télécharger 0.97 Mb.
|
nouer bel et bien une intrigue, comme on dit en province, avec une fille si diaboliquement provocante. Je savais à peu près – comme un homme qui n’a pas cherché à le savoir mieux – qu’elle ne quittait jamais sa mère ; – qu’elle travaillait habituellement près d’elle, à la même chiffonnière, dans l’embrasure de cette salle à manger, qui leur servait de salon ; – qu’elle n’avait pas d’amie en ville qui vînt la voir, et qu’elle ne sortait guère que pour aller le dimanche à la messe et aux vêpres avec ses parents. Hein ? ce n’était pas encourageant, tout cela !... Je commençais à me repentir de n’avoir pas un peu plus vécu avec ces deux bonnes gens que j’avais traités sans hauteur, mais avec la politesse détachée et parfois distraite qu’on a pour ceux qui ne sont que d’un intérêt très secondaire dans la vie ; mais je me dis que je ne pouvais modifier mes relations avec eux, sans m’exposer à leur révéler ou à leur faire soupçonner ce que je voulais leur cacher... Je n’avais, pour parler secrètement à Mlle Alberte, que les rencontres sur l’escalier quand je montais à ma chambre ou que j’en descendais ; mais, sur l’escalier, on pouvait nous voir et nous entendre... La seule ressource à ma portée, dans cette maison si bien réglée et si étroite, où tout le monde se touchait du coude, était d’écrire ; et puisque la main de cette fille hardie savait si bien chercher la mienne par-dessous la table, cette main ne ferait sans doute pas beaucoup de cérémonies pour prendre le billet que je lui donnerais, et je l’écrivis. Ce fut le billet de la circonstance, le billet suppliant, impérieux et enivré, d’un homme qui a déjà bu une première gorgée de bonheur et qui en demande une seconde... Seulement, pour le remettre, il fallait attendre le dîner du lendemain, et cela me parut long ; mais enfin il arriva, ce dîner ! L’attisante main, dont je sentais le contact sur ma main depuis vingt-quatre heures, ne manqua pas de revenir chercher la mienne, comme la veille, par-dessous la table. Mlle Alberte sentit mon billet et le prit très bien, comme je l’avais prévu. Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est qu’avec cet air d’Infante qui défiait tout par sa hauteur d’indifférence, elle le plongea dans le cœur de son corsage, où elle releva une dentelle repliée, d’un petit mouvement sec, et tout cela avec un naturel et une telle prestesse, que sa mère qui, les yeux baissés sur ce qu’elle faisait, servait le potage, ne s’aperçut de rien, et que son imbécile de père, qui lurait toujours quelque chose en pensant à son violon, quand il n’en jouait pas, n’y vit que du feu. – Nous n’y voyons jamais que cela, capitaine ! » interrompis-je gaiement, car son histoire me faisait l’effet de tourner un peu vite à une leste aventure de garnison ; mais je ne me doutais pas de ce qui allait suivre ! « Tenez ! pas plus tard que quelques jours, il y avait à l’Opéra, dans une loge à côté de la mienne, une femme probablement dans le genre de votre demoiselle Alberte. Elle avait plus de dix-huit ans, par exemple ; mais je vous donne ma parole d’honneur que j’ai vu rarement de femme plus majestueuse de décence. Pendant qu’a duré toute la pièce, elle est restée assise et immobile comme sur une base de granit. Elle ne s’est retournée ni à droite, ni à gauche, une seule fois ; mais sans doute elle y voyait par les épaules, qu’elle avait très nues et très belles, car il y avait aussi, et dans ma loge à moi, par conséquent derrière nous deux, un jeune homme qui paraissait aussi indifférent qu’elle à tout ce qui n’était pas l’opéra qu’on jouait en ce moment. Je puis certifier que ce jeune homme n’a pas fait une seule des simagrées ordinaires que les hommes font aux femmes dans les endroits publics, et qu’on peut appeler des déclarations à distance. Seulement quand la pièce a été finie et que, dans l’espèce de tumulte général des loges qui se vident, la dame s’est levée, droite, dans sa loge, pour agrafer son burnous, je l’ai entendue dire à son mari, de la voix la plus conjugalement impérieuse et la plus claire : « Henri !, ramassez mon capuchon ! » et alors, par-dessus le dos de Henri, qui s’est précipité la tête en bas, elle a étendu le bras et la main et pris un billet du jeune homme, aussi simplement qu’elle eût pris des mains de son mari son éventail ou son bouquet. Lui s’était relevé, le pauvre homme ! tenant le capuchon – un capuchon de satin ponceau, mais moins ponceau que son visage, et qu’il avait, au risque d’une apoplexie, repêché sous les petits bancs, comme il avait pu... Ma foi ! après avoir vu cela, je m’en suis allé, pensant qu’au lieu de le rendre à sa femme, il aurait pu tout aussi bien le garder pour lui, ce capuchon, afin de cacher sur sa tête ce qui, tout à coup, venait d’y pousser ! – Votre histoire est bonne, – dit le vicomte de Brassard assez froidement ; – dans un autre moment ; peut-être en aurait-il joui davantage ; – mais laissez-moi vous achever la mienne. J’avoue qu’avec une pareille fille, je ne fus pas inquiet deux minutes de la destinée de mon billet. Elle avait beau être pendue à la ceinture de sa mère, elle trouverait bien le moyen de me lire et de me répondre. Je comptais même, pour tout un avenir de conversation par écrit, sur cette petite poste de par-dessous la table que nous venions d’inaugurer, lorsque le lendemain, quand j’entrai dans la salle à manger avec la certitude, très caressée au fond de ma personne, d’avoir séance tenante une réponse très catégorique à mon billet de la veille, je crus avoir la berlue en voyant que le couvert avait été changé, et que Mlle Alberte était placée là où elle aurait dû toujours être, entre son père et sa mère... Et pourquoi ce changement ?... Que s’était-il donc passé que je ne savais pas ?... Le père ou la mère s’étaient-ils doutés de quelque chose ? J’avais Mlle Alberte en face de moi, et je la regardais avec cette intention fixe qui veut être comprise. Il y avait vingt-cinq points d’interrogation dans mes yeux ; mais les siens étaient aussi calmes, aussi muets, aussi indifférents qu’à l’ordinaire. Ils me regardaient comme s’ils ne me voyaient pas. Je n’ai jamais vu regards plus impatientants que ces longs regards tranquilles qui tombaient sur vous comme sur une chose. Je bouillais de curiosité, de contrariété, d’inquiétude, d’un tas de sentiments agités et déçus... et je ne comprenais pas comment cette femme, si sûre d’elle-même qu’on pouvait croire qu’au lieu de nerfs elle eût sous sa peau fine presque autant de