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Chapitre 11 La Cfao dans le développement africain (1914-1940) Les équipes élargies et renouvelées à travers le phénomène de relève générationnelle doivent valoriser le portefeuille de savoir-faire constitué avant la guerre. Mais la croissance de l’économie ’’moderne’’ en Afrique noire et la poussée de la concurrence constituent autant de défis à la société, qui doit prouver sa capacité d’adaptation aux mutations de son environnement commercial tout en résistant aux aléas conjoncturels. 1. Le développement du marché de la Cfao Les débouchés commerciaux s’étendent en Afrique grâce aux commandes des administrations et de l’armée, à l’installation d’Européens, à l’élévation du niveau de vie de plusieurs strates de la population locale et enfin à cause de l’urbanisation, qui crée une économie de marché d’un nouveau type dans beaucoup de pays, aussi ’’informelle’’ soit-elle parfois. Les progrès sanitaires sont complétés par l’esquisse d’une stratégie de mise en valeur de l’agriculture vivrière, la « politique du ventre plein » du gouverneur Carde, bien que les résultats en soient contrastés. Mais le lecteur habitué aux grandes entreprises industrielles doit être conscient, pour apprécier les données quantitatives concernant la Cfao, que ses débouchés potentiels restent modestes. En 1936, l’Aof ne compte que 14,7 millions d’habitants, et l’ensemble de la Côte française (avec l’Aef, le Togo, le Cameroun) quelque 22 millions seulement, malgré l’intégration des deux territoires récupérés des Allemands. La majorité des Africains conserve un niveau de vie très inférieur aux moyennes européennes1. Les exportations du Nigeria, estimées en 1935 à douze millions de livres, ne constitueraient que 12 % des ventes de la seule Afrique du Sud. La population des villes2 elle-même ne connaît pas encore l’explosion de l’après-1945. A. La Cfao profite de l’intensification des communications Le seul espoir d’expansion des affaires passe par l’intensification du commerce, et donc par l’essor des communications, pour continuer le désenclavement des campagnes, élargir l’emprise du commerce moderne et unifier peu à peu le marché intérieur de chaque territoire colonial. Or la guerre a suspendu l’équipement de l’Aof ; l’argent de l’emprunt de l’Aof en 1913 n’a pas été dépensé pour les ports et les voies ferrées prévus ; celles-ci n’ont pas été entretenues et requièrent de gros travaux de réfection ; l’administration locale, en Aof et dans chaque territoire, semble trop démunie pour soutenir un vaste programme de mise en valeur de la Côte ; le port de Dakar est incapable d’accueillir le trafic souhaitable. Une philosophie du développement, de la « mise en valeur », est heureusement définie par le ministre Albert Sarraut en 1920, dont le Plan devient désormais la référence des pouvoirs publics, même si son application est moins passionnée que le discours qui l’a formulé3. Peu à peu, toutefois, sa réalisation fragmentaire contribue à améliorer les moyens de communication en l’Aof. Le relais est assuré par les « travaux d’outillage économique » que la prospérité des années 1928-1930 suscite – près de 116 millions et 233 millions sont ainsi prévus en Aof pour les années 1928 et 1929 – et par la loi Maginot de 1931 qui organise les « grands travaux » dans les colonies, par une série d’emprunts étalés dans les années 1930, qui rassembleraient pour la seule Aof plus de trois milliards de francs courants en 1931-1939, en particulier pour des chantiers portuaires, routiers et ferroviaires. Dès 1919, la Cfao milite pour que le chemin de fer Kayes-Thiès soit édifié, pour que soit raffermie la jonction entre le Sénégal et son hinterland soudanais, propre à revivifier la place de Dakar, dont elle éprouvait le plafonnement avant-guerre, en desserrant le garrot de la concurrence. Bohn rencontre les parlementaires, le président du Conseil et le ministre des Colonies, et il participe activement à la campagne parlementaire qui débouche sur le vote victorieux de l’été 1920 : les 665 km du Thiès-Kayes s’ajoutent en 1923 aux 555 km du Kayes-Koulikoro achevés en 1906, tandis que le port de Dakar bénéficie d’amples investissements en 1924-1934 et que celui de Kaolack reçoit des améliorations en 1928-1932, tandis que la ligne ivoirienne s’allonge en 1933 sur 800 km quand elle atteint Bobo-Dioulasso – entre-temps, plus à l’Est, l’État fait construire le fameux Congo-Océan qui ouvre en 1934. Au total, l’Aof est forte d’un réseau de 3 300 km en 1934, ce qui stimule le commerce : en Côte d’Ivoire, le