MAÎTRESSES-CHEROKEES
de Josée Yvon
«Baby laisse-moi», a murmuré Mitchell.
Rien n'est plus vulgaire, à ce point rendues.
Le dactylo s'agitait sous les doigts furieux ou hésitants
de Mitchell.
«Tout est fini, écrivait-elle, ton visage se confond à
celui de tous les hommes, y compris à ceux de mes
frères.»
Elle revient du Grand Nord, de ce désert de roulottes
où l'amour se compose entre les châssis des trailers.
Après sept années de terre bouetteuse, de combines,
elle entend encore le sifflement des ski-doos qui
ratifient la plaine glabre, les pleurs de Donna
fraîchement accouchée.
Sec et mortel, le camp des employés;
la cafétéria luisante et pauvre.
Mitchell regrette cet ours qui l'abandonne pour un
autre chantier.
La chaleur d'un minuscule émoi, ses muscles sentaient
fort,
une fille est née dans la tourmente sans joie, il ne
saura jamais son nom;
comme une cuisine où flotterait une vague odeur de
spaghetti, un repas familial auquel on sait ne pas être
invitées.
Rien n'est permis.
Ni le vertige, ni la paresse, ni la solitude.
Il n'y a pas de jeu. Il n'existe pas.
Belle, impeccablement Belle, a gardé assez de
souplesse pour les demi-mots mondains.
Ni la chirurgie, ni les défaites ne peuvent l'étreindre.
D'une santé mortelle pour les faibles, elle ne perd
jamais ni la face ni le charme, même la détresse la
rend un peu exotique.
Enfin Belle, ce petit gars, a le droit de paraître
élégante et distinguée,
comme dirait «Vogue» on ne verra plus de cuisses
flappantes sur un sofa de cuir ou de chevilles en forme
de sacs enroulées autour d'un pied de chaise.
Il a muté en créature essentiellement féminine, les
cheveux poussés, ondulés et soyeux, en robe du soir.
Elle se verrait très bien en croisière sur le Queen
Elizabeth II , accoudée au bar après le spectacle tipant
le waiter, rejoignant la suite royale avec la poodle de
sa mère; au courant des mondanités, elle croit que
c'est le seul bateau avec service de chenil.
L'amant qu'elle laisse vit d'une façon si ennnuyeuse.
Stressé, il lui apportait le déjeuner au lit, sa spécialité
luzerne et avocado, pas moyen de manger deux œufs
bacon, avec un expresso, un petit sorbet chantilly.
Abonné à la Coopérative alimentaire et au Monde à
bicyclette, le dimanche, il insistait pour aller à la
manif pour la Paix ou celle contre les Pluies acides ou
pour le Congrès écologique.
Des brutes, les manifestants: ils puent flans leurs
chemises à carreaux et leurs injures dans leurs barbes
sous la pluie. La police les tasse en moto dans les
réunions à mourir de protocole. Sorties de vide et
d'ennui.
L'amant consommait du pot dans de la nicotine pour
ménager et maintenant il s'adonne complètement au
tabagisme.
Un autre étudiant en informatique, Apple Onc, Apple
Two. Finalement Belle pense revirer aux marins ou
aux lesbiennes non-convaincues.
Bobby manipule la radio à batteries, inter-dispose les
vieilles piles; le son sort rocailleux, grésillant:
...Barbara Mouzin, chef de la «Mafia des Grands-
Mamas», un gang de dames d'âge pourtant respectable
qui se livraient à du trafic de drogue entre deux visites
à leurs petits-enfants, a été condamnée à vingt-cinq
ans de prison. Huit autres personnes dont deux
grands-mères ont reconnu leur participation au trafic.
D'après l'accusation, le gang avait en moins d'un an
«blanchi» (c'est-à-dire transféré sur des comptes
bancaires «propres») plus de 25 millions de dollars
provenant de contrebande illicite de drogue et vendu
pour des millions de dollars de cocaïne...
Elle entame l'autre bouteille de gin, ferme la radio
avec hargne.
Vaut mieux être seule, ne jamais dépendre ou se
laisser enfermer dans quoi que ce soit.
Laurie dans son désarroi avait oublié qu'elle ramenait
des seringues pleines pour le départ.
Au petit jour elles quitteraient. Demain ils
achèveraient le dernier abri.
Elle ignore que les noyées qui vont revivre
commencent par vomir. Elle ignore que la vie d'un
collectif réduit secrète des coutumes à l'usage exclusif de la petite collectivité qui se prolonge souvent
par l'esclavage total des plus faibles.
La honte supportée quand on est jeune, ça fatigue
pour toute la vie.
