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EDUCATION NATIONALE : QUE FAIRE ? COLLOQUE DES 20 ET 21 MAI 2016 SYNTHESE DES SESSIONS 3 ET 4 L’EDUCATION NATIONALE ; QUE FAIRE ? Une situation très critique Dans notre pays, dont elle représente le premier budget, l’éducation nationale est dans une situation particulièrement critique. Nous avons certes un côté brillant, qui donne des résultats, des Prix Nobel, des médailles Fields, d’excellentes filières de formation. Mais notre école se situe à la 25ème place du classement PISA (Program for international student assessment) qui, tous les trois ans, évalue les élèves de 15 ans dans le monde entier ; nos résultats en mathématiques sont particulièrement décevants. Les flottements actuels sur les programmes et les méthodes sont sans doute liés à l'ébranlement des traditions et à l'incertitude où nous sommes des qualités à espérer de la femme et de l'homme de demain. Mais ces facteurs n’expliquent pas le désastre actuel. Notre système ne fonctionne que pour 50% des élèves ; 25% sont en situation de décrochage et sortent de l’école sans qualification. Dans les années 1970, des vraies réformes avaient été réalisées, avec l’instauration du collège unique et la promotion de l’enseignement technique. Puis la première cohabitation a opté pour le statu quo en matière éducative, marquant le début de la paralysie de l’action publique. Depuis, nous sommes bloqués, alors que les autres pays occidentaux réagissent, comme en témoigne le succès des écoles anglo-saxonnes dû à la promotion des aptitudes managériales. Plusieurs explications sont avancées :
Dans l’enseignement supérieur, il faudrait préciser les principes d’orientation dans les filières. Sans doute faudrait-il créer des numerus clausus, à condition de les gérer d’une manière moins stupide qu’en médecine, où nous manquons maintenant de spécialistes dans plusieurs domaines importants. Certaines filières (notamment commerciales ou professionnelles) qui sont en expansion sont payantes. On en parle peu et pourtant elles exigent que les familles déboursent des sommes considérables. Sont-ce les prémisses d’une privatisation progressive de l’enseignement ? Education et psychanalyse Dans le sillage du Comité Freud, des éminents spécialistes de la psychanalyse ont participé à nos travaux, ce qui nous a conduits à comparer l’éducation et la psychanalyse. Du point de vue de leurs démarches respectives, les deux disciplines semblent s’opposer profondément. La psychanalyse cherche à stimuler les processus de mentalisation (par opposition aux processus d’apprentissage), en particulier la mentalisation des activités psychiques régressives comme le travail de rêve. Dans les cures qu’elle propose, la règle fondamentale consiste à laisser la parole suivre son cours spontanément ; il s’agit de libérer le double sens du discours, c’est à dire sa fonction de représenter la vie psychique inconsciente, par rapport aux contraintes du processus secondaire (ou processus intellectuel) ; c’est un acte mental régressif du point de vue de l’éducatif. A l’inverse, l’éducation cherche à développer les capacités de renoncement à certaines satisfactions, au service d’un idéal d’acquisition culturelle. Elle requiert la retenue ; pour prendre un exemple familier, elle impose de penser avant de parler, alors que la cure psychanalytique exige l’inverse. Cependant, éduquer et psychanalyser peuvent se complèter. L’éducation fournit des matériaux qui seront aussi utilisés par le psychisme pour réaliser ses missions régressives (jeux, imaginaire, rêves…) La psychanalyse, en s’appliquant à rendre plus efficientes les activités psychiques, favorise les possibilités d’éducation. Les deux disciplines participent donc à la construction et au développement du psychisme pour installer les capacités à investir le monde, l’une en soutenant les possibilités de renoncement, l’autre en exploitant l’enrichissement des voies régressives. La psychanalyse nous permet aussi de comprendre qu’a priori le processus d’éducation peut aller soit du côté de la maîtrise (qui débouche sur une rationalité