8 …l’écriture ça m’intéresse puisque je pense qu’historiquement c’est par des petits bouts d’écriture qu’on est rentré dans le Réel à savoir qu’on a cessé d’imaginer, que l’écriture petites lettres, des petites lettres mathématiques c’est ça qui supporte le Réel. Mais - bon Dieu ! - comment ça se fait ? J’ai franchi - comme ça - quelque chose qui me semble, disons vraisemblable :
je me suis dit que l’écriture ça devait toujours avoir quelque chose à faire avec la façon dont nous écrivons le nœud.
Il est évident qu’un nœud ça s’écrit comme ça couramment :
 Ça donne déjà un S, c’est-à-dire quelque chose qui a tout de même beaucoup de rapport avec L’instance de la Lettre,
telle que je la supporte. Et puis ça donne un corps, un corps vraisemblable à la beauté.
Parce qu’il faut dire que il y avait un nommé HOGARTH qui s’était beaucoup interrogé sur la beauté,
et qui pensait que la beauté, ça avait toujours quelque chose à faire avec cette double inflexion :
 C’est une connerie, bien entendu. Mais enfin, ça tendrait à rattacher la beauté à quelque chose d’autre qu’à l’obscène, c’est-à-dire au Réel. Il n’y aurait en somme que l’écriture de belle. Ce qui… pourquoi pas ? Bon ! Mais revenons à Stephen, qui commence aussi par un S. Stephen c’est JOYCE en tant qu’il déchiffre sa propre énigme.
Il ne va pas loin. Il ne va pas loin parce qu’il croit à tous ses symptômes. Ouais… C’est très frappant. Il commence par… Il commence ! - il a commencé bien avant : il a crachoté quelques petits morceaux, des poèmes même… Les poèmes, c’est pas ce qu’il a fait de mieux. Ma foi, il croit à des choses. Il croit à la « conscience incréée de sa race ».
C’est comme ça que ça se termine, Le Portrait de l’Artiste comme - considéré comme - un jeune homme.
Il est évident que ça va pas loin. Mais enfin, il termine bien. Ouais ! Il y a Old Father, 27 Avril…
c’est la dernière phrase du Portrait of an Artist - of the Artist ! - vous voyez, j’ai fait le lapsus, hein !
Portrait d’un Artiste, as a Young Man, alors qu’il se croyait The Artist
…« Old father, old artificer, stand me now and ever in good stead » 9: « Tenez-moi au chaud d’alors et de maintenant ». C’est à son père qu’il adresse cette prière. Son père qui justement se distingue d’être - bof - ce que nous pouvons appeler un père indigne, un père carent, celui que dans tout Ulysses il se mettra à chercher sous des espèces où il le trouve à aucun degré.
Parce que il y a évidemment un père quelque part qui est BLOOM, un père qui se cherche un fils,
mais Stephen lui oppose un « très peu pour moi », après le père que j’ai eu, j’en ai soupé : plus de père !
Et surtout que ce BLOOM, ce BLOOM en question n’est pas tentant. Mais enfin, il est singulier qu’il y ait cette gravitation entre les pensées de BLOOM et de Stephen qui se poursuivent
pendant tout le roman, et même au point que le ADAMS…
dont le nom respire plus de juiverie que BLOOM
…que le ADAMS soit très frappé de certains petits indices qu’il découvre. Qu’il découvre singulièrement comme étant par trop invraisemblable d’attribuer à BLOOM une connaissance de SHAKESPEARE que manifestement il n’a pas. Une connaissance de SHAKESPEARE qui d’ailleurs n’est pas, n’est pas du tout forcément la bonne.
Quoique ce soit celle que Stephen ait. Parce que c’est supposer à SHAKESPEARE des relations avec un certain herboriste qui habitait dans le même coin que SHAKESPEARE à Londres.
