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Steven Zdatny, Les artisans en France au XXe siècle, Paris, Belin, coll. « Histoire et société », 1999, 367 p., préface de Michelle Perrot, traduit de l'américain par Claudine Marenco. Autant les artisans ont gagné leurs galons dans l’historiographie du 19ème siècle, en particulier grâce aux travaux menés depuis la fin des années soixante-dix sur la petite bourgeoisie et dont l’ouvrage de Geoffrey Crossick et Heinz-Gerhard Haupt, paru en 1995 et qui attend toujours sa traduction en langue française, fait la synthèse récente1, autant le monde de la petite entreprise au vingtième siècle ne fait l’objet que de trop rares études historiques. En effet, la thèse du prétendu déclin de la petite entreprise indépendante a tenu à l’écart l’historien du social, d’abord attaché à décrire les univers de l’usine et du bureau. Les réticences à entreprendre, en France, une histoire des artisans au vingtième siècle s’expliquent aussi en grande partie par le mépris social et le dénigrement politique dont ils ont fait l’objet. La défiance des historiens s'est ainsi nourrie des soupçons tenaces quant à l'attirance de la petite bourgeoisie pour les mouvements fascistes et réactionnaires, soupçons étayés, en France, par l’examen de trois moments-clé au cours du vingtième siècle: les années trente et leurs ligues, dont la clientèle aurait été essentiellement recrutée chez les boutiquiers et les artisans, l’épisode de Vichy et son discours pro-artisanal, le mouvement Poujade enfin. Il fallait sans doute un œil neuf et extérieur pour aborder avec distance ces mythologies françaises : la traduction de l'ouvrage de l’historien nord-américain Steven Zdatny, publié pour la première fois en 1990 chez Oxford University Press, comble un vide historiographique de taille et vient nuancer les images dont on affuble traditionnellement les artisans au vingtième siècle. Revendiquant le choix d’entreprendre l’histoire institutionnelle du mouvement artisanal, le livre se situe pourtant à la frontière du social et du politique. Fondée sur de très nombreuses sources publiques et professionnelles, l’étude débute après la première guerre mondiale – même si la période qui précède est rapidement évoquée – lorsque naissent les premières associations professionnelles de défense des artisans et prend fin en 1962, quand la nouvelle définition administrative de l'artisan, calquée sur l'entreprise et non plus sur l'individu, consacre la défaite du projet d'"identité artisanale" soutenu depuis 1919. C'est après la Grande Guerre que les premiers appels en faveur d’une unité artisanale retentissent, en provenance des provinces reconquises où une loi impériale a établi, depuis 1897, des Chambres de métiers chargées de l’organisation de l’apprentissage et de la formation professionnelle des artisans. Ces appels rencontrent une résonance bienveillante de la part des pouvoirs publics français, et notamment du ministre du commerce, étienne Clémentel, qui y voient un moyen de promouvoir la rationalisation des petites structures de production tout en préservant la position centrale des indépendants dans le compromis qui fonde la Troisième République. En effet, les artisans offrent « du point de vue social, l’avantage d’être en même temps ouvriers et patrons », selon les termes de la loi de 1925 qui institue les Chambres de métiers. De plus, le nouveau régime fiscal qui prend effet en 1919, à la suite du vote de l’impôt sur le revenu, créé les conditions propices à la naissance de revendications propres aux artisans. La mobilisation politique de ces derniers, centrée sur les questions fiscales, argue des menaces que toute atteinte au mode de production familial fait peser sur la nation toute entière, raisonnement qui rencontre rapidement un écho favorable chez les parlementaires. Le début des années vingt voit ainsi concomitamment la naissance du mot « artisanat » (1920), la constitution de la Confédération Générale de l’Artisanat Français (mars 1922) et la formulation d'une