Economie de la débrouille, de l’embrouille ou de la magouille ? «Yes, I can !». Intervenants sociaux dans le brouillard face à la débrouille








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P. Labbé / ARML Midi-Pyrénées / 18-01-2013 / V2 /

Economie de la débrouille, de l’embrouille ou de la magouille ? « Yes, I can ! ». Intervenants sociaux dans le brouillard face à la débrouille.

Philippe Labbé1

« L’idéal moderne, c’est de faire de sa vie ce qu’on veut.

En réalité, c’est ce qu’on fait quand il n’y a pas d’autre solution. »

Jean Baudrillard, Fragments. Cool Memories III. 1991-1995, 1995, Paris, Gallimard.
« Tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d'autres. »

George Orwell, La ferme des animaux, 1964, Paris, Gallimard.

« Yes, I can ! ». Pourquoi ce titre qui, s’il était décliné à la première personne du pluriel, évoquerait immanquablement le slogan du président des Etats-Unis réélu ? Pour trois raisons.
Tout d’abord, l’emprunt à une communication de Jean Gagné, « Yes, I can débrouille »2 , dont le propos s’intéresse aux « jeunes itinérants » québécois et où le chercheur tentait de comprendre « l'idée de la débrouillardise ou l'usage de stratégies non orthodoxes pour obtenir des biens ou des services utiles » et « comment un groupe marginalisé arrive à se construire une légitimité symbolique dans un univers hostile ».
Et puis il y a ce « I » - « Je » - qui correspond au singulier et, donc, vient contredire l’idée du « We » - « Nous » - hobahamien, mon hypothèse (au mieux), mon a priori (au pire), incitant à penser que, s’agissant de débrouille, l’intérêt individuel précède celui du groupe ou, plus exactement, le groupe n’est sollicité qu’à partir où il ne dessert pas l’individu… au même titre, d’ailleurs, qu’il vaudrait sans doute mieux parler de tactique que de stratégie. La stratégie appelle le moyen-long terme, la tactique est une adaptation immédiate à ce que le présent impose. La débrouillardise apparaît contrainte par le présent ; elle n’est qu’un substitut de projet ; elle bricole. Elle peut être raisonnable immédiatement même si elle semble aberrante à terme. Cependant – c’est un premier paradoxe, il y en aura d’autres – si le groupe est instrumentalisé au bénéfice de l’intérêt individuel, les pairs constituent une sphère rassurante – du moins dans un premier temps, avant d’être menaçante - de sociabilité, d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance… toutes choses que les jeunes en désinsertion n’ont précisément pas connu puisqu’un de leurs points communs est l’exclusion souvent scolaire.
Enfin, c’est « can » et non « want » : je peux ne signifie pas je veux. Autrement dit – seconde hypothèse -, la débrouille serait moins l’expression d’une volonté (« un projet de vie », dirait-on dans le monde des intervenants sociaux) que celle d’une nécessité faite vertu. Mais faire vertu signifie que la personne est agie par le système (et non « agit sur »)3, qu’elle intériorise son infériorité et qu’elle « fait avec », sans modifier le système mais en vivant dans celui-ci en s’aménageant des espaces – des « lieux habités par les hommes », selon Michel de Certeau – où elle pourra, vaille que vaille, évoluer, survivre. La débrouillardise n’est ni contestation – ce n’est pas la communauté ardéchoise post-soixante-huitarde réinventant un mode de vie en opposition à la société de consommation -, ni (encore) la construction d’un système déviant structuré, hiérarchisé, tel que la mafia. Mais de la débrouille à l’embrouille, du petit trafic au business, il y a peu, juste un saut qu’entraine un engrenage, celui de la socialisation endogamique, sans altérité, entre-soi… donc entropique. Je reviendrai là-dessus.
Eloge de la débrouille. De MacGyver…