muscles que moi, semblât ne pas oser me faire un signe d’intelligence qui m’avertît, – qui me fît penser, – qui me dît, si vite que ce pût être, que nous nous entendions, – que nous étions connivents et complices dans le même mystère, que ce fût de l’amour, que ce ne fût pas même de l’amour !... C’était à se demander si vraiment c’était bien la femme de la main et du pied sous la table, du billet pris et glissé la veille, si naturellement, dans son corsage, devant ses parents, comme si elle y eût glissé une fleur ! Elle en avait tant fait qu’elle ne devait pas être embarrassée de m’envoyer un regard. Mais non ! Je n’eus rien. Le dîner passa tout entier sans ce regard que je guettais, que j’attendais, que je voulais allumer au mien, et qui ne s’alluma pas ! « Elle aura trouvé quelque moyen de me répondre », me disais-je en sortant de table et en remontant dans ma chambre, ne pensant pas qu’une telle personne pût reculer, après s’être si incroyablement avancée ; – n’admettant pas qu’elle pût rien craindre et rien ménager, quand il s’agissait de ses fantaisies, et parbleu ! franchement, ne pouvant pas croire qu’elle n’en eût au moins une pour moi ! « Si ses parents n’ont pas de soupçon, – me disais-je encore, – si c’est le hasard qui a fait ce changement de couvert à table, demain je me retrouverai auprès d’elle... » Mais le lendemain, ni les autres jours, je ne fus placé auprès de Mlle Alberte, qui continua d’avoir la même incompréhensible physionomie et le même incroyable ton dégagé pour dire les riens et les choses communes qu’on avait l’habitude de dire à cette table de petits bourgeois. Vous devinez bien que je l’observais comme un homme intéressé à la chose. Elle avait l’air aussi peu contrarié que possible, quand je l’étais horriblement, moi ! quand je l’étais jusqu’à la colère, – une colère à me fendre en deux et qu’il fallait cacher ! Et cet air, qu’elle ne perdait jamais, me mettait encore plus loin d’elle que ce tour de table interposé entre nous ! J’étais si violemment exaspéré, que je finissais par ne plus craindre de la compromettre en la regardant, en lui appuyant sur ses grands yeux impénétrables, et qui restaient glacés, la pesanteur menaçante et enflammée des miens ! Était-ce un manège que sa conduite ? Était-ce coquetterie ? N’était-ce qu’un caprice après un autre caprice,... ou simplement stupidité ? J’ai connu, depuis, de ces femmes tout d’abord soulèvement de sens, puis après, tout stupidité ! « Si on savait le moment ! » disait Ninon. Le moment de Ninon était-il déjà passé ? Cependant, j’attendais toujours... quoi ? un mot, un signe, un rien risqué, à voix basse, en se levant de table dans le bruit des chaises qu’on dérange, et comme cela ne venait pas, je me jetais aux idées folles, à tout ce qu’il y avait au monde de plus absurde. Je me fourrai dans la tête qu’avec toutes les impossibilités dont nous étions entourés au logis, elle m’écrirait par la poste ; – qu’elle serait assez fine, quand elle sortirait avec sa mère, pour glisser un billet dans la boîte aux lettres, et, sous l’empire de cette idée, je me mangeais le sang régulièrement deux fois par jour, une heure avant que le facteur passât par la maison... Dans cette heure-là je disais dix fois à la vieille Olive, d’une voix étranglée : « Y a-t-il des lettres pour moi, Olive ? » laquelle me répondait imperturbablement toujours : « Non, Monsieur, il n’y en a pas. » Ah ! l’agacement finit par être trop aigu ! Le désir trompé devint de la haine. Je me mis à haïr cette Alberte, et, par haine de désir trompé, à expliquer sa conduite avec moi par les motifs qui pouvaient le plus me la faire mépriser, car la haine a soif de mépris. Le mépris, c’est son nectar, à la haine ! « Coquine lâche, qui a peur d’une lettre ! » me disais-je. Vous le voyez, j’en venais aux gros mots. Je l’insultais dans ma pensée, ne croyant pas en l’insultant la calomnier. Je m’efforçai même de ne plus penser à elle que je criblais des épithètes les plus militaires, quand j’en parlais à Louis de Meung, car je lui en parlais ! car l’outrance où elle m’avait jeté avait éteint en moi toute espèce de chevalerie, – et j’avais raconté toute mon aventure à mon brave Louis, qui s’était tirebouchonné sa longue moustache blonde en m’écoutant, et qui m’avait dit, sans se gêner, car nous n’étions pas des moralistes dans le 27e : « – Fais comme moi ! Un clou chasse l’autre. Prends pour maîtresse une petite cousette de la ville, et ne pense plus à cette sacrée fille-là ! » « Mais je ne suivis point le conseil de Louis. Pour cela, j’étais trop piqué au jeu. Si elle avait su que je prenais une maîtresse, j’en aurais peut-être pris une pour lui fouetter le cœur ou la vanité par la jalousie. Mais elle ne le saurait pas. Comment pourrait-elle le savoir ?... En amenant, si je l’avais fait, une maîtresse chez moi, comme Louis, à son Hôtel de la Poste, c’était rompre avec les bonnes gens chez qui j’habitais, et qui m’auraient immédiatement prié d’aller chercher un autre logement que le leur ; et je ne voulais pas renoncer, si je ne pouvais avoir que cela, à la possibilité de retrouver la main ou le pied de cette damnante Alberte qui après ce qu’elle avait osé, restait toujours la grande Mademoiselle Impassible. « – Dis plutôt impossible ! » disait Louis, qui se moquait de moi. « Un mois tout entier se passa, et malgré mes résolutions de me montrer aussi oublieux qu’Alberte et aussi indifférent qu’elle, d’opposer marbre à marbre et froideur à froideur, je ne vécus plus que de la vie tendue de l’affût, – de l’affût que je déteste, même à la chasse ! Oui, Monsieur, ce ne fut plus qu’affût perpétuel dans mes journées ! Affût quand je descendais à dîner, et que j’espérais la trouver seule dans la salle à manger comme la première fois ! Affût au dîner, où mon regard ajustait de face ou de côté le sien qu’il rencontrait net et infernalement calme et qui n’évitait pas plus le mien qu’il n’y répondait ! Affût après le dîner, car je restais maintenant un peu après dîner voir ces dames reprendre leur ouvrage, dans leur embrasure de croisée, guettant si elle ne laisserait pas tomber quelque chose, son dé, ses ciseaux, un chiffon, que je pourrais ramasser, et en les lui rendant toucher sa main, – cette main que j’avais maintenant à travers la cervelle ! Affût chez moi, quand j’étais remonté dans ma chambre, y croyant toujours entendre le long du corridor ce pied qui avait piétiné sur le mien, avec une volonté si absolue. Affût jusque dans l’escalier, où je croyais pouvoir