement du temps pour que tout soit mis en place.
Cd’o: La vitesse est un méga-trend que vous avez cité. Les personnes handicapées peuvent-elles suivre le rythme dans une société où tout va plus vite?
G.T.R.: Chaque méga-trend comporte ses opportunités mais aussi ses dangers. Stimulée par les innovations techniques, notre société n’a pas cessé d’accélérer. Désormais, les premières maladies liées à la vitesse, telles que le burn-out ou l’hyperactivité, se manifestent même chez les enfants. Pour bien des gens, le décloisonnement entre travail et loisirs devient pesant. La demi-vie du savoir se raccourcit. Et celle des relations aussi: aujourd’hui, nous sommes libres de choisir nos relations, nous ne sommes plus contraints à des relations par nécessité économique ou norme sociale. Mais pour conserver ces relations, nous devons d’autant plus les entretenir. C’est notamment le cas pour les jeunes gens, par le biais des réseaux sociaux, grâce auxquels une sorte de "bruit" émotionnel se maintient.
Dans ce domaine, les personnes handicapées ne sont certes pas désavantagées. Ce qui les arrange, en outre, c’est qu’ils n’ont pas besoin d’être sur place pour entrer en contact avec autrui. Le handicap signifie souvent ralentissement forcé. En soi, c’est évidemment un désavantage, mais il ne faut pas oublier que ceux qui souffrent de l’accélération des choses développent souvent la nostalgie d’un ralentissement. A chaque méga-trend son contre-trend, par exemple le besoin de paix, de qualité et d’intensité. Les gens qui, par nécessité, ont appris à s’accommoder de la lenteur, pourraient développer une culture du ralentissement et assumer une fonction de modèles. Reste qu’il ne faut pas idéaliser les choses.
Cd’o: Selon une étude de l’Union centrale suisse pour le bien des aveugles (UCBA), il y aura en 2030 beaucoup plus de personnes déficientes visuelles, car il y aura beaucoup plus de personnes âgées et parce que 20% des gens âgés de plus de 80 ans sont atteints d’un handicap de la vue. Ces pronostics sont-ils corrects?
G.T.R.: C’est juste dans la mesure où le pourcentage des déficients visuels de ce groupe d’âge ne change pas. Les "baby-boomers" auront alors 80 ans et plus. Mais je pars de l’idée que la proportion de déficients visuels dans cette catégorie d’âge diminuera plutôt car, de nos jours, nous vieillissons bien plus lentement que naguère. Notre âge biologico-médical est inférieur à notre âge réel. C’est lié au bien-être, aux conditions de vie et aux progrès médicaux. Je m’attends donc à ce que, à l’avenir, on ait plutôt moins de gens affligés de handicaps dus à l’âge dans la catégorie des personnes très âgées. Mais vu le nombre de "baby-boomers", les chiffres absolus vont bel et bien commencer par augmenter.
Encadré: Georges T. Roos analyse depuis 1997 les moteurs des mutations sociétales. Il a fondé ROOS Trends&Future, www.kultinno.ch et la European Futurists Conference. Georges T. Roos est l’auteur de multiples études, parmi lesquelles, récemment, "Lifetsyle 202X – Essai de diagnostic du temps" (2011). ISBN 978-3-033-03209-5.
Photo 1: Portrait de Geoges T. Ross tenant une paire de jumelles, avec pour légende: Georges T. Roos photographié par Alessandro Della Bella
Photo 2: Sur un plateau de télévision un homme procède à des exercices de décontraction avec les mains retournées. Devant lui, on voit deux pupitres sur lesquels on peut lire "Ken" et "Watson", avec pour légende: En 2011, le superordinateur Watson a battu Ken Jennings, 74 fois vainqueur du quiz télévisé “Jeopardy". AP Photo/Seth Wenig
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