Le débrouillard est sympathique. On l’imagine certes un peu désordonné, chiffonné, mais jamais en reste pour s’extirper de situations difficiles, un malin entre Gavroche et Poulbot. Le Dictionnaire de l’Académie française4 le définit comme « habile à se tirer d’affaire » et l’illustre par : « Ce garçon est débrouillard, il réussira dans la vie »… ce qui ne manque pas de piment alors que notre interrogation originelle part de jeunes qui, précisément, éprouvent des difficultés à s’insérer. Le paradoxe se renforce dès lors que l’on s’intéresse au verbe : « débrouiller », c’est « mettre de l’ordre dans ce qui est confus », « rendre intelligible » et, lorsque le verbe est mobilisé transitivement – « débrouiller quelqu’un » -, cela signifie « apprendre à se tirer d’affaire ». A la racine de débrouiller ou débrouillard, il y a brouille et brouillard : la fâcherie et l’imprécision, mais le préfixe « dé » formant le contraire évoque l’apaisement et la compréhension. Notons cependant, comme l’exprime la citation « ce garçon… », que la débrouillardise serait une qualité dès lors qu’elle concerne la jeunesse5 : on parlera rarement d’un adulte débrouillard mais plus facilement d’un « retors » ou d’un « magouilleur ».

Le débrouillard est un personnage habile et sa débrouillardise n’est pas sans rappeler la Mètis des Grecs anciens, sorte de bon sens combinant la ruse et l’intelligence du raisonnement à partir de l’autre de telle façon à imaginer ce qu’il ne voit pas et, ainsi, de le devancer.
Et condamnation de la débrouille. Aux frères Rapetou.

Le même dictionnaire ouvre une voie bien différente et même opposée avec le mot « débrouille » défini comme « art de se tirer d’affaire par tous les moyens » et l’illustrant ainsi : « Vivre dans la débrouille, vivre d’expédients ». « Tous les moyens », c’est-à-dire licites et, plus probablement, illicites ; quant à l’expression « vivre d’expédients », elle signifie avec ce pluriel « moyens indélicats ou illicites de se procurer de l’argent »6

En fait, la débrouille devient déviance dès lors qu’elle… a) n’est plus puérile ou adolescente ; b) n’est plus individuelle, car reprocherait-on à quelqu’un de s’en sortir, de « sauver sa peau » ; c) constitue un système permanent, stable : se débrouiller est acceptable, sinon remarquable, dans une situation donnée, temporellement définie (avec, donc, une fin) mais devient inacceptable en tant que mode de vie opposable au mode de vie « normal ».

Il semble difficile, à présent, d’éviter ce qu’en dit Howard S. Becker dans son ouvrage fameux Outsiders7
Outsiders et « entrepreneurs de morale ». La construction de la déviance.

Nous venons de parler de « normal », donc de normes. Celles-ci, rappelle Becker dès son introduction, « peuvent être édictées formellement par la loi » et « dans d’autres cas, elles représentent des accords informels, établis de fraîche date ou revêtus de l’autorité de l’âge et de la tradition. » L’applicabilité des premières revient à la Police et à la Justice, celle des secondes aux parents, collègues, voisins… et « entrepreneurs de morale », pour nous et ici, moins les croisés vertueux que leurs relais auprès de ceux désignés comme déviants : « Celui qui participe à ces croisades n’a pas seulement le souci d’amener les autres à se conduire « bien », selon son appréciation. Il croit qu’il est bon pour eux de « bien » se conduire. »