instrumentale, sur une emprise technique), soit du côté du soin (qui vise à émanciper). Nos sociétés ont unanimement choisi la première voie, entraînant une sacralisation de la technique. Elles ont retenu des solutions techniciennes pour traiter les problèmes humains, transformant progressivement le soin, l’éducation, la culture, la justice, l’information, le travail social… en dispositifs de contrôle et de normalisation. Les modes d’évaluation – quantitatifs, procéduraux et formels – fabriquent des conformismes et permettent à la religion du marché de s’introduite dans tous les secteurs du savoir. La rationalisation technico-administrative de tous les métiers correspond à une prolétarisation généralisée de l’existence car, lorsque Marx parle des prolétaires, il ne se limite pas à la condition matérielle ; il vise aussi les professionnels dont le savoir-faire et le savoir-être se trouvent confisqués par les exigences de la machine. La situation qui en résulte est bien résumée par cette formule de Jean-François Lyotard : « Dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut, mais incorrigible : d’en fait perdre ». Bien entendu, de nombreux domaines en dehors de l’éducation mériteraient d’être enrichis par la psychanalyse ; on peut citer le cas du journalisme pour lequel elle constitue une nouvelle frontière à franchir car elle permet d’aller au-delà des apparences et de traverser le miroir. D’une manière plus générale, il est difficile d’agir efficacement dans les communautés de travail sans avoir la moindre ouverture sur les apports de la psychologie et de la psychanalyse ; malheureusement, l’enseignement de ces deux disciplines est insuffisamment actualisé et de nombreuses filières, même parmi les plus prestigieuses, les négligent totalement. Le transfert Toute croissance psychique se fait par le détour d’un autre dont le sujet considère, à tort ou à raison, qu’il a la capacité de favoriser ses aspirations à progresser. Ce transfert est un acte mental prometteur, ouvert sur les potentialités d’avenir, mu par les propensions de la psyché à se déployer, à grandir. Il y a transfert d’autorité, au sens où une autorité est octroyée à un autre et permet de construire une identification au service de certaines acquisitions. Le transfert d’autorité, qui est familier aux spécialistes de la psychanalyse, intervient aussi dans l’éducation. Platon l’évoquait déjà dans son Théétète : « Ceux qui s’attachent à moi font tous des progrès merveilleux. Et il est clair comme le jour qu’ils n’ont jamais rien appris de moi et qu’ils ont eux-mêmes trouvé en eux et enfanté beaucoup de belles choses. Mais s’ils en ont accouché, c’est grâce au dieu et à moi. » Tous les apprentissages reposent sur ce transfert d’autorité, qu’il s’agisse des règles de socialisation, des instruments de la connaissance ou de l’émergence des valeurs morales. Cette vision optimiste est assez bien adaptée au cas de personnes éduquées, pour lesquelles régresser en deçà de l’éducatif a une signification conflictuelle et entraîne un certain degré de résistance. Mais on rencontre des logiques pulsionnelles qui ont échappé à l’éducation et se révèlent hors conflit de régression. Relativisons notre propos. Les notions de travail et d’autorité convoquent le renoncement et la douleur liés aux efforts à fournir. De ce fait, elles sont attaquées et celui qui incarne l’autorité, qui devient plus ou moins un objet de haine. C’est pourquoi l’autorité s’accompagne le plus souvent d’un infantile, la moquerie. Mais des incorrections plus graves peuvent apparaître : la dérision (difficile à supporter quand elle exploite nos humaines faiblesses), l’arrogance, le défi, la désinvolture, l’agression etc. Le transfert d’autorité devient alors de plus en plus difficile à assumer. S’ensuit la tentation de se défausser, de glisser soit vers la démagogie d’une relation fraternelle symétrique, soit (à l’inverse) vers un autoritarisme sans issue, soit vers la démission totale. Mais il faut rappeler que l’autorité ne vient pas du statut du psychanalyste ou de l’enseignant ; elle vient de celui qui en a besoin pour faire son cheminement de croissance. Moralement, nul n’a donc le droit de se défausser de la responsabilité que les patients ou les enfants (et leurs familles) lui ont confiée. Nous nous efforcerons maintenant de répondre à la question suivante : « Qu’attendons-nous de l’éducation nationale ? ». Dans le désordre, nous citerons quelques objectifs importants en suggérant des axes de progrès. 