la rencontrer, et où la vieille Olive me surprit un jour, à ma grande confusion, en sentinelle ! Affût à ma fenêtre – cette fenêtre que vous voyez – où je me plantais quand elle devait sortir avec sa mère, et d’où je ne bougeais pas avant qu’elle fût rentrée, mais tout cela aussi vainement que le reste ! Lorsqu’elle sortait, tortillée dans son châle de jeune fille, – un châle à raies rouges et blanches : je n’ai rien oublié ! semé de fleurs noires et jaunes sur les deux raies, elle ne retournait pas son torse insolent une seule fois, et lorsqu’elle rentrait, toujours aux côtés de sa mère, elle ne levait ni la tête ni les yeux vers la fenêtre où je l’attendais ! Tels étaient les misérables exercices auxquels elle m’avait condamné ! Certes, je sais bien que les femmes nous font tous plus ou moins valeter, mais dans ces proportions-là ! ! Le vieux fat qui devrait être mort en moi s’en révolte encore ! Ah ! je ne pensais plus au bonheur de mon uniforme ! Quand j’avais fait le service de la journée, – après l’exercice ou la revue, – je rentrais vite, mais non plus pour lire des piles de mémoires ou de romans, mes seules lectures dans ce temps-là. Je n’allais plus chez Louis de Meung. Je ne touchais plus à mes fleurets. Je n’avais pas la ressource du tabac qui engourdit l’activité quand elle vous dévore, et que vous avez, vous autres jeunes gens qui m’avez suivi dans la vie ! On ne fumait pas alors au 27e, si ce n’est entre soldats, au corps de garde, quand on jouait la partie de brisque sur le tambour... Je restais donc oisif de corps, à me ronger... je ne sais pas si c’était le cœur, sur ce canapé qui ne me faisait plus le bon froid que j’aimais dans ces six pieds carrés de chambre, où je m’agitais comme un lionceau dans sa cage, quand il sent la chair fraîche à côté. « Et si c’était ainsi le jour, c’était aussi de même une grande partie de la nuit. Je me couchais tard. Je ne dormais plus. Elle me tenait éveillé, cette Alberte d’enfer, qui me l’avait allumé dans les veines, puis qui s’était éloignée comme l’incendiaire qui ne retourne pas même la tête pour voir son feu flamber derrière lui ! Je baissais, comme le voilà, ce soir », – ici le vicomte passa son gant sur la glace de la voiture placée devant lui, pour essuyer la vapeur qui commençait d’y perler, « – ce même rideau cramoisi, à cette même fenêtre, qui n’avait pas plus de persiennes qu’elle n’en a maintenant, afin que les voisins, plus curieux en province qu’ailleurs, ne dévisageassent pas le fond de ma chambre. C’était une chambre de ce temps-là, – une chambre de l’Empire, parquetée en point de Hongrie, sans tapis, où le bronze plaquait partout le merisier, d’abord en tête de sphinx aux quatre coins du lit, et en pattes de lion sous ses quatre pieds, puis, sur tous les tiroirs de la commode et du secrétaire, en camées de faces de lion, avec des anneaux de cuivre pendant de leurs gueules verdâtres, et par lesquels on les tirait quand on voulait les ouvrir. Une table carrée, d’un merisier plus rosâtre que le reste de l’ameublement, à dessus de marbre gris, grillagée de cuivre, était en face du lit, contre le mur, entre la fenêtre et la porte d’un grand cabinet de toilette ; et, vis-à-vis de la cheminée, le grand canapé de maroquin bleu dont je vous ai déjà tant parlé... À tous les angles de cette chambre d’une grande élévation et d’un large espace, il y avait des encoignures en faux laque de Chine, et sur l’une d’elles on voyait, mystérieux et blanc, dans le noir du coin, un vieux buste de Niobé d’après l’antique, qui étonnait là, chez ces bourgeois vulgaires. Mais est-ce que cette incompréhensible Alberte n’étonnait pas bien plus ? Les murs lambrissés, et peints à l’huile, d’un blanc jaune, n’avaient ni tableaux, ni gravures. J’y avais seulement mis mes armes, couchées sur de longues pattes-fiches en cuivre doré. Quand j’avais loué cette grande calebasse d’appartement, – comme disait élégamment le lieutenant Louis de Meung, qui ne poétisait pas les choses, – j’avais fait placer au milieu une grande table ronde que je couvrais de cartes militaires, de livres et de papiers : c’était mon bureau. J’y écrivais quand j’avais à écrire... Eh bien ! un soir, ou plutôt une nuit, j’avais roulé le canapé auprès de cette grande table, et j’y dessinais à la lampe, non pas pour me distraire de l’unique pensée qui me submergeait depuis un mois, mais pour m’y plonger davantage, car c’était la tête de cette énigmatique Alberte que je dessinais, c’était le visage de cette diablesse de femme dont j’étais possédé, comme les dévots disent qu’on l’est du diable. Il était tard. La rue, – où passaient chaque nuit deux diligences en sens inverse, – comme aujourd’hui, – l’une à minuit trois quarts et l’autre à deux heures et demie du matin, et qui toutes deux s’arrêtaient à l’Hôtel de la Poste pour relayer, – la rue était silencieuse comme le fond d’un puits. J’aurais entendu voler une mouche ; mais si, par hasard, il y en avait une dans ma chambre, elle devait dormir dans quelque coin de vitre ou dans un des plis cannelés de ce rideau, d’une forte étoffe de soie croisée, que j’avais ôté de sa patère et qui tombait devant la fenêtre, perpendiculaire et immobile. Le seul bruit qu’il y eût alors autour de moi, dans ce profond et complet silence, c’était moi qui le faisais avec mon crayon et mon estompe. Oui, c’était elle que je dessinais, et Dieu sait avec quelle caresse de main et quelle préoccupation enflammée ! Tout à coup, sans aucun bruit de serrure qui m’aurait averti, ma porte s’entrouvrit en flûtant ce son des portes dont les gonds sont secs, et resta à moitié entrebâillée, comme si elle avait eu peur du son qu’elle avait jeté ! Je relevai les yeux, croyant avoir mal fermé cette porte qui, d’elle-même, inopinément, s’ouvrait en filant ce son plaintif, capable de faire tressaillir dans la nuit ceux qui veillent et de réveiller ceux qui dorment. Je me levai de ma table pour aller la fermer ; mais la porte entrouverte s’ouvrit plus grande et très doucement toujours, mais en recommençant le son aigu qui traîna comme un gémissement dans la maison silencieuse, et je vis, quand elle se fut ouverte de toute sa grandeur, Alberte ! – Alberte qui, malgré les précautions d’une peur qui devait être immense, n’avait pu empêcher cette porte maudite de crier ! « Ah ! tonnerre de Dieu ! ils parlent de visions, ceux qui y croient ; mais la vision la plus surnaturelle ne m’aurait pas donné la surprise, l’espèce de coup au cœur que je ressentis et qui se