Un enseignement majeur de Becker s’exprime ainsi : « La déviance est une propriété non du comportement lui-même, mais de l’interaction entre la personne qui commet l’acte et celles qui réagissent à cet acte. » (p. 38) Autrement dit, vivre d’expédients n’est pas en soi une déviance mais le devient si les normes dominantes et leurs relais considèrent que c’en est une.
D’autre part, si, comme nous l’avons dit, de qualité la débrouillardise devient déviance avec l’âge, c’est parce que « En fait, on peut considérer l’histoire normale des individus dans notre société (et probablement dans toute société) comme une série d’engagements de plus en plus nombreux et profonds envers les normes et les institutions conventionnelles. » (p. 50)8 Ce qui est toléré, voire encouragé pour l’enfant « dégourdi » devient problème pour l’adolescent et post-adolescent (une marge de tolérance s’expliquant parce que c’est l’âge où l’on jette sa gourme) mais n’est plus acceptable pour l’adulte (dont on attend la conformité). Le marqueur, outre l’âge, est le rapport à l’argent : un enfant n’est jamais indépendant économiquement ; un adolescent peut commencer à l’être ; sauf exception (handicap), on attend d’un adulte qu’il le soit.
C’est pourquoi, ici, je considèrerai la débrouille dans son sens économique et non général. On pourrait en effet parler de jeunes qui se débrouillent, par exemple en trichant avec certaines normes. Ainsi un jeune, disposant d’une licence et sachant que l’éligibilité à une mesure s’arrête au baccalauréat (emploi d’avenir…), qui dissimule son réel niveau de formation se débrouille aussi, au même titre qu’un jeune déclarant une adresse en centre ville pour éviter de donner celle d’un quartier à mauvaise réputation. Dans le premier cas, la débrouille est une réponse à une norme édictée qui, discriminant positivement les moins dotés, discrimine négativement le jeune diplômé. Dans le second cas, la réponse est sans doute une tricherie mais elle est, on pourrait dire, « justifiée » en amont par le risque d’une discrimination, elle-même délictuelle9. On est à ce moment dans une stratégie de la débrouillardise et non dans une économie de celle-ci… même si cette stratégie servira économiquement.
Retenons qu’une (relative) tolérance s’exerce vis-à-vis de la jeunesse, période de vie considérée comme intrinsèquement excessive mais aussi provisoire (donc supportable : « il faut que jeunesse se passe », « si jeunesse savait »…), et que le statut de déviant est une construction sociale à laquelle participe, entre autres et même prioritairement (« La déviance {…} est toujours le résultat des initiatives d’autrui. » p. 186), celui ou celle en charge d’accompagner la socialisation. Or, si l’on s’intéresse aux conseillers de Mission locale, force est de constater que leur posture professionnelle se fonde sur l’idée que leur interlocuteur jeune est, sinon responsable, du moins à responsabiliser10, condition sine qua non d’un projet d’insertion autonome et d’un contrat social (« être acteur de son projet »). On peut donc imaginer que, face à un comportement socialement considéré comme déviant comme celui de vivre dans une économie parallèle, le conseiller aura tendance à réorienter le jeune vers une activité elle « normale »… cette réorientation revenant à considérer l’exercice de l’économie parallèle comme déviant et, subséquemment, à juger comme tel le jeune qui s’y livre.

Quelques précisions sémantiques.

Les expressions pour cette économie de la débrouille sont nombreuses : économie souterraine, parallèle, non marchande, non monétaire, de survie, travail au noir, travail dissimulé, non déclaré…

La notion la plus large, l’économie souterraine, recouvre…

  • Les activités légales réalisées illégalement, par exemple le travail au noir ;

  • Les activités prohibées, telles les fraudes fiscales, les trafics ;

  • Enfin les activités conventionnellement exclues de la sphère productive comme le travail domestique, l’entraide.

Se débrouiller peut ainsi être se faire aider pour repeindre sa cuisine mais aussi rémunérer un artisan sans le déclarer ou vendre du shit au bas d’une tour.