Et que malgré tout ça c’est vraiment pure supposition. Que la chose vienne à l’esprit de BLOOM est quelque chose qu’ADAMS souligne, souligne comme dépassant les limites de ce qui peut être justement imputé à BLOOM. À la vérité il y a tout un chapitre…
qui est celui dont je vous ai parlé : Surface or Symbol
…il y a tout un chapitre où il ne s’agit strictement que de ça. C’est au point qu’il culmine dans un Blephen…
puisque tout à l’heure j’ai fait un lapsus : Blephen et Stoom
…Blephen et Stoom qui se rencontrent dans le texte du Ulysses, et qui montrent manifestement que c’est pas seulement du même signifiant qu’ils sont faits, c’est vraiment de la même matière. Ulysses, c’est le témoignage de ce par quoi JOYCE reste enraciné dans son père tout en le reniant, et c’est bien ça qui est son symptôme. J’ai dit qu’il était le symptôme. Toute son œuvre en est un long témoignage. Exiles, c’est vraiment l’approche de quelque chose qui est pour lui, enfin, le symptôme, le symptôme central,
dont bien entendu ce dont il s’agit c’est du symptôme fait de la carence propre au rapport sexuel. Mais cette carence ne prend pas n’importe quelle forme. Il faut bien que cette carence prenne une forme.
Et cette forme c’est celle de ce qui le noue à sa femme, à ladite Nora pendant le règne de laquelle il élucubre les Exiles, les Exilés comme on l’a traduit, alors que ça veut aussi bien dire les Exils. Exils, il ne peut pas y avoir de meilleur terme pour exprimer le non-rapport. Et c’est bien autour de ce non-rapport que tourne tout ce qu’il y a dans Exiles. Le non-rapport c’est bien ceci : c’est que, il y a vraiment aucune raison pour que « Une femme entre autres » il la tienne
pour sa femme, que « Une femme entre autres » c’est aussi bien celle qui a rapport à « n’importe quel autre homme ».
Et c’est bien de ce n’importe quel autre homme qu’il s’agit dans le personnage qu’il imagine et pour lequel - à cette date
de sa vie - il sait ouvrir le choix de l’Une femme en question, qui n’est autre dans l’occasion que Nora. Le portrait qu’il a fini à l’époque, celle que j’évoquais à propos de « la conscience incréée de sa race » à propos de laquelle
il invoque « l’artificer » par excellence que serait son père. Alors que c’est lui « l’artificer », que c’est lui qui sait ce qu’il a à faire.
Mais qui croit qu’il y a une conscience incréée d’une race quelconque. En quoi c’est une grande illusion.
Qui croit aussi qu’il y a un book of himself. Quelle idée de se faire être un livre ! Ça ne peut venir vraiment qu’à un poète rabougri. À un bougre de poète. Pourquoi ne dit-il pas plutôt qu’il est un nœud ? Ulysses, venons-en là : qu’on puisse l’analyser, car c’est sans aucun doute ce que réalise un certain CHECHNER…
comme ça, pendant que je rêvais, j’ai cru qu’il s’appelait Checher, c’était plus facile à écrire.
Non, il s’appelle CHECHNER, c’est regrettable. Il n’est pas « Checher » du tout
…il s’imagine qu’il est analyste. Il s’imagine qu’il est analyste parce qu’il a lu beaucoup de livres analytiques…
c’est une illusion assez répandue, parmi les analystes justement
et alors, il analyse Ulysses. Ça donne, ça fait une impression absolument terrifiante…
contrairement à Surface and Symbol
…cette analyse d’Ulysses. Exhaustive naturellement ! Parce qu’on ne peut pas s’arrêter quand on analyse un bouquin, n’est-ce-pas ? FREUD quand même n’a fait là-dessus que des articles, et des articles limités.
D’ailleurs, mis à part DOSTOÏEVSKI, il n’a pas - à proprement parler - analysé de roman.
Il a fait une petite allusion à Rosmersholm d’IBSEN, mais enfin il s’est contenu. Ça donne vraiment l’idée que l’imagination du romancier, je veux dire celle qui règne dans Ulysses est à jeter au panier.
C’est pas du tout - d’ailleurs - quelque chose qui soit mon sentiment. Mais il faut tout de même s’obliger à y ramasser dans cet Ulysses quelques vérités premières. Et c’est ce que j’abordais à propos de l’énigme. Voilà ce qu’à ses élèves propose le cher JOYCE,
JOYCE sous les espèces de Stephen, comme énigme. C’est une énonciation : The cok crew
Le coq cria
The sky was blue
Le ciel était bleu
The bells in heaven
Les cloches dans le ciel
Were striking eleven
Etaient sonnant onze heures
T’is time for this poor soul
Il est temps pour cette pauvre âme
To go to heaven
D’aller au paradis Je vous donne en mille quelle est la clé, quelle est la réponse. C’est celle qu’après - bien sûr - que toute
la classe ait donné sa langue au chat, JOYCE fournit : The fox burrying His grand’motherUnder the bush,
c’est : « le renard enterrant sa grand-mère sous un buisson ». Ça n’a l’air de rien, mais il est incontestable que, à côté de l’incohérence de l’énonciation…
dont je vous fais remarquer qu’elle est en vers, c’est-à-dire que c’est un poème, que c’est suivi, que c’est une création
…qu’à côté de ça, ce fox, ce petit renard qui enterre sa grand-mère sous un buisson, est vraiment une misérable chose, hein ! Ouais… Qu’est-ce que ça peut avoir comme écho pour, je ne dirai pas bien sûr pour les gens qui sont dans cette enceinte, mais pour ceux qui sont analystes ? C’est que l’analyse, c’est ça ! C’est la réponse à une énigme.