répéta en palpitations insensées, quand je vis venir à moi, – de cette porte ouverte, – Alberte, effrayée au bruit que cette porte venait de faire en s’ouvrant, et qui allait recommencer encore, si elle la fermait ! Rappelez-vous toujours que je n’avais pas dix-huit ans ! Elle vit peut-être ma terreur à la sienne : elle réprima, par un geste énergique, le cri de surprise qui pouvait m’échapper, – qui me serait certainement échappé sans ce geste, – et elle referma la porte, non plus lentement, puisque cette lenteur l’avait fait crier, mais rapidement, pour éviter ce cri des gonds, – qu’elle n’évita pas, et qui recommença plus net, plus franc, d’une seule venue et suraigu ; – et, la porte fermée et l’oreille contre, elle écouta si un autre bruit, qui aurait été plus inquiétant et plus terrible, ne répondait pas à celui-là... Je crus la voir chanceler... Je m’élançai, et je l’eus bientôt dans les bras. – Mais elle va bien, votre Alberte, – dis-je au capitaine. – Vous croyez peut-être, – reprit-il, comme s’il n’avait pas entendu ma moqueuse observation, – qu’elle y tomba, dans mes bras, d’effroi, de passion, de tête perdue, comme une fille poursuivie ou qu’on peut poursuivre, – qui ne sait plus ce qu’elle fait quand elle fait la dernière des folies, quand elle s’abandonne à ce démon que les femmes ont toutes – dit-on – quelque part, et qui serait le maître toujours, s’il n’y en avait pas deux autres aussi en elles, – la Lâcheté et la Honte, – pour contrarier celui-là ! Eh bien, non, ce n’était pas cela ! Si vous le croyiez, vous vous tromperiez... Elle n’avait rien de ces peurs vulgaires et osées... Ce fut bien plus elle qui me prit dans ses bras que je ne la pris dans les miens... Son premier mouvement avait été de se jeter le front contre ma poitrine, mais elle le releva et me regarda, les yeux tout grands, – des yeux immenses ! – comme pour voir si c’était bien moi qu’elle tenait ainsi dans ses bras ! Elle était horriblement pâle, et comme je ne l’avais jamais vue pâle ; mais ses traits de Princesse n’avaient pas bougé. Ils avaient toujours l’immobilité et la fermeté d’une médaille. Seulement, sur sa bouche aux lèvres légèrement bombées errait je ne sais quel égarement, qui n’était pas celui de la passion heureuse ou qui va l’être tout à l’heure ! Et cet égarement avait quelque chose de si sombre dans un pareil moment, que, pour ne pas le voir, je plantai sur ces belles lèvres rouges et érectiles le robuste et foudroyant baiser du désir triomphant et roi ! La bouche s’entrouvrit... mais les yeux noirs, à la noirceur profonde, et dont les longues paupières touchaient presque alors mes paupières, ne se fermèrent point, – ne palpitèrent même pas ; – mais tout au fond, comme sur sa bouche, je vis passer de la démence ! Agrafée dans ce baiser de feu et comme enlevée par les lèvres qui pénétraient les siennes, aspirée par l’haleine qui la respirait, je la portai, toujours collée à moi, sur ce canapé de maroquin bleu, – mon gril de saint Laurent, depuis un mois que je m’y roulais en pensant à elle, – et dont le maroquin se mit voluptueusement à craquer sous son dos nu, car elle était à moitié nue. Elle sortait de son lit, et, pour venir, elle avait... le croirez-vous ? été obligée de traverser la chambre où son père et sa mère dormaient ! Elle l’avait traversée à tâtons, les mains en avant, pour ne pas se choquer à quelque meuble qui aurait retenti de son choc et qui eût pu les réveiller. – Ah ! – fis-je, – on n’est pas plus brave à la tranchée. Elle était digne d’être la maîtresse d’un soldat ! – Et elle le fut dès cette première nuit-là, reprit le vicomte. – Elle le fut aussi violente que moi, et je vous jure que je l’étais ! Mais c’est égal... voici la revanche ! Elle ni moi ne pûmes oublier, dans les plus vifs de nos transports, l’épouvantable situation qu’elle nous faisait à tous les deux. Au sein de ce bonheur qu’elle venait chercher et m’offrir, elle était alors comme stupéfiée de l’acte qu’elle accomplissait d’une volonté pourtant si ferme, avec un acharnement si obstiné. Je ne m’en étonnai pas. Je l’étais bien, moi, stupéfié ! J’avais bien, sans le lui dire et sans le lui montrer, la plus effroyable anxiété dans le cœur, pendant qu’elle me pressait à m’étouffer sur le sien. J’écoutais, à travers ses soupirs, à travers ses baisers, à travers le terrifiant silence qui pesait sur cette maison endormie et confiante, une chose horrible : c’est si sa mère ne s’éveillait pas, si son père ne se levait pas ! Et jusque par-dessus son épaule, je regardais derrière elle si cette porte, dont elle n’avait pas ôté la clé, par peur du bruit qu’elle pouvait faire, n’allait pas s’ouvrir de nouveau et me montrer, pâles et indignées, ces deux têtes de Méduse, ces deux vieillards, que nous trompions avec une lâcheté si hardie, surgir tout à coup dans la nuit, images de l’hospitalité violée et de la Justice ! Jusqu’à ces voluptueux craquements du maroquin bleu, qui m’avaient sonné la diane de l’Amour, me faisaient tressaillir d’épouvante... Mon cœur battait contre le sien, qui semblait me répercuter ses battements... C’était enivrant et dégrisant tout à la fois, mais c’était terrible ! Je me fis à tout cela plus tard. À force de renouveler impunément cette imprudence sans nom, je devins tranquille dans cette imprudence. À force de vivre dans ce danger d’être surpris, je me blasai. Je n’y pensai plus. Je ne pensai plus qu’à être heureux. Dès cette première nuit formidable, qui aurait dû l’épouvanter des autres, elle avait décidé qu’elle viendrait chez moi de deux nuits en deux nuits, puisque je ne pouvais aller chez elle, – sa chambre de jeune fille n’ayant d’autre issue que dans l’appartement de ses parents, – et elle y vint régulièrement toutes les deux nuits ; mais jamais elle ne perdit la sensation, – la stupeur de la première fois ! Le temps ne produisit pas sur elle l’effet qu’il produisit sur moi. Elle ne se bronza pas au danger, affronté chaque nuit. Toujours elle restait, et jusque sur mon cœur, silencieuse, me parlant à peine avec la voix, car, d’ailleurs, vous vous doutez bien qu’elle était éloquente ; et lorsque plus tard le calme me prit, moi, à force de danger affronté et de réussite, et que je lui parlai, comme on parle à sa maîtresse, de ce qu’il y avait déjà de passé entre nous, – de cette froideur inexplicable et démentie, puisque je la tenais dans mes bras, et qui avait succédé à ses premières audaces ; quand je lui adressai enfin tous ces pourquoi insatiables de l’amour, qui n’est