définition fiscale de l’artisan, exempté de l’imposition sur les bénéfices industriels et commerciaux et de la taxe sur le chiffre d’affaires (loi du 30 juin 1923). Après avoir exposé les conditions sociales de la naissance de l’artisanat, Steven Zdatny entraîne le lecteur dans les dédales du mouvement artisanal qui, dès sa naissance ou presque, s’engouffre dans la division. En effet, alors que la CGAF connaît un succès rapide, elle est immédiatement concurrencée par une fédération d’artisans du Sud Est, dont l’audience s’élargit à d’autres mouvements régionaux pour former, en 1924, l’Union des Fédérations Régionales d'Artisans de France (UFRA). Les tensions entre le centre et la périphérie, caractéristiques de la France de l’entre-deux-guerres, sont avivées par le clivage entre « petits » et « gros » artisans qui oppose la CGAF issue, à l’origine, de syndicats de cordonniers des quartiers populaires de Paris, et l’UFRA, contrôlée rapidement par les dirigeants des chambres de métiers d’Alsace-Lorraine, gros entrepreneurs qui prônent un modèle d’organisation corporatiste. Puis le morcellement du mouvement s’accroît, les fédérations régionales se rebiffant devant la prise en main de l’UFRA par les Alsaciens en créant de nouvelles organisations qui sont autant de structures concurrentes. Le torchon brûle, dès 1925, dans une lutte acharnée pour la prédominance au sein de l’artisanat et plus précisément pour la prise en main de l’Association des Présidents des Chambres de Métiers (APCMF). Le comble du désordre est atteint au tournant des années trente, moment qui correspond à une forte instabilité du statut social de l’artisan tant du point de vue de la propriété que des savoir faire. Car Steven Zdatny ne se contente pas de décrire les conflits qui traversent le mouvement, il les lit au prisme de l’évolution sociale et économique du monde de l’atelier. Face à la crise, les petites entreprises, contrairement aux idées reçues, résistent bien. Les aléas de la conjoncture économique contribuent surtout à modifier la hiérarchie des secteurs de production: si la dépression affecte les artisans du textile, les forgerons ou encore les métiers du bâtiment, d’autres ont, à la même époque, un destin florissant (réparateurs de radios, photographes). En développant l’exemple de la coiffure qu’il connaît particulièrement bien, l’auteur démontre l’adaptabilité des petites structures de production à la nouvelle donne économique2. La crise n’annonce pas le déclin de l’artisanat, pas plus qu’elle ne jette l’artisan dans les bras du fascisme. Certes, il est possible de repérer des similitudes de langage entre le mouvement artisanal, notamment sa branche alsacienne, la plus corporatiste, et le fascisme, mais les analogies s’arrêtent au seuil de certains discours. Steven Zdatny montre, par contre, combien la profession artisanale se dresse avec virulence contre la pseudo-« concurrence déloyale » des artisans étrangers, semblant trouver dans la xénophobie l’un des ferments de sa cohésion. Sans doute la bienveillance de la classe politique à l’égard de l’artisanat contribue-t-elle à éloigner celui-ci de la tentation fasciste. Le Front populaire galvanise la politisation des artisans qui se mobilisent contre les accords Matignon, même si le gouvernement Blum veille à ce qu’ils ne s’appliquent pas aux petites entreprises qui n’emploient que de la main d’œuvre familiale. Mais il accroît également les divisions des artisans, comme en témoignent les grèves qui secouent les salons de coiffure en 1936 afin d'obtenir l'application de la loi des quarante heures. Cependant, l'apport majeur de l'ouvrage de Zdatny réside dans la lecture qu'il offre de la période de Vichy, "cœur dramatique de l'étude" selon sa préfacière, Michelle Perrot. L'auteur y passe au crible les préjugés qui font des artisans les fantassins des troupes maréchalistes. Certes, le programme de la Révolution nationale leur réserve une place centrale : fondé sur la collaboration entre ouvriers et patrons, il défend le corporatisme et promeut