trafic du chemin de fer bondit de 15 000 tonnes en 1908 à 326 000 tonnes en 1938, ce qui amplifie le rôle de Port Bouet, le second wharf lancé, en 1932, dans le pays après celui de Grand Bassam en 1901 : son trafic dépasse celui de Grand Bassam en 1930-1931. Après Dakar, Conakry, Sierra Leone, Accra, un nouveau pôle commercial se développe autour d’Abidjan, sacrée capitale de la colonie en 1933 : plus de 1 600 navires accostent en Côte d’Ivoire en 1937. Le wharf de Cotonou bouscule lui aussi Grand Bassam et accède au troisième rang de l’Aof en 1932. L’environnement économique de la Cfao est ainsi considérablement amélioré : la Côte s’ouvre mieux à ses commerçants. B. La ramification des réseaux commerciaux de la Cfao Malgré son effort d’implantation le long de la Côte et des voies ferrées, la Compagnie souffre de fortes lacunes dans ses installations, par exemple le long du Niger, dans sa boucle ou au Nigeria4 et admet y avoir été trop « timorée » avant-guerre. La stratégie commerciale de la société, concentrée sur le demi-gros et sans crédits, s’avère aléatoire dans les pays anglais où les concurrents étalent leurs réseaux : « Notre infériorité provient surtout du nombre élevé de factoreries dont la concurrence dispose dans un rayon de 150-200 milles autour de Lagos. Elle draine ainsi les affaires d’une région très riche en oléagineux et cacao, très peuplée et où nous ne sommes installés que dans trois centres. Il s’y ajoute, pour une part, les ventes à crédit faites par certaines maisons, dont G.B. Ollivant. Cette dernière firme, qui a pris la tête du commerce des tissus, a des découverts très élevés, dont le remboursement est aléatoire. » « Le petit nombre de nos factoreries ne nous permet de participer que pour une proportion relativement faible aux transactions si importantes de cette colonie. Cette part diminue : 4,6 % en 1919, 2,48 % en 1921. »5 De même, en Gold Coast, la Compagnie n’effectue que 1 % des exportations du territoire, face à 6 à 8 % des importations, car « nous ne sommes installés que quatre à cinq points, alors que les achats se font dans un très grand nombre de localités, par les soins de maisons anciennement établies »6. a. Un essaimage continu du réseau commercial Dès la période de guerre, l’essaimage des organes commerciaux de la Compagnie se poursuit. Le programme lancé en 1910-1912 est réalisé : le comptoir de Port-Harcourt ouvre en 1915 ; des factoreries se dressent au Nigeria (Zaria, par exemple, en 1915), en Gold Coast, au Dahomey. Puis, dans les années 1920, la Compagnie accentue sa présence le long des voies ferrées (au Sénégal) et dans le Sahel, le long du Niger ou à Bobo Dioulasso (1925). Le départ (forcé) des Allemands allège la concurrence : la société revient alors au Liberia – à Monrovia en 1915, où les firmes allemandes tenaient les trois quarts du commerce libérien – et prospecte le Togo : ses opérations y débutent dès avril 1920 à Lomé. L’expansion conjoncturelle l’éperonne : pendant les seules années 1928-1929 et 1929-1930, elle inaugure une cinquantaine de factoreries et boutiques7 ! b. La Cfao vers le creux du Golfe de Guinée Le Nigeria attire particulièrement la Compagnie : « Il paraît hors de doute que c’est en Nigeria que nous avons, pour le moment, le plus à faire pour nous développer. Nous n’y avons que quatre comptoirs et une douzaine de factoreries. Pourtant, cette colonie a une population qui était, en 1921, de 19 millions d’habitants, c’est-à-dire autant que toutes les colonies de l’Afrique occidentale réunies. Son mouvement commercial est en énorme développement et promet un essor encore plus considérable lorsque le programme des travaux en cours aura été réalisé. »8 Le Centre-Est (Oshogbo en 1919), « la partie comprise entre la voie ferrée de Lagos à Kano et le Niger qui échappe à notre action, spécialement la région riche et peuplée que comprennent les provinces de Warri [un comptoir s’y implante en 1930] et Benin et la partie occidentale d’Onitsha », l’Est (comptoirs de Port-Harcourt en 1915 et de Calabar en 1927) sont peu à peu pénétrés. La Compagnie bouleverse ses traditions lorsqu’elle décide de participer au commerce de l’Afrique équatoriale. Pourtant, en novembre 1918 encore, Bohn rejetait l’idée de partir à la conquête du Cameroun et du Congo belge, mais il est vrai que la firme manquait alors des hommes nécessaires et que la conjoncture était incertaine. En Afrique centrale, elle débarque dès 1920 au Cameroun (Douala), puis glisse vers le Sud en 1933, avec des comptoirs à Libreville et Port-Gentil au Gabon, et à Pointe Noire au Congo