peut-être au fond qu’une curiosité, elle ne me répondit jamais que par de longues étreintes. Sa bouche triste demeurait muette de tout... excepté de baisers ! Il y a des femmes qui vous disent : « Je me perds pour vous » ; il y en a d’autres qui vous disent : « Tu vas bien me mépriser » ; et ce sont là des manières différentes d’exprimer la fatalité de l’amour. Mais elle, non ! Elle ne disait mot... Chose étrange ! Plus étrange personne ! Elle me produisait l’effet d’un épais et dur couvercle de marbre qui brûlait, chauffé par en dessous... Je croyais qu’il arriverait un moment où le marbre se fendrait enfin sous la chaleur brûlante, mais le marbre ne perdit jamais sa rigide densité. Les nuits qu’elle venait, elle n’avait ni plus d’abandon, ni plus de paroles, et, je me permettrai ce mot ecclésiastique, elle fut toujours aussi difficile à confesser que la première nuit qu’elle était venue. Je n’en tirai pas davantage... Tout au plus un monosyllabe arraché, d’obsession, à ces belles lèvres dont je raffolais d’autant plus que je les avais vues plus froides et plus indifférentes pendant la journée, et, encore, un monosyllabe qui ne faisait pas grande lumière sur la nature de cette fille, qui me paraissait plus sphinx, à elle seule, que tous les Sphinx dont l’image se multipliait autour de moi, dans cet appartement Empire. – Mais, capitaine, – interrompis-je encore, – il y eut pourtant une fin à tout cela ? Vous êtes un homme fort, et tous les Sphinx sont des animaux fabuleux. Il n’y en a point dans la vie, et vous finîtes bien par trouver, que diable ! ce qu’elle avait dans son giron, cette commère-là ! – Une fin ! Oui, il y eut une fin, – fit le vicomte de Brassard en baissant brusquement la vitre du coupé, comme si la respiration avait manqué à sa monumentale poitrine et qu’il eût besoin d’air pour achever ce qu’il avait à raconter. – Mais le giron, comme vous dites, de cette singulière fille n’en fut pas plus ouvert pour cela. Notre amour, notre relation, notre intrigue, – appelez cela comme vous voudrez, – nous donna, ou plutôt me donna, à moi, des sensations que je ne crois pas avoir éprouvées jamais depuis avec des femmes plus aimées que cette Alberte, qui ne m’aimait peut-être pas, que je n’aimais peut-être pas ! ! Je n’ai jamais bien compris ce que j’avais pour elle et ce qu’elle avait pour moi, et cela dura plus de six mois ! Pendant ces six mois, tout ce que je compris, ce fut un genre de bonheur dont on n’a pas l’idée dans la jeunesse. Je compris le bonheur de ceux qui se cachent. Je compris la jouissance du mystère dans la complicité, qui, même sans l’espérance de réussir, ferait encore des conspirateurs incorrigibles. Alberte, à la table de ses parents comme partout, était toujours la Madame Infante qui m’avait tant frappé le premier jour que je l’avais vue. Son front néronien, sous ses cheveux bleus à force d’être noirs, qui bouclaient durement et touchaient ses sourcils, ne laissaient rien passer de la nuit coupable, qui n’y étendait aucune rougeur. Et moi qui essayais d’être aussi impénétrable qu’elle, mais qui, j’en suis sûr, aurais dû me trahir dix fois si j’avais eu affaire à des observateurs, je me rassasiais orgueilleusement et presque sensuellement, dans le plus profond de mon être, de l’idée que toute cette superbe indifférence était bien à moi et qu’elle avait pour moi toutes les bassesses de la passion, si la passion pouvait jamais être basse ! Nul que nous sur la terre ne savait cela... et c’était délicieux, cette pensée ! Personne, pas même mon ami, Louis de Meung, avec lequel j’étais discret depuis que j’étais heureux ! Il avait tout deviné, sans doute, puisqu’il était aussi discret que moi. Il ne m’interrogeait pas. J’avais repris avec lui, sans effort, mes habitudes d’intimité, les promenades sur le Cours, en grande ou en petite tenue, l’impériale, l’escrime et le punch ! Pardieu ! quand on sait que le bonheur viendra, sous la forme d’une belle jeune fille qui a comme une rage de dents dans le cœur, vous visiter régulièrement d’une nuit l’autre, à la même heure, cela simplifie joliment les jours ! – Mais ils dormaient donc comme les Sept Dormants, les parents de cette Alberte ? – fis-je railleusement, en coupant net les réflexions de l’ancien dandy par une plaisanterie, et pour ne pas paraître trop pris par son histoire, qui me prenait, car, avec les dandys, on n’a guère que la plaisanterie pour se faire un peu respecter. – Vous croyez donc que je cherche des effets de conteur hors de la réalité ? – dit le vicomte. – Mais je ne suis pas romancier, moi ! Quelquefois Alberte ne venait pas. La porte, dont les gonds huilés étaient moelleux comme de la ouate maintenant, ne s’ouvrait pas de toute une nuit, et c’est qu’alors sa mère l’avait entendue et s’était écriée, ou c’est que son père l’avait aperçue, filant ou tâtonnant à travers la chambre. Seulement Alberte, avec sa tête d’acier, trouvait à chaque fois un prétexte. Elle était souffrante... Elle cherchait le sucrier sans flambeau, de peur de réveiller personne... » – Ces têtes d’acier-là ne sont pas si rares que vous avez l’air de le croire, capitaine ! – interrompis-je encore. J’étais contrariant. – Votre Alberte, après tout, n’était pas plus forte que la jeune fille qui recevait toutes les nuits, dans la chambre de sa grand-mère, endormie derrière ses rideaux, un amant entré par la fenêtre, et qui, n’ayant pas de canapé de maroquin bleu, s’établissait, à la bonne franquette, sur le tapis... Vous savez comme moi l’histoire. Un soir, apparemment poussé par la jeune fille trop heureuse, un soupir plus fort que les autres réveilla la grand-mère, qui cria de dessous ses rideaux un : « Qu’as-tu donc, petite ? » à la faire évanouir contre le cœur de son amant ; mais elle n’en répondit pas moins de sa place : « C’est mon busc qui me gêne, grand-maman, pour chercher mon aiguille tombée sur le tapis, et que je ne puis pas retrouver ! » – Oui, je connais l’histoire, – reprit le vicomte de Brassard, que j’avais cru humilier, par une comparaison, dans la personne de son Alberte. – C’était, si je m’en souviens bien, une de Guise que la jeune fille dont vous me parlez. Elle s’en tira comme une fille de son nom ; mais vous ne dites pas qu’à partir de cette nuit-là elle ne rouvrit plus la fenêtre à son amant, qui était, je crois, monsieur de Noirmoutier, tandis qu’Alberte revenait le lendemain de ces accrocs terribles, et s’exposait de plus belle au danger bravé, comme si de rien n’était. Alors, je n’étais, moi, qu’un