Pour la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes, la débrouille est une « forme de trafic local ou des banlieues destinée à faire face à des situations de précarité ou à compléter des revenus insuffisants. La débrouille consiste en travail au noir ponctuel (ménage, petites réparations), commerce informel (ventes sur les marchés, dans le métro, en porte-à-porte), petits trafics de survie (ferrailleurs, trafic de denrées périmées), etc. Elle se distingue du « business » qui se pratique en réseaux mieux organisés et procure à ses auteurs des revenus plus importants… »11 Observons, peut-être avec étonnement (la DGCCRF a une âme…), la philosophie finalement assez tolérante de cette administration : « faire face à des situations de précarité » et « compléter des revenus insuffisants » apparaissent logiques sinon excusables…
L’économie de la débrouille c’est également vivre avec son temps et, de la sorte, user (ou abuser) des réseaux. On parle d’ailleurs d’économie en réseau, celle-ci reposant sur le web : Le Bon Coin, Zéro Gâchis12… Ainsi s’exprime Diouldé CHARTIER, directeur d’un cabinet d’études qui a mis en place un « observatoire système D »: « Le phénomène est beaucoup plus massif que nous le pensions. Son développement est reflété par le succès spectaculaire de sites d’échanges comme Le Bon Coin, Super-Marmite13 ou Airbnb14. Les gens revendent leurs objets, proposent leurs services, sous-louent leur appartement, s’échangent des tuyaux, s’entraident… Cette économie de réseau est générée par la crise mais aussi, plus généralement, par l’augmentation du nombre de « ruptures » dans la vie des Français… Des décalages temporels de plus en plus importants ont lieu entre les rentrées d’argent et les dépenses : il faut les gérer. Seuls l’entraide, la débrouille, le peer-to-peer, le système D permettent de faire face. »15

A titre d’illustration, le 15 janvier 2012, 2 349 offres d’emploi étaient déposées sur Le Bon Coin pour la seule région Midi-Pyrénées, dont 97 le jour même… Rappelons que Pôle emploi ne capte que 14% du marché des recrutements…
Selon que vous serez puissant ou misérable

Avec la débrouille, on pense spontanément aux jeunes et/ou aux pauvres… mais quid d’une organisation, d’une institution qui recrute en stage, pour 436,05 €/mois, un consultant bac + 5 « école supérieure de commerce/Sciences Po’ », parce qu’elle n’a pas les moyens de rémunérer un salarié ? Elle se débrouille… sans doute contrainte, plaidera-t-elle, faute de financements, mais elle alimente la machine à essorer de la précarité et affecte les comptes sociaux de la Nation… A titre d’illustration, cet article16 réagissant à une offre de stage s’adressant à un jeune disposant a minima d’un niveau de formation bac + 5, rémunéré en-dessous du RSA, en charge d’études sur la « responsabilité sociétale de l’entreprise » (sic) et présentant de nombreuses qualités dites « comportementales »… dont l’humilité ! « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »17
Le coût de l’économie non déclarée.

Selon la Commission européenne, en 1998, l’économie souterraine représentait entre 7 et 16% du PIB de l’Union européenne, soit entre 7 et 19% du total des emplois déclarés. A l’échelle européenne, trois groupes de pays peuvent être considérés :

  • Les pays dits « opaques » (25-40% PIB) : Grèce, Italie, Lettonie, Estonie.

  • Les pays « transparents » (5% du PIB) : pays scandinaves, Pays-Bas, Irlande, Autriche.

  • Les pays à mi-chemin (7 à 14%) : France, Allemagne, Royaume-Uni.

Le noyau dur de ce qui est aussi appelé « l’informalité » est constitué de trois catégories d’activités :

  • Les services à la personne tels que le baby-sitting, l’assistance informatique, les cours particuliers, la réparation des appareils ménagers et des automobiles, l’entretien de logement…

  • L’agriculture.

  • Le tourisme, la restauration et le bâtiment.

On sait que, pour la première catégorie, la stratégie du gouvernement a été d’officialiser ces activités en professionnalisant les services à la personne et en concevant le chèque emploi service universel (CESU) et que, d’autre part, des initiatives citoyennes rejointes par certaines collectivités ont promu les systèmes d’échanges locaux (SEL) avec parfois des monnaies alternatives (le « SOL Violette » à Toulouse, par exemple18)
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