français. Elle achète un immeuble à Léopoldville en 1934 et lance donc ainsi un défi aux firmes liées à la Société générale de Belgique et à Unilever, qui y sont déjà puissantes9. Au-delà de l’opportunité camerounaise procurée par la défaite allemande, il semble bien que ce soit la crise des années 1930 qui porte l’entreprise à s’enraciner plus à l’Est, comme si elle éprouvait le besoin d’élargir son champ d’action pour compenser le ralentissement de la croissance à l’Ouest. Mais les archives manquent pour reconstituer le cheminement logique qui préside à ce choix stratégique : la taille du Congo belge (avec une population équivalant à plus de la moitié de celle de l’Aof) et son potentiel de développement semblent des justifications évidentes. En tout cas, la dépression ne paralyse pas la mobilité géographique de la Compagnie qui, tout au long des années 1930, poursuit son essaimage, tant à l’Ouest qu’à l’Est, et ses investissements : construction ou agrandissement de hangars, de garages, de factoreries, de magasins à produits et à essence, etc. À lire les documents, l’on ne se rend pas compte d’un ralentissement économique tant elle chemine avec constance. Aussi, en 1939, la Cfao déploie son réseau de 421 comptoirs et factoreries dans dix-sept pays (avec la future Haute-Volta). Les deux fleurons sont la Gold Coast, qui domine avec 78 organes commerciaux, et le Sénégal (73), qui l’emporte si l’on y intègre la Casamance (23) au fonctionnement plutôt autonome. Le Nigeria (47), la Côte d’Ivoire (47), la Gambie (30), la Guinée10 (22), le Sierra Leone (21) restent des bastions, mais le Dahomey (20) et le Cameroun (17) les ont rejoints. Le Sahel est encore modeste : trois au Haut-Sénégal et Niger ; six au comptoir de Bobo Dioulasso (Haute Volta), rattaché à la Côte d’Ivoire. Les nouvelles conquêtes de la société complètent son rayonnement, au Togo (six), au Congo belge (six), au Gabon (cinq), au Congo français (trois) et au Liberia (un). La progression depuis 1919 est impressionnante, de 88 agences et factoreries principales à 421 ; en englobant tous les établissements de 1914 (avec les sous-factoreries), le bond représente presque un triplement de la densité du réseau, de 148 à 421. 2. La Cfao encore plus dans la compétition commerciale La Compagnie maintient sa fidélité au libre commerce, mais voit la compétition s’aviver. A. Limiter la concurrence : les ententes Pendant la guerre, elle a admis la nécessité de participer à des « ententes », par exemple au Sierra Leone ou au Nigeria – où elle obtient 6,5 % du marché dans le district de Lagos et 4 % pour sa colonie. Mais, dès 1919, elle s’en dégage et se réjouit de voir ses achats de produits devenir « beaucoup plus actifs ». Une entente renaît dans la zone de Port-Harcourt, mais son sort est heurté, ce qui conduit la Compagnie à en rejeter le principe en 1921, tout comme en Gambie11. Puis des accords partiels sont signés pour les achats de produits, en Gambie en 1923, en Guinée espagnole et au Sherbro (22 % pour la Compagnie)12 (Sierra Leone) en 1924, dans la région de Kano en 1924 pour les arachides (7,5 % pour la Compagnie), en Côte d’Ivoire pour le cacao en 1927, en 1929 en Gambie, en Casamance et Sénégal (arachides), en Gold Coast et Côte d’Ivoire (cacao) et au Cameroun (tous produits). Toutefois, aucune entente globale ne se met en place, valable de façon durable et pour tous les produits, même dans un seul pays. Lorsque les Anglais proposent une entente générale pour les palmistes et l’huile de palme en avril 1930, avec un comité exécutif siégeant à Liverpool, la Compagnie refuse de s’y associer, parce que les Britanniques n’admettent pas de partager le pouvoir de décision. Pour les marchandises, les rares accords se dissolvent vite, comme celui de la Sierra Leone, qui dure trois mois au début de 1927 ; la crise semble expliquer l’entente limitée à la seule Sierra Leone – elle semble y subsister encore en 1939 sous le patronage d’un Sierra Leone merchandise agreement committee – et Gold Coast entre les maisons anglaises, la Scoa et la Cfao en juin 1934, mais elles ne parviennent pas à conclure pour le Nigeria. L’on ressent donc une propension des maisons de négoce à restreindre la concurrence et à signer des ententes, en particulier dans les années 1920 où la course aux produits s’avive tant la demande semble forte chez les industriels. L’on ne peut conclure cependant à un « accaparement » des achats par des trusts omnipotents. En effet, les ententes qui se multiplient sont éphémères et ne contrôlent que des fragments de marché, un ou deux produits