Et une réponse - il faut bien le dire, par cet exemple - tout à fait spécialement conne.
C’est bien pour ça que : il faut garder la corde. Je veux dire que si on n’a pas l’idée de où ça aboutit la corde,
au nœud du non-rapport sexuel, on risque de bafouiller. Le sens - Ah il faudrait que je vous montre ça - le sens résulte d’un champ entre l’Imaginaire et le Symbolique, cela va de soi, bien sûr. Parce que si nous pensons qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, tout au moins pas de jouissance de cet Autre de l’Autre, il faut bien que nous fassions la suture quelque part. Ici nommément : entre ce Symbolique qui seul s’étend là,
et cet Imaginaire qui est ici. Bien sûr, ici, le petit( a), la cause du désir. Ouais… Il faut bien que nous fassions quelque part le nœud.
Le nœud de l’Imaginaire et du savoir inconscient, que nous fassions ici, quelque part, une épissure :
 Tout ça pour obtenir un sens. Ce qui est l’objet de la réponse de l’analyste à l’exposé par l’analysant,
tout au long de son symptôme : quand nous faisons cette épissure, nous en faisons du même coup une autre, celle ici :
entre précisément ce qui est symptôme et le Réel.
 C’est-à-dire que, par quelque côté, nous lui apprenons à épisser - avec deux s - à faire épissure entre son sinthome
et le Réel parasite de la jouissance, ce qui est caractéristique de notre opération. Rendre cette jouissance possible, c’est la même chose que ce que j’écrirai : « j’ouis-sens ».
C’est la même chose que d’ouïr un sens. C’est de suture et d’épissure qu’il s’agit dans l’analyse.
Mais il faut dire que les instances, nous devons les considérer comme séparées réellement :
Imaginaire, Symbolique et Réel ne se confondent pas. Trouver un sens implique de savoir quel est le nœud, et de le bien rabouter grâce à un artifice.
Faire un nœud avec ce que j’appellerai une chaî-nœud borroméenne, est-ce qu’il n’y a pas là abus ? C’est sur cette question - que je laisserai pendante - que je vous quitte. J’ai pas laissé le temps à ce cher Jacques AUBERT…
à qui je comptais confier le crachoir pendant le reste de la séance
…de vous parler maintenant. Il est temps que nous nous séparions, mais la prochaine fois, étant donné ce que j’ai entendu de lui…
puisqu’il a eu la bonté de m’appeler vendredi par téléphone
…étant donné ce que j’ai entendu de lui, je crois qu’il pourra, sur ce qu’il en est du BLOOM en question…
à savoir - mon Dieu - de quelqu’un qui n’est pas plus mal placé qu’un autre
pour piger quelque chose à l’analyse, puisque c’est un juif
…que sur ce BLOOM, et sur la façon dont est ressentie la suspension, entre les sexes, celle qui fait que le nommé BLOOM ne peut que s’interroger s’il est un père ou une mère, c’est quelque chose qui fait le texte de JOYCE. Ce qui assurément a mille irradiations dans ce texte de JOYCE, c’est à savoir qu’au regard de sa femme,
il a les sentiments d’une mère, il croit la porter dans son ventre et que c’est bien là, somme toute,
le pire égarement de ce qu’on peut éprouver vis-à-vis de quelqu’un qu’on aime. Et pourquoi pas ! Il faut bien expliquer l’amour, et l’expliquer par une sorte de folie c’est bien la première chose qui soit
à la portée de la main. C’est là-dessus que je vous quitte, et que j’espère que pour cette séance d’entrée, vous n’avez pas été trop déçus. 20 Janvier 1976 Table des matières
AUBERT
Il doit vous apparaître…
je le suppose, si vous n’êtes pas trop arriérés pour ça
…il doit vous apparaître que je suis embarrassé de JOYCE comme un poisson d’une pomme. C’est lié évidemment…
je peux le dire parce que je l’éprouve, ces jours-ci, journellement
…c’est lié évidemment à mon manque de pratique, disons à mon inexpérience de la langue dans laquelle il écrit. Non pas que je sois totalement ignorant de l’anglais. Mais justement, il écrit l’anglais avec ces raffinements particuliers
qui font que la langue - anglaise en l’occasion - il la désarticule. Il faut pas croire que ça commence à Finnegan’s Wake.