1 – Transmettre des expériences de vie Beaucoup diront que l’objectif premier de l’éducation, c’est de transmettre des valeurs et certains d’entre nous préciseront qu’il s’agit des valeurs du siècle des Lumières. Mais on ne transmet pas les valeurs en les faisant apprendre comme on apprend l’alphabet ou les tables de multiplication. On ne peut transmettre les valeurs qu’en les incarnant et en témoignant d‘expériences de vie. Pour y parvenir, il faut avoir à la fois le goût de la parole et le sens du réel, et donner libre cours à la voix poétique, à la voix du rêve, à la voix de l’idéal. J’ai personnellement réalisé l’importance de cette démarche lorsque, de 1962 à 1964, j’étais élève à Polytechnique. Des personnalités prestigieuses du monde de l’industrie, du monde de la recherche ou de la haute fonction publique venaient nous donner des conférences sur leurs expériences professionnelles. Leurs chemins étaient extrêmement différents, mais leur idéal était le même : servir l’intérêt général, le bien public. Cet idéal constituait le critère suprême dans les phases de doute qui marquent tout parcours de vie. Je n’ai ai pas la certitude –loin de là !– que les personnalités qui occupent aujourd’hui des fonctions comparables témoigneraient du même attachement à l’intérêt général ; mais ces conférences ont laissé en moi et en beaucoup de mes camarades une empreinte profonde. Aujourd’hui, de nombreuses expériences de vie mériteraient d’être partagées et, dans cette perspective, le monde de l’éducation devrait s’ouvrir sur l’extérieur. Il pourrait accueillir dans les classes des lycées et des collèges des personnes qui, quel que soit leur niveau de responsabilité, sont fortement engagées dans la vie professionnelle, dans la vie associative ou dans les activités de loisirs, et qui ont envie de partager leur passion avec des plus jeunes. Je donnerai, à cet égard, un exemple récent que nous avons vécu, Emile Malet et moi, dans le cadre d’une soirée consacrée au dialogue interreligieux. L’imam Hassen Chalghoumi et le rabbin Moche Lewin nous ont expliqué qu’avec un ami pasteur ils avaient créé une association au titre de laquelle ils intervenaient dans les établissements scolaires de certaines communes jugées difficiles du 93 pour parler de leur foi et des relations entre les différentes religions. Et les orateurs de conclure : « Si les jeunes nous rencontrent et nous entendent parler de notre foi et de nos différences, avec la plus grande franchise, mais dans un respect mutuel absolu, ils perdent l’envie de proférer les insultes de sale juif ou de sale arabe. » 2 – Bien comprendre pour mieux anticiper Face à tout événement ou à toute décision, considérer indissociablement les conséquences immédiates, les conséquences à court terme, les conséquences à moyen terme et les conséquences à long terme constitue sans doute l’un des fondements de la lucidité. Et c’est un enjeu majeur pour toute entité, depuis l’individu isolé jusqu’aux organisations les plus complexes. Dans ce domaine, ma première expérience personnelle remonte à la fin des années 1970. J’avais alors la chance de travailler sous les ordres d’un ministre qui était un grand manager, Monsieur Yvon Bourges. Le ministère de la défense conduisait alors un grand nombre de programmes majeurs ; tous faisaient appel aux technologies les plus avancées et chacun s’étendait sur plus de dix ans. Leurs déroulements étaient inévitablement marqués par des événements difficiles à prévoir : restrictions budgétaires, défaillance d’un partenaire industriel ou financier, difficultés techniques, troubles sociaux, tensions internationales, accidents etc. Les conséquences de ces événements, aux différents horizons temporels, étaient analysées systématiquement et intégrées :