la plupart du temps. Les marchandises semblent échapper, pour l’essentiel, à toute entrave à la concurrence. La crise des années 1930 ne suscite pas de mouvement vers l’organisation du marché, dès lors que les maisons ne se hâtent plus d’acheter des produits et n’ont donc plus à surenchérir pour séduire les traitants. La compétition est parfois rognée, mais elle semble conserver toute sa vigueur. B. Une concurrence épanouie La Cfao se refuse à cantonner ses efforts de déploiement dans les bastions désormais classiques des contrées proches du fleuve Sénégal ou des « rivières du Sud », en Guinée notamment. Elle a défini une ’’stratégie multi-pays’’ (ou multi-colonies) et se veut une société de négoce multinationale, même si ce qualificatif est anachronique pour l’époque. Déjà formée aux méthodes commerciales britanniques par son métier d’acheteur – par le biais des bureaux d’achat en Angleterre –, elle ambitionne d’être aussi compétitive que ses consoeurs britanniques et dans leurs propres fiefs13. Rappelons que l’accord de 1898 fait des contrées du Niger une zone commerciale régie par le principe de « la porte ouverte ». a. La concurrence dans les territoires anglais Au Nigeria, la pénétration de la Cfao se heurte à la résistance de ses rivales britanniques, qui tentent de l’enrayer en érigeant des ententes – comme l’accord (« combine ») conclu entre John Holt, Ollivant et l’Aetc – qu’elle se refuse à cautionner. A Port-Harcourt, elle résiste en 1916 à la pression des firmes anglaises qui souhaiteraient limiter sa percée en l’insérant dans un cartel d’achat des produits. Lorsqu’elle lorgne vers l’Est du Nigeria en 1922, elle hésite, tant une combinaison entre Millers, African Traders et Aetc semble solide ; de même, en 1931, l’Agent d’Onitsha se plaint d’une entente entre Holt, Ollivant et Uac : « L’entente aux achats avec partage existe réellement entre les trois maisons […], la politique suivie par le trio étant de laisser faire les achats par une seule maison, les autres s’effacent et font les achats à leur tour sur d’autres points […]. Inutile de vous dire que l’on nous mène la vie dure. Il y a quelques jours, l’Uac payait 4/6 la mesure, alors que nous ne pouvions faire que 4/1 pour l’huile, d’où achats nuls. Croyant que nous avions arrêté, le prix fut ramené à 4/1 puis 3/9 qui étaient la parité de vos dernières cotations. Ces prix nous permirent de faire 45 ponchons, mais l’Uac, s’étant aperçue du nombre de ponchons, releva le prix à 4/1 […]. Dès que les achats [de la Cfao et de la Scoa] paraissent un peu importants, le prix remonte immédiatement chez l’Uac […]. La place est donc nette à Onitsha pour l’Uac, qui reste la seule à contrôler les transactions des produits. »14 L’Uac tente aussi d’éliminer la compagnie de navigation Elder Dempster du trafic sur le Niger, afin de détenir le monopole des flottilles fluviales et d’évincer les maisons françaises qui recourent à elle. « Nous venons d’apprendre que les trois maisons Uac, G.B. Ollivant et Holt se seraient entendues pour les marchandises. Afin d’éviter toute concurrence désastreuse, certaines marchandises […] auraient un prix fixé par un comité sur place et […] on spécialiserait l’attribution des dites marchandises […]. Évidemment, dans l’établissement d’un pareil plan, on tient compte de l’élimination complète de la concurrence des maisons indépendantes, et nous ne croyons pas que les dites maisons aient l’intention de se laisser étrangler. » Heureusement, Jurgens et Uac se livrent à une « lutte violente pour l’achat des produits », jusqu’à ce que la fusion entre Jurgens et Lever (qui a racheté Uac) sonne leur rapprochement en 1929. Une fois affirmée sa position de principe en faveur de sa stricte indépendance stratégique, la Compagnie entretient cependant des relations détendues avec ses collègues. Elle participe ainsi au rachat des deux plus importantes sociétés allemandes séquestrées au Nigeria, par un consortium d’une demi-douzaine de firmes15 : par cette implication dans cette affaire, elle montre qu’elle fait partie de la communauté du négoce nigérian. Toutefois, elle bataille contre de solides concurrentes, comme Lever (Mac Iver) et l’Aetc. Celle-ci aiguise son mordant : elle achète Hatton & Cookson en 1919 et débarque ainsi au Cameroun, au Gabon et au Congo ; elle s’installe même en 1920 à Dakar. Ollivant rachète Tangalakis (forte au Nord-Nigeria et en Gold Coast) en 1918 et s’implante au Togo. Même les sociétés allemandes16 retrouvent le chemin de la Côte anglaise dès 1921 et la société suisse Utc y est elle aussi fort active17. |