Cas perdus, immoraux, malhonnêtes, utopistes,
anarchistes, négligents, agressifs, impolis, alcooliques, artistes, crasseux, dépensiers, malfaisants...
L'enfant d'aujourd'hui «connaît» le monde, celui
des solitudes glacées des grands hôtels, de l'Equateur et des bistrots louches.
FERNAND DELIGNY,
Les vagabonds efficaces
Belle l'avait trouvé son grand amour en Californie,
était revenue toute transformée et chanteuse.
Mitchell disait qu'elle n'aurait pas dû partir.
Sa tristesse est devenue trop grande banalement.
Elle a filé vers le Nord, avec ce regard indifférent du
chat qui vient d'avaler le pinson.
Elle dénouait ses pieds et elle voyait de trop grands
espaces.
Sa grimace fixe, trop étrange, tellement vague comme
laquée,
trop traquée pour avoir rapport avec la stabilité.
Les chiennes de rue préfèrent leur os sur tapis,
son fantastique poison avait complètement renversé
son Rang Simple.
Unique et ancienne, comme la boule à mites.
Le sourire d'une terrible fragile qualité comme au
kabuki.
Elle appelait Laurie tous les vendredis à cinq heures
quinze, assise dans la première marche de l'escalier de
l'épicerie, elle racontait n'importe quoi, entre autre
l'ennui.
Puis sa vie devint une cachette.
Elle se prenait pour Jane qui a un kick sur Tarzan.
Quelqu'un s'est assis dans son cadrage, elle a perdu
l'idée de distance, de profondeur.
Elle voulait peinturer la nuit de petites roses
multipliées par cent, le rêve s'est fait petit: elle ne
voyait que des prédateurs sur organes génitaux.
Elle se penchait sur son reflet et le détestait.
Dans la nuit régnait une douceur singulière,
de ce jour data sa haine.
Mitchell était partie subitement, écœurée, une
application au Complexe Desjardins, tout de suite
Nordair. Société d'Energie de la Baie James.
Commis de bureau à vingt ans.
Il aura été beau comme la taïga.
Les feux de forêt, elle voyait tous les feux de forêt sous
l'avion qui vacillait de tôle dans la bourrasque.
Les pieds gelés, l'hôtesse lui offrit lin «soft drink».
Gares de nuit.
A l'aéroport elle accepte le premier lift pour la
conduire au chantier.
Pendant tout le trajet, le garçon se tripotait le pénis,
lui demandant de regarder.
Il stationna même sur une petite route. Elle s'évertue à
lui expliquer les conséquences de son attitude, le
retard, etc., toutes les paroles qu'elle sait et feint de
sortir de la voiture (sans savoir où elle est dans le
froid, ses bagages dans la valise).
«Oké, oké, niaiseuse, m'as te mener à ton fameux
barrage.»
Elle lance les valises dans l’«office» épuisée.
Vingt-quatre filles dans une roulotte de 108 pieds par
108 pieds.
Deux semaines qu'elle était là, on aurait dit depuis
toujours.
Quelques-unes, une petite gang pas homogène.
En allant au club des femmes, les gars leur
arrachaient presque un bras pour rentrer là-dedans;
ils offraient des quarante onces.
Elle connaissait la sensation de n'être qu'un cul.
En rangée dans l'allée, les femmes dansaient le «ya-
ya» avec la waitress plateau à la main.
Les femmes se calculaient à 1 % de la population, mais
c'est pas le même 1 % que les gars de bicycle.
Elle n'allait jamais à la laundromat le soir, elle
demandait une permission à son boss, de jour quand il
n'y a personne.
Elle a fait application pour être secrétaire, on lui
répondait qu'elle ne représentait pas l'image d'une
secrétaire.
Un jour un boss est venu la chercher.
Elle a changé pour un bachelor.
Deux filles dans l'appartement en juin, le gros mois de
l'année.
Elles n'étaient pas à l'aise.
Sylvie Guertin, d'Abitibi, jouait de la guitare, faisait
de la poterie et travaillait pour la police.
Mitchell avait perdu le contrôle sur la vie de chantier,
n'allait plus à la cafétéria, mangeait seule dans le
bachelor.
Y a eu des cocktails, des interviews, même la
télévision, so what?
Elle restait pour l'argent, 800$ clair par semaine:
qu'elle disait.
L'avortement ne se pratiquait pas à l'époque des filles-
mères.
Berta revenait des «Ponts de Paris».
Un vieux char l'accoste au coin de la belle ruelle
Sainte-Rose et Champlain.
Elle rentrait sur ses talons préoccupée par le corps
obsédant d'une fille en crinolines qui l'avait fait
danser.
Peut-être que ça se sentait cette violence aigre-douce
qui l'embarrassait.