La Délégation générale pour l’armement était allée plus loin encore dans ce souci de cohérence en confiant ces quatre activités à une même équipe (sous-direction plans-programmes-budget). Nous disposions donc en permanence, pour chaque programme, à horizon de 15-20 ans, d’un calendrier des décisions à prendre et d’un échéancier des dépenses cohérent avec les ressources prévisibles. La vision partagée de ces différents éléments permettait aussi d’ajuster au mieux la pratique du management. A l’opposé de cette rigueur et des bons résultats qu’elle a entraînés, je citerai la politique énergétique de notre pays, telle qu’elle est conduite depuis plus de dix ans ; le récent colloque de Passages sur l’avenir du nucléaire français a montré que, faute d’avoir pris et de prendre en temps voulu les décisions nécessaires, nous allions prochainement nous heurter à un mur de dépenses difficile à franchir. Cet exemple illustre un immense problème de gouvernance : Comment préparer le long terme, comment préparer l’avenir du pays, alors que la sphère médiatico-politique limite notre vision aux prochaines élections présidentielles ? Ce type de défi n’est pas l’apanage des états ou des grandes organisations. Il est, depuis longtemps, lancé à chaque ménage, à chaque individu, dans la gestion de son propre budget. Nombreux sont les événements qui peuvent entraîner des dépenses imprévues. Il faut faire la distinction entre celles qui pourront être absorbés sans peine grâce aux revenus attendus, celles qui nécessitent des opérations financières plus ou moins importantes et celles qui exigent de modifier les modes de vie. Il faut comprendre pour anticiper, faute de quoi on risque de vivre des situations difficiles ; le fléau du surendettement en apporte quotidiennement la preuve Citons aussi l’éducation thérapeutique, qui résulte d’une évolution de la médecine vers le développement de la responsabilisation et de l’autonomie du patient. D’Hippocrate au XXème siècle, l’objectif était essentiellement de soigner le malade et sa maladie ; le patient était totalement soumis à l’emprise du médecin et au diktat du corps médical. Mais une ère nouvelle s’est ouverte où, de plus en plus, chaque individu (en liaison avec ses proches) est appelé à prendre en main sa propre santé, à en devenir un acteur véritable. Il doit notamment avoir la libre décision concernant le choix des options thérapeutiques, en particulier au plan chirurgical. A cette fin, il faut lui apporter, avec le tact et le sens de la mesure nécessaires, l’ensemble des connaissances et des informations lui permettant de gérer au mieux sa vie avec la maladie. L’éducation thérapeutique sera d’autant plus efficace que chacun de nous sera capable d’interpréter les signaux que son corps lui envoie et qui permettent d’anticiper l’apparition ou l’évolution d’une éventuelle maladie. L’éducation nationale nous aidera fortement si elle nous a formés à bien comprendre pour mieux anticiper et si l’enseignement des sciences de la vie nous a apporté les bases nécessaires. 3 – Comprendre, apprécier, valoriser le cadre de vie dont nous avons hérité Nous sommes français, nous vivons en France ; nous partageons les mêmes paysages, le même environnement naturel ; nous sommes à proximité des mêmes monuments, des mêmes œuvres d’art. Toutes ces merveilles sont constitutives du cadre de vie que nous avons reçu en héritage commun. L’éducation doit développer notre gourmandise vis-à-vis de ce patrimoine ; elle doit nous en faire percevoir la beauté, nous rendre capables de l’aimer, de le protéger et de partager les émotions qu’il suscite en nous, transcendant ainsi toutes nos tendances au communautarisme. Elle peut aussi se servir de cet exemple concret pour former les élèves à l’écologie. Dans cette perspective, la géographie peut jouer un rôle important. Elle est souvent éclipsée par une certaine prédominance de l’histoire. Or l’histoire est en partie consacrée à transmettre une épopée nationale à laquelle les élèves issus de l’immigration n’ont qu’une faible probabilité d’adhérer ; elle