sous-lieutenant assez médiocre en mathématiques, et qui m’en occupais fort peu ; mais il était évident, pour qui sait faire le moindre calcul des probabilités, qu’un jour... une nuit... il y aurait un dénouement... – Ah, oui ! – fis-je, me rappelant ses paroles d’avant son histoire, – le dénouement qui devait vous faire connaître la sensation de la peur, capitaine. – Précisément, – répondit-il d’un ton plus grave et qui tranchait sur le ton léger que j’affectais. – Vous l’avez vu, n’est-ce pas ? depuis ma main prise sous la table jusqu’au moment où elle surgit la nuit, comme une apparition dans le cadre de ma porte ouverte, Alberte ne m’avait pas marchandé l’émotion. Elle m’avait fait passer dans l’âme plus d’un genre de frisson, plus d’un genre de terreur ; mais ce n’avait été encore que l’impression des balles qui sifflent autour de vous et des boulets dont on sent le vent ; on frissonne, mais on va toujours. Eh bien ! ce ne fut plus cela. Ce fut de la peur, de la peur complète, de la vraie peur, et non plus pour Alberte, mais pour moi, et pour moi tout seul ! Ce que j’éprouvai, ce fut positivement cette sensation qui doit rendre le cœur aussi pâle que la face ; ce fut cette panique qui fait prendre la fuite à des régiments tout entiers. Moi qui vous parle, j’ai vu fuir tout Chamboran, bride abattue et ventre à terre, l’héroïque Chamboran, emportant, dans son flot épouvanté, son colonel et ses officiers ! Mais à cette époque je n’avais encore rien vu, et j’appris... ce que je croyais impossible. « Écoutez donc... C’était une nuit. Avec la vie que nous menions, ce ne pouvait être qu’une nuit... une longue nuit d’hiver. Je ne dirai pas une de nos plus tranquilles. Elles étaient toutes tranquilles, nos nuits. Elles l’étaient devenues à force d’être heureuses. Nous dormions sur ce canon chargé. Nous n’avions pas la moindre inquiétude en faisant l’amour sur cette lame de sabre posée en travers d’un abîme, comme le pont de l’enfer des Turcs ! Alberte était venue plus tôt qu’à l’ordinaire, pour être plus longtemps. Quand elle venait ainsi, ma première caresse, mon premier mouvement d’amour était pour ses pieds, ses pieds qui n’avaient plus alors ses brodequins verts ou hortensia, ces deux coquetteries et mes deux délices, et qui, nus pour ne pas faire de bruit, m’arrivaient transis de froid des briques sur lesquelles elle avait marché, le long du corridor qui menait de la chambre de ses parents à ma chambre, placée à l’autre bout de la maison. Je les réchauffais, ces pieds glacés pour moi, qui peut-être ramassaient, pour moi, en sortant d’un lit chaud, quelque horrible maladie de poitrine... Je savais le moyen de les tiédir et d’y mettre du rose ou du vermillon, à ces pieds pâles et froids ; mais cette nuit-là mon moyen manqua... Ma bouche fut impuissante à attirer sur ce cou-de-pied cambré et charmant la plaque de sang que j’aimais souvent à y mettre, comme une rosette ponceau... Alberte, cette nuit-là, était plus silencieusement amoureuse que jamais. Ses étreintes avaient cette langueur et cette force qui étaient pour moi un langage, et un langage si expressif que, si je lui parlais toujours, moi, si je lui disais toutes mes démences et toutes mes ivresses, je ne lui demandais plus de me répondre et de me parler. À ses étreintes, je l’entendais. Tout à coup, je ne l’entendis plus. Ses bras cessèrent de me presser sur son cœur, et je crus à une de ces pâmoisons comme elle en avait souvent, quoique ordinairement elle gardât, en ses pâmoisons, la force crispée de l’étreinte... Nous ne sommes pas des bégueules entre nous. Nous sommes deux hommes, et nous pouvons nous parler comme deux hommes... J’avais l’expérience des spasmes voluptueux d’Alberte, et quand ils la prenaient, ils n’interrompaient pas mes caresses. Je restais comme j’étais, sur son cœur, attendant qu’elle revînt à la vie consciente, dans l’orgueilleuse certitude qu’elle reprendrait ses sens sous les miens, et que la foudre qui l’avait frappée la ressusciterait en la refrappant... Mais mon expérience fut trompée. Je la regardai comme elle était, liée à moi, sur le canapé bleu, épiant le moment où ses yeux, disparus sous ses larges paupières, me remontreraient leurs beaux orbes de velours noir et de feu ; où ses dents, qui se serraient et grinçaient à briser leur émail au moindre baiser appliqué brusquement sur son cou et traîné longuement sur ses épaules, laisseraient, en s’entrouvrant, passer son souffle. Mais ni les yeux ne revinrent, ni les dents ne se desserrèrent... Le froid des pieds d’Alberte était monté jusque dans ses lèvres et sous les miennes... Quand je sentis cet horrible froid, je me dressai à mi-corps pour mieux la regarder ; je m’arrachai en sursaut de ses bras, dont l’un tomba sur elle et l’autre pendit à terre, du canapé sur lequel elle était couchée. Effaré, mais lucide encore, je lui mis la main sur le cœur... Il n’y avait rien ! rien au pouls, rien aux tempes, rien aux artères carotides, rien nulle part... que la mort qui était partout, et déjà avec son épouvantable rigidité ! « J’étais sûr de la mort... et je ne voulais pas y croire ! La tête humaine a de ces volontés stupides contre la clarté même de l’évidence et du destin. Alberte était morte. De quoi ?... Je ne savais. Je n’étais pas médecin. Mais elle était morte ; et quoique je visse avec la clarté du jour de midi que ce que je pourrais faire était inutile, je fis pourtant tout ce qui me semblait si désespérément inutile. Dans mon néant absolu de tout, de connaissances, d’instruments, de ressources, je lui vidais sur le front tous les flacons de ma toilette. Je lui frappais résolument dans les mains, au risque d’éveiller le bruit, dans cette maison où le moindre bruit nous faisait trembler. J’avais ouï dire à un de mes oncles, chef d’escadron au 4e dragons, qu’il avait un jour sauvé un de ses amis d’une apoplexie en le saignant vite avec une de ces flammes dont on se sert pour saigner les chevaux. J’avais des armes plein ma chambre. Je pris un poignard, et j’en labourai le bras d’Alberte à la saignée. Je massacrai ce bras splendide d’où le sang ne coula même pas. Quelques gouttes s’y coagulèrent. Il était figé. Ni baisers, ni succions, ni morsures ne purent galvaniser ce cadavre raidi, devenu cadavre sous mes lèvres. Ne sachant plus ce que je faisais, je finis par m’étendre dessus, le moyen qu’emploient (disent les vieilles histoires) les Thaumaturges ressusciteurs, n’espérant pas y réchauffer la vie, mais agissant comme si je