le malthusianisme social et économique, deux thèmes chers au cœur des indépendants. Toutefois il n'est que peu suivi d'effets : très présents dans les discours, les artisans sont quasi-absents des rouages de l'administration vichyssoise. Le mouvement artisanal, qui accueille l'arrivée de Pétain avec un certain optimisme, devient rapidement sceptique devant les modalités d'application de la Charte du travail (octobre 1941) ou encore la mise en place du Statut de l'artisanat (août 1943) qui apparaissent comme autant de tentatives d'organisation étatique de l'artisanat. D'autre part, les artisans ne sont pas seulement ces "profiteurs de guerre", épargnés par les contraintes du rationnement, ils souffrent et se plaignent fréquemment de la pénurie de matières premières. Les doutes font place aux critiques : ainsi de l'APCMF qui, en juin 1942, exprime son mécontentement au directeur du Service artisanal, Pierre Loyer. Ce dernier, jugeant le ton du rapport "insupportable", décide de suspendre les activités de la dernière organisation artisanale encore autorisée à la mi-1942. A mesure que le mouvement artisanal se disloque, la déception l'emporte. Steven Zdatny affirme ainsi qu'il n'y eut point d'adhésion massive à la politique du Maréchal de la part d'artisans trop attachés à leur désir d'autonomie et à leur idéal d'indépendance pour cautionner les essais de rationalisation et de concentration de la production mises en œuvre par Vichy. Mais si la thèse de l'absence de collusion entre les artisans et Vichy convainc aisément, on peut regretter que le chapitre consacré à la période de l'Occupation omette d'évoquer les modalités de l'aryanisation économique qui touche de plein fouet les artisans juifs. Il s'agit sans doute d'un corollaire du point de vue adopté par l'historien nord-américain qui, en privilégiant sciemment une approche institutionnelle et politique, néglige quelque peu la question de la composition démographique, sociale ou encore nationale de la population des artisans. Après guerre, alors que les artisans n'ont sans doute jamais été aussi nombreux, avec plus d'un million d'entreprises, le vent a tourné. Discrédités par le discours pro-artisanal de Vichy, considérés comme les avatars d'une industrialisation archaïque par les chantres de la modernisation économique et de la planification, les artisans peinent à trouver leurs marques dans le nouveau paysage politique de la Quatrième République. Le mouvement artisanal tente de se réorganiser sous la forme d'anciennes structures qui renaissent de leurs cendres ou au sein de nouvelles entités comme la Confédération Nationale de l'Artisanat (CNA), créée en 1947. Les positions centristes de ces organisations sont rapidement contestées par l'UDCA de Poujade, qui déploie, à partir de 1953, l'étendard de la contestation fiscale. Cependant le poujadisme s'inscrit, pour Zdatny, dans "la longue lignée de la petite bourgeoisie française en colère" et tient plus du populisme que du fascisme. Surtout, le succès de l'UDCA dure peu, les artisans au début des années soixante semblant de plus en plus enclins à s'affilier aux organisations structurées par secteurs et par métiers. Les tentatives de promotion d’une identité artisanale achoppent ainsi sur la diversité des positions économiques et des pratiques au travail, sur l'instabilité sociale d'un milieu traversé d'allers et venues vers d'autres univers professionnels, sur la fondamentale hétérogénéité du monde de l'atelier. Mais la faillite du projet artisanal ne doit pas occulter le rôle central que les "petits" ont tenu dans l'histoire de la France du vingtième siècle. Il revient à Steven Zdatny le grand mérite de le rappeler ici. Claire Zalc 1 Geoffrey Crossick et Heinz-Gerhard Haupt, The petite bourgeoisie in Europe 1870-1914, Enterprise, Family and Independence, London and New York, Routledge, 1995. 2 Steven Zdatny, Hairstyles and Fashion : A Hairdresser’s History of Paris, 1910-1920, New York, Berg Publishers, 1999. |
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