risque donc de désunir. A l’inverse, la géographie peut unir car elle consiste largement à enseigner l’espace de la vie commune. Notre pays est un territoire de rencontre et les espaces vécus tissent un réseau de connivences unissant les hommes. On peut se rassembler sur cette vivante diversité qui fait l’être de la France. Il faut susciter auprès des élèves la gourmandise géographique, dire la France avec des mots qui donnent envie de la connaître et de l’aimer. Si elle contribue à cet objectif, l’école primaire ne se limitera pas à l’apprentissage des fondamentaux (lire, écrire, compter) ; elle sera le lieu fondateur du vivre ensemble. 4 – Satisfaire le besoin de croire, le désir de savoir et les aspirations idéalistes Freud a mis au cœur de l’expérience intérieure le lien à l’autre, le besoin et le désir, le besoin de croire et le désir de savoir. Le besoin de croire est l’aube du lien ; ce n’est jamais que le besoin d’aimer et d’être aimé. Croire, c’est donner son cœur en attente de restitution. La question religieuse, dont l’importance doit être soulignée, exige une approche psychique et analytique qui n’exacerbe pas les passions. Aux XIXème et XXème siècles, l’enthousiasme idéologique révolutionnaire avait pris le relais de la foi ; il avait déporté la pulsion de mort dans l’ennemi de classe et réprimé la liberté de croire et de savoir. Le totalitarisme a mis fin à cette utopie. Mais la révolution freudienne nous permet de nous adresser aux logiques intimes qui opèrent dans l’expérience religieuse et de les transvaluer. Le besoin de croire satisfait, on est capable de savoir. Le plus souvent, l’enfant est un questionneur et l’adolescent est un croyant qui a besoin d’idéaux. Si cette quête d’idéal n’est pas reconnue par lui et par les autres, il entre dans une maladie d’idéalité qui se traduit en actes d’autopunition, de vandalisme, de destruction, et risque d’aboutir à une désorganisation psychique profonde. La maladie d’identité se répand aujourd’hui, entraînant des catastrophes sociopolitiques et des nouvelles formes de mal extrême qui se développent dans le monde globalisé. Elle se propage particulièrement parmi les adolescents, profondément déçus qu’on ne réponde à leurs aspirations viscérales que par des préceptes sommaires et des valeurs purement utilitaristes ; et la morale laïque est prise au dépourvu. Mais, d’autre part, il semble y avoir dans le monde un retour du besoin de croire et du religieux. C’est pourquoi il faut prendre au sérieux l’enseignement des sciences des religions (l’enseignement du fait religieux, selon la terminologie habituelle, quelque peu dévalorisante), en l’adaptant à tous les échelons de l’édifice scolaire. Connaître et problématiser l’histoire et les préceptes religieux contribuera à contrer la propagande intégriste et son habillage idéologique. 5 – Développer le raisonnement logique et l’esprit critique Il s’agit d’abord d’apprendre à trouver les failles d’un raisonnement, ce qui doit notamment permettre d’éviter que les citoyens, notamment les plus jeunes, ne se laissent séduire, convaincre, embrigader, fanatiser, radicaliser par des arguments sommaires qui font essentiellement appel à des pulsions de haine et de mort. Dans la vie professionnelle, ce sont évidemment les idées novatrices qui sont à l’origine des progrès les plus substantiels ; encore faut-il qu’une telle idée ait suffisamment mûri dans l’esprit où elle a germé. A ce stade, l’analyse critique, objective et rigoureuse permet d’apprécier la validité et l’originalité de l’idée, et surtout de préciser le domaine et les conditions dans lesquelles elle pourra être mise en œuvre de façon pertinente. La structuration logique qui résulte de cette étude de faisabilité facilitera l’exposé et la transmission de l’idée novatrice puis l’adhésion des personnes impliquées. Cette démarche se retrouve, sous sa forme la plus noble, dans la recherche scientifique. Là, plus encore qu’ailleurs, comprendre est une activité créatrice qui passe par une recréation mentale du monde et de la réalité, Ce n’est pas l’observation qui fait progresser la science ; c’est l’interrogation sur l’observation qui conduit à la formulation progressive de conjectures, lesquelles seront ensuite évaluées et sélectionnées grâce à l’expérimentation. Dans les cas les plus remarquables, on aboutira à l’établissement de lois universelles (associées à une expression mathématique) qui (peut-être) permettront d’identifier des phénomènes nouveaux. Le raisonnement logique et l’esprit critique sont évidemment indispensables pour formuler ces conjectures, concevoir les expérimentations, analyser les résultats et définir le domaine d’application. 