l’espérais ! Et ce fut sur ce corps glacé qu’une idée, qui ne s’était pas dégagée du chaos dans lequel la bouleversante mort subite d’Alberte m’avait jeté, m’apparut nettement... et que j’eus peur ! « Oh !... mais une peur... une peur immense ! Alberte était morte chez moi, et sa mort disait tout. Qu’allais-je devenir ? Que fallait-il faire ?... À cette pensée, je sentis la main, la main physique de cette peur hideuse, dans mes cheveux qui devinrent des aiguilles ! Ma colonne vertébrale se fondit en une fange glacée, et je voulus lutter – mais en vain – contre cette déshonorante sensation... Je me dis qu’il fallait avoir du sang-froid... que j’étais un homme après tout... que j’étais militaire. Je me mis la tête dans mes mains, et quand le cerveau me tournait dans le crâne, je m’efforçai de raisonner la situation horrible dans laquelle j’étais pris... et d’arrêter, pour les fixer et les examiner, toutes les idées qui me fouettaient le cerveau comme une toupie cruelle, et qui toutes allaient, à chaque tour, se heurter à ce cadavre qui était chez moi, à ce corps inanimé d’Alberte qui ne pouvait plus regagner sa chambre, et que sa mère devait retrouver le lendemain dans la chambre de l’officier, morte et déshonorée ! L’idée de cette mère, à laquelle j’avais peut-être tué sa fille en la déshonorant, me pesait plus sur le cœur que le cadavre même d’Alberte... On ne pouvait pas cacher la mort ; mais le déshonneur, prouvé par le cadavre chez moi, n’y avait-il pas moyen de le cacher ?... C’était la question que je me faisais, le point fixe que je regardais dans ma tête. Difficulté grandissant à mesure que je la regardais, et qui prenait les proportions d’une impossibilité absolue. Hallucination effroyable ! par moments le cadavre d’Alberte me semblait emplir toute ma chambre et ne pouvoir plus en sortir. Ah ! si la sienne n’avait pas été placée derrière l’appartement de ses parents, je l’aurais, à tout risque, reportée dans son lit ! Mais pouvais-je faire, moi, avec son corps mort dans mes bras, ce qu’elle faisait, elle, déjà si imprudemment, vivante, et m’aventurer ainsi à traverser une chambre que je ne connaissais pas, où je n’étais jamais entré, et où reposaient endormis du sommeil léger des vieillards le père et la mère de la malheureuse ?... Et cependant, l’état de ma tête était tel, la peur du lendemain et de ce cadavre chez moi me galopaient avec tant de furie, que ce fut cette idée, cette témérité, cette folie de reporter Alberte chez elle qui s’empara de moi comme l’unique moyen de sauver l’honneur de la pauvre fille et de m’épargner la honte des reproches du père et de la mère, de me tirer enfin de cette ignominie. Le croirez-vous ? J’ai peine à le croire moi-même, quand j’y pense ! J’eus la force de prendre le cadavre d’Alberte et, le soulevant par les bras, de le charger sur mes épaules. Horrible chape, plus lourde, allez ! que celle des damnés dans l’enfer du Dante ! Il faut l’avoir portée, comme moi, cette chape d’une chair qui me faisait bouillonner le sang de désir il n’y avait qu’une heure, et qui maintenant me transissait !... Il faut l’avoir portée pour bien savoir ce que c’était ! J’ouvris ma porte ainsi chargé et, pieds nus comme elle, pour faire moins de bruit, je m’enfonçai dans le corridor qui conduisait à la chambre de ses parents, et dont la porte était au fond, m’arrêtant à chaque pas sur mes jambes défaillantes pour écouter le silence de la maison dans la nuit, que je n’entendais plus, à cause des battements de mon cœur ! Ce fut long. Rien ne bougeait... Un pas suivait un pas... Seulement, quand j’arrivai tout contre la terrible porte de la chambre de ses parents, – qu’il me fallait franchir et qu’elle n’avait pas, en venant, entièrement fermée pour la retrouver entrouverte au retour, et que j’entendis les deux respirations longues et tranquilles de ces deux pauvres vieux qui dormaient dans toute la confiance de la vie, je n’osai plus !... Je n’osai plus passer ce seuil noir et béant dans les ténèbres... Je reculai ; je m’enfuis presque avec mon fardeau ! Je rentrai chez moi de plus en plus épouvanté. Je replaçai le corps d’Alberte sur le canapé, et je recommençai, accroupi sur les genoux auprès d’elle, les suppliciantes questions : « Que faire ? que devenir ?... » Dans l’écroulement qui se faisait en moi, l’idée insensée et atroce de jeter le corps de cette belle fille, ma maîtresse de six mois ! par la fenêtre, me sillonna l’esprit. Méprisez-moi ! J’ouvris la fenêtre... j’écartai le rideau que vous voyez là... et je regardai dans le trou d’ombre au fond duquel était la rue, car il faisait très sombre cette nuit-là. On ne voyait point le pavé. « On croira à un suicide », pensai-je, et je repris Alberte, et je la soulevai... Mais voilà qu’un éclair de bon sens croisa la folie ! « D’où se sera-t-elle tuée ? D’où sera-t-elle tombée si on la trouve sous ma fenêtre demain ?... » me demandai-je. L’impossibilité de ce que je voulais faire me souffleta ! J’allai refermer la fenêtre, qui grinça dans son espagnolette. Je retirai le rideau de la fenêtre, plus mort que vif de tous les bruits que je faisais. D’ailleurs, par la fenêtre, – sur l’escalier, – dans le corridor, – partout où je pouvais laisser ou jeter le cadavre, éternellement accusateur, la profanation était inutile. L’examen du cadavre révélerait tout, et l’œil d’une mère, si cruellement avertie, verrait tout ce que le médecin ou le juge voudrait lui cacher... Ce que j’éprouvais était insupportable, et l’idée d’en finir d’un coup de pistolet, en l’état lâche de mon âme démoralisée (un mot de l’Empereur que plus tard j’ai compris !), me traversa en regardant luire mes armes contre le mur de ma chambre. Mais que voulez-vous ?... Je serai franc : j’avais dix-sept ans, et j’aimais... mon épée. C’est par goût et sentiment de race que j’étais soldat. Je n’avais jamais vu le feu, et je voulais le voir. J’avais l’ambition militaire. Au régiment nous plaisantions de Werther, un héros du temps, qui nous faisait pitié, à nous autres officiers ! La pensée qui m’empêcha de me soustraire, en me tuant, à l’ignoble peur qui me tenait toujours, me conduisit à une autre qui me parut le salut même dans l’impasse où je me tordais ! « Si j’allais trouver le colonel ? » me dis-je. – Le colonel c’est la paternité militaire, – et je m’habillai comme on s’habille quand bat la générale, dans une surprise... Je pris mes pistolets par une précaution de soldat. Qui savait ce qui pourrait arriver ?... J’embrassai une dernière fois, avec