Brusquement un des gars la tire sur la banquette
arrière.
Elle criait, se débattait comme le pigeon happé par le
terrier et la voiture filait, elle ne se rappelle plus, vers
Terrebonne ou Mascouche.
Le maigre et le barbu la tiraillent pour qu'elle
s'aplatisse dans le fond du char.
Le gros lui arrache sa robe, la tapoche derrière la tête
pour qu'elle arrête de crier.
Le maigre lui planta son poing sur le nez pour calmer.
Il se crosse et lui éjacule dans le dos, un long serpent
poisseux et froid.
Le chauffeur à casquette conduit vite et flegmatique, le
gros blond en avant rit en dégoulinant de bière.
Le maigre lui serre les seins et la tirant par les
cheveux lui met la tête entre ses deux cuisses
l'étranglant presque:
«envoye ma cochonne, envoye ma salope, suce», il lui
tape sur la tête.
La voiture s'arrête tous phares éteints dans une sorte
de hangar.
«Les gars, on vous amène de la compagnie», crie le
gros blond.
Il extirpe Berta: «Wow! Baby wow!»
En ricanant lui arrache les petites culottes et la jetant
sur le ciment, la fourre bruyamment.
Puis ce fut le tour du maigre et un autre qu'on
appelait Sammy.
Le gros s'assit sur sa face, la balayant de sa graine;
elle le mordit et serra les dents.
Il émit un cri rauque et furieux, se mit à la frapper à
grands coups de bagues à la figure, de coups de bottes
aux côtes.
Berta perdit connaissance. Elle se réveilla en
s'étouffant, sentant du liquide ruisseler sur son corps.
Ils versaient de l'alcool 90% dans sa bouche édentée
en riant et elle sentit qu'ils pissaient sur elle.
Ils étaient accroupis autour comme un feu de camp et
buvaient des canettes.
Les jeans baissés, «la casquette» était à genoux entre
ses jambes et poussait; ils faisaient la ronde dedans et
autour, à genoux comme un concours.
Le gros revint, insulté de sa morsure, il lui fracassa la
bouteille d'alcool dans l'œil et bûchait pour qu'elle
cesse de hurler. Nick (le maigre) eut l'idée de l'enculer
avec de la graisse à moteur.
Les autres la tenaient bien serrée et son corps
pendouillait suspendu par le derrière; chacun essayait
la graisse à moteur.
Des cigarettes butchées sur les seins, on l'a trouvée
après quelques jours dans un ravin.
L'hôpital l'a gardée neuf longs mois, côtes et mâchoires
cassées, un œil crevé, l'anus perforé, on n'a jamais
retrouvé les gars et elle a mûri des jumeaux.
Le bad-trip des jumeaux se changea en expérience de
jumelles.
Immédiatement Berta qui espérait une fille dans son
malheur, habilla les bébés en rose et se mit à catiner
dans les broderies, les lainages doux, les petites
blouses à frilles.
Se tirer un solitaire et retourner travailler à la Caisse
Populaire, où une grande rousse, aux yeux
effrontément bleus, perdue, la regarde d'une façon
non équivoque, où Laurie affronte tous les sarcasmes
des clients inter-caisse. Qui a déjà vu une banque
ensoleillée?
Elle côtoie certaines spécialistes du rôle-caissière.
La méchante Rita apostrophe les timides, les plaintifs,
le client mis à nu.
Sur toute la puissance de son tabouret, elle toise les
«revenus minimum», les épaves, les mères
monoparentales et leurs trâlées, les vieillardes qui
signent croche, les erreurs, les retards. La sévère
humiliation parce qu'ils devraient se serrer l'estomac
au lieu du cœur et sonne ses bagues dorées pour les
gras durs du lundi, du vendredi, ceux qui déposent
entre deux taxis, ceux aux billets jaune orange ou
bruns, ceux des transactions, les cartes négligemment
pitchées sur le comptoir.
Qu'ils attendent les anxieux, les hirsutes, ils défilent
comme la peur entre ses doigts grassouillets.
Berta impassive colle des restants de repas, des anses,
des assiettes cassées.
Au bourgeon délicat, elle pleure ses filles,
celles d'avant, celles qui suivent.
Aisselles rasées dans le rose punk des temps,
imperméables à fermoirs ou habillées hindoues.
Ils l'ont déjà appelée «Berta le malheur» parce qu'elle
tirait les sorts.
Les petites, elle les a toutes couchées dans ses bras.
Les fissures mijotent sous le cauchemar des drilles et
s'épandent pour l'aseptie.
Bobby-She-Millet
semi-nue elle parle à l'oiseau-mouche
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