6 – Enseigner le réel, sans masquer les difficultés de la vie On présente des très belles théories sur le fonctionnement de l’entreprise dans une vision quelque peu utopique, masquant une réalité douloureuse : Une grande partie du temps professionnel est consacrée à gérer la jalousie, la compétition interne, la méchanceté (et aussi à remplir des formulaires !) et non pas à exercer l’activité dont on avait rêvé. Il faut faire prendre conscience aux jeunes de ce qu’est la vraie vie dans une communauté de travail ; mais comment le dire sans les décourager, sans mettre le projecteur sur des obstacles qui peuvent paraître infranchissables ? Si on leur explique simultanément, comme l’affirment certains auteurs, que la finalité première de l’entreprise, c’est de créer de la valeur pour les actionnaires, l’échec est garanti. En revanche, si on leur montre que l’objectif réel, c’est de réaliser des produits ou de fournir des services de grande qualité pour satisfaire les clients et contribuer au bien public, alors ils comprendront que le personnel peut en tirer une légitime fierté qui les aidera à dépasser les inévitables mesquineries liées aux imperfections de chacun. Peut-être même comprendront-ils que le partage de la fierté est un puissant moteur du management. D’une manière plus générale, il serait utile de transmettre aux jeunes cette idée fondamentale que l’imperfection de l’homme fait aussi sa grandeur parce qu’elle lui donne la possibilité de progresser. Les références ne manquent pas pour appuyer cette affirmation ; elles peuvent émaner de personnalités extrêmement différentes comme Paul de Tarse (« Ma puissance donne toute sa mesure dans ma faiblesse ») ou Honoré de Balzac (« Un homme n’est bien fort que quand il s'avoue ses faiblesses »). 7 – Former à la complexité des systèmes Lors du dernier forum mondial du développement durable, nous avons souligné que, dans les systèmes actuellement réalisés, il y a une interpénétration croissante de techniques diversifiées, dont la complexité augmente, tant en elles-mêmes que par leurs interconnexions. Cette évolution justifie pleinement que l’approche systémique se soit largement développée au cours des dernières décennies ; rappelons que cette approche privilégie l’étude des relations entre les éléments, qu’elle est plus centrée sur la finalité que sur la causalité, plus prospective que déterministe, et qu’elle fait largement appel à la modélisation. En fait, nous sommes face à un paradoxe. Nous avons découpé l’enseignement scientifique en disciplines, estimant que tout n’est pas dans tout et que ce découpage nous permettrait une compréhension plus facile de la réalité. Ce n’était pas faux, mais la réalité en montre aujourd’hui les limites. Ce n’est pas nécessairement en associant des spécialistes de la systémique et des spécialistes des différents éléments que nous créerons les compétences de généralistes dont nous avons besoin. Il y a là un immense défi que le vernis diffusé par les formations pluridisciplinaires ne permet pas de relever. L’une des voies pourrait être de donner à des personnes qui en ont les capacités des formations de haut niveau dans deux domaines différents (ou plus). Prenons l’exemple du rôle des mathématiques en médecine. Elles sont à l’origine de progrès considérables aux plans technique et thérapeutique :