le sentiment qu’on a à dix-sept ans, – et on est toujours sentimental à dix-sept ans, – la bouche muette, et qui l’avait été toujours, de cette belle Alberte trépassée, et qui me comblait depuis six mois de ses plus enivrantes faveurs... Je descendis sur la pointe des pieds l’escalier de cette maison où je laissais la mort... Haletant comme un homme qui se sauve, je mis une heure (il me sembla que j’y mettais une heure !) à déverrouiller la porte de la rue et à tourner la grosse clé dans son énorme serrure, et après l’avoir refermée avec les précautions d’un voleur, je m’encourus, comme un fuyard, chez mon colonel. « J’y sonnai comme au feu ! J’y retentis comme une trompette, comme si l’ennemi avait été en train d’enlever le drapeau du régiment ! Je renversai tout, jusqu’à l’ordonnance qui voulut s’opposer à ce que j’entrasse à pareille heure dans la chambre de son maître, et une fois le colonel réveillé par la tempête du bruit que je faisais, je lui dis tout. Je me confessai d’un trait et à fond, rapidement et crânement, car les moments pressaient, le suppliant de me sauver... « C’était un homme que le colonel ! Il vit d’un coup d’œil l’horrible gouffre dans lequel je me débattais... Il eut pitié du plus jeune de ses enfants, comme il m’appela, et je crois que j’étais alors assez dans un état à faire pitié ! Il me dit, avec le juron le plus français, qu’il fallait commencer par décamper immédiatement de la ville, et qu’il se chargerait de tout... qu’il verrait les parents dès que je serais parti, mais qu’il fallait partir, prendre la diligence qui allait relayer dans dix minutes à l’Hôtel de la Poste, gagner une ville qu’il me désigna et où il m’écrirait... Il me donna de l’argent, car j’avais oublié d’en prendre, m’appliqua cordialement sur les joues ses vieilles moustaches grises, et dix minutes après cette entrevue, je grimpais (il n’y avait plus que cette place) sur l’impériale de la diligence, qui faisait le même service que celle où nous sommes actuellement, et je passais au galop sous la fenêtre (je vous demande quels regards j’y jetai) de la funèbre chambre où j’avais laissé Alberte morte, et qui était éclairée comme elle l’est ce soir. » Le vicomte de Brassard s’arrêta, sa forte voix un peu brisée. Je ne songeais plus à plaisanter. Le silence ne fut pas long entre nous. « Et après ? – lui dis-je. – Eh bien ! voilà – répondit-il, il n’y a pas d’après ! C’est cela qui a bien longtemps tourmenté ma curiosité exaspérée. Je suivis aveuglément les instructions du colonel. J’attendis avec impatience une lettre qui m’apprendrait ce qu’il avait fait et ce qui était arrivé après mon départ. J’attendis environ un mois ; mais, au bout de ce mois, ce ne fut pas une lettre que je reçus du colonel, qui n’écrivait guère qu’avec son sabre sur la figure de l’ennemi ; ce fut l’ordre d’un changement de corps. Il m’était ordonné de rejoindre le 35e, qui allait entrer en campagne, et il fallait que sous vingt-quatre heures je fusse arrivé au nouveau corps auquel j’appartenais. Les immenses distractions d’une campagne, et de la première ! les batailles auxquelles j’assistai, les fatigues et aussi les aventures de femmes que je mis par-dessus celle-ci, me firent négliger d’écrire au colonel, et me détournèrent du souvenir cruel de l’histoire d’Alberte, sans pouvoir pourtant l’effacer. Je l’ai gardé comme une balle qu’on ne peut extraire... Je me disais qu’un jour ou l’autre je rencontrerais le colonel, qui me mettrait enfin au courant de ce que je désirais savoir, mais le colonel se fit tuer à la tête de son régiment à Leipsick... Louis de Meung s’était aussi fait tuer un mois auparavant... C’est assez méprisable, cela, – ajouta le capitaine, – mais tout s’assoupit dans l’âme la plus robuste, et peut-être parce qu’elle est la plus robuste... La curiosité dévorante de savoir ce qui s’était passé après mon départ finit par me laisser tranquille. J’aurais pu depuis bien des années, et changé comme j’étais, revenir sans être reconnu dans cette petite ville-ci et m’informer du moins de ce qu’on savait, de ce qui y avait filtré de ma tragique aventure. Mais quelque chose qui n’est pas, certes, le respect de l’opinion, dont je me suis moqué toute ma vie, quelque chose qui ressemblait à cette peur que je ne voulais pas sentir une seconde fois, m’en a toujours empêché. » Il se tut encore, ce dandy qui m’avait raconté, sans le moindre dandysme, une histoire d’une si triste réalité. Je rêvais sous l’impression de cette histoire, et je comprenais que ce brillant vicomte de Brassard, la fleur non des pois, mais des plus fiers pavots rouges du dandysme, le buveur grandiose de claret, à la manière anglaise, fût comme un autre, un homme plus profond qu’il ne paraissait. Le mot me revenait qu’il m’avait dit, en commençant, sur la tache noire qui, pendant toute sa vie, avait meurtri ses plaisirs de mauvais sujets... quand tout à coup, pour m’étonner davantage encore, il me saisit le bras brusquement : « Tenez ! – me dit-il, – voyez au rideau ! » L’ombre svelte d’une taille de femme venait d’y passer en s’y dessinant ! « L’ombre d’Alberte ! – fit le capitaine. – Le hasard est par trop moqueur ce soir », ajouta-t-il avec amertume. Le rideau avait déjà repris son carré vide, rouge et lumineux. Mais le charron, qui, pendant que le vicomte parlait, avait travaillé à son écrou, venait de terminer sa besogne. Les chevaux de relais étaient prêts et piaffaient, se sabotant de feu. Le conducteur de la voiture, bonnet d’astracan aux oreilles, registre aux dents, prit les longes et s’enleva, et une fois hissé sur sa banquette d’impériale, cria, de sa voix claire, le mot du commandement, dans la nuit : « Roulez ! » Et nous roulâmes, et nous eûmes bientôt dépassé la mystérieuse fenêtre, que je vois toujours dans mes rêves, avec son rideau cramoisi. |
![]() | ![]() | «Bouquins», 2 volumes, préface de Pierre Vidal-Naquet, édition par Hervé Duchêne, 2006 | |
![]() | ... | ![]() | |
![]() | «Pour une économie positive» : téléchargez le rapport du groupe de réflexion présidé par | ![]() | «mal de rimer», selon votre propre expression, vous a pris à votre tour. C’est que vous aviez en vous le mens divinior, ce souffle... |
![]() | «la galaxie Gutenberg». Le terme anglais «globalism» est cité pour la première fois en 1968 dans la seconde édition d’Oxford English... | ![]() | «la galaxie Gutenberg». Le terme anglais «globalism» est cité pour la première fois en 1968 dans la seconde édition d’Oxford English... |
![]() | ![]() |