L’imagerie médicale computationnelle permet de concevoir des algorithmes de traitement des images médicales afin d’en extraire l’information cliniquement pertinente et de la présenter au médecin dans un cadre unifié et intuitif. Elle peut l’aider dans le diagnostic, puis dans la planification et la conduite de l’intervention thérapeutique ; elle offre la possibilité d’apprécier en temps réel le déroulement d’interventions chirurgicales, de mettre en évidence les anomalies ou les erreurs et de les corriger immédiatement. Elle permet aussi de construire un modèle numérique du patient pour simuler l’évolution d’une pathologie ou l’effet d’une thérapie. Enfin, elle donne un outil de simulation qui permet aux praticiens de s’entraîner aux gestes chirurgicaux qu’ils auront à accomplir. Face à cette situation, l’enseignement des mathématiques dans les facultés de médecine n’est pas cohérent ; il est trop développé s’il s’agit de former à l’exercice médical, mais très insuffisant si les bio-ingénieurs doivent s’en contenter. C’est donc une très bonne idée d’établir des passerelles qui permettent à des personnes qui ont fait des études poussées de mathématiques, notamment à Polytechnique ou à Normale supérieure, de s’orienter vers la médecine, d’autant plus que les mathématiciens-médecins qui en sont issus s’orientent plus vers la recherche que vers le métier de praticien. Comparons avec le rôle des mathématiques en économie. La modélisation est devenue plus complexe quand on a réalisé que les individus ne sont pas toujours rationnels et que l’intérêt général n’est pas la somme des intérêts particuliers. La modélisation et la simulation aident à faire des prévisions, sans qu’on puisse leur faire une confiance totale (car le nombre de variables est considérable et certains événements peuvent entraîner une rupture avec le passé). Les évolutions récentes s’appuient sur :
La situation des facultés de sciences économiques est très différente de celles des facultés de médecine ; les mathématiques y sont largement enseignées et constituent un outil de sélection pour les étudiants comme pour les enseignants-chercheurs, Mais on est allé trop loin en ce sens ; la formation à la dimension sociale de l’économie apparaît aujourd’hui comme le parent pauvre. En conclusion… En poursuivant la réalisation de ces sept objectifs, on peut préparer l’avenir de l’individu en l’aidant à se construire, à être l’acteur véritable de sa propre vie. Nous touchons ainsi à la finalité-même de l’éducation ; ceci nous conduit à exprimer notre inquiétude concernant l’enseignement de l’éthique, dont l’importance croît du fait de la disparition de l’influence des religions, mais qui est très insuffisant, surtout dans les filières scientifiques. Or plus les sciences et les techniques progressent, plus on a besoin de se rattacher à des considérations éthiques ; les problèmes posés par les manipulations génétiques en fournissent un exemple frappant. Il faut, d’autre part, sortir de la schizophrénie ambiante qui se manifeste dans les éternels débats entre le réel et le virtuel, entre le laïc et le religieux, entre les humanités et l’informatique… Il nous faut trouver des entre-deux qui permettent à la fois de traiter les problèmes éducatifs d’aujourd’hui et de transmettre ce qui, dans notre patrimoine, donne l’excellence. Mais cette excellence doit être fécondée par les apports de nos partenaires et nous devons sortir du champ national de l’éducation pour nous tourner davantage vers l’Europe. Il faut d’ailleurs souligner que le vieux continent nous présente une large panoplie de modèles éducatifs entre lesquels la pratique plus systématique du benchmarking s’avérerait très utile. Pour terminer, tournons-nous vers les enseignants qui ne doivent pas se défausser et qui sont exhortés à affronter le réel, à affronter les conflits. C’est extrêmement difficile. Mais le professeur ne vient pas seul ; il est accompagné de sa matière et de la passion qu’elle lui inspire. Il est là pour être contagieux, c’est-à-dire pour transmettre. Enseigner, c’est apprendre l’amour de l’être et du possible, chacun avec sa passion, chacun avec sa langue (la langue mathématique, la langue littéraire, la langue philosophique, la langue géographique etc.), chacun sur ses points d’étonnement et d’émerveillement. |