Bien avant Finnegan’s Wake, il a une façon de hacher les phrases, dans Ulysses notamment. C’est vraiment un processus qui s’exerce dans le sens de donner à la langue dans laquelle il écrit, un autre usage,
un usage en tout cas qui est loin d’être ordinaire. Ça fait partie de son savoir-faire, et là-dessus j’ai déjà cité l’article
de SOLLERS, il ne serait pas mauvais que vous en mesuriez la pertinence. Alors, il en résulte que ce matin je vais laisser la parole à quelqu’un qui a une pratique bien au-delà de la mienne,
non seulement de la langue anglaise, mais de JOYCE, de JOYCE nommément. Il s’agit de Jacques AUBERT. Et je vais - pour ne pas m’éterniser - je vais tout de suite lui laisser la parole, puisqu’il a bien voulu prendre mon relais.
Je l’écouterai avec toute la mesure que j’ai prise de son expérience de JOYCE.
Je l’écouterai, et j’espère que les réflexions petites, n’est-ce pas…
je ne lui conseille pas d’abréger, bien loin de là
…les réflexions petites que j’aurai à y ajouter seront faites, avec tout le respect que je lui dois pour le fait qu’il m’ait introduit
à ce que j’ai appelé « Joyce le Sinthome ». Venez Jacques, mettez-vous là.
Intervention de Jacques AUBERT
En juin dernier, LACAN a annoncé que JOYCE se trouverait dans son cheminement.
Le fait que je sois ici aujourd’hui ne signifie nullement que je me trouve sur ce chemin royal, n’est-ce pas.
Il faut tout de suite préciser que je suis plutôt sur les accotements…
et en général - vous savez pourquoi - on les signale les accotements
…et que c’est plutôt des propos « à la cantonnier » que vous allez entendre. Il faut que je remercie Jacques LACAN de m’avoir invité à produire un travail bâclé.
Bâclé, je précise donc : un travail pas bouclé, pas bouclé du tout.
Pas bien fait et pas, disons articulé trop bien sur ce qu’il en est des nœuds. D’un autre côté, je voudrais indiquer que ce que je vais vous dire part d’un certain sentiment que j’ai eu de ce qui
se faufilait dans le texte de JOYCE - dans certains textes de JOYCE - en certains points qu’il s’agissait semblait-il,
de quelque chose que JOYCE faufilait. Et cette conscience du faufil m’amène justement à ne pas insister
sur ce qui pourrait faire, au contraire, pièce définitive. Pour situer le point dont je suis parti - par accident - il faut que je dise qu’il s’agit très didactiquement…
je dis très didactiquement
…qu’il s’agit d’un petit bout de Circé, d’un petit bout d’échange dans Circé, ce chapitre qu’on a appelé a posteriori Circé, d’Ulysse, et qui est le chapitre - dit-on - « de l’hallucination », dont l’art dit-on, est la magie, mais la catégorie : l’hallucination. Des éléments dont il est trop tôt pour assigner le statut reviennent des chapitres précédents.
Il s’agit de personnages, bien sûr, vrais ou fictifs. Il s’agit d’objets. Il s’agit de signifiants.
Mais ce qui est intéressant aussi, c’est la manière dont ça revient, la manière dont ça - manifestement - a à voir avec
la parole, avec une parole. C’est signalé dès le début, puisque les deux premiers personnages, si j’ose dire, sont les appels et les réponses qui marquent bien cette dimension-là, dimension qui est développée dans la forme, si j’ose dire, du chapitre, par une écriture ostensiblement dramatique. Donc, une dimension de la parole et en définitive, des sortes d’instauration de lieux d’où ça parle. L’important est que ça parle, et ça part, dans tous les sens, que tout peut y être impersonné…
pour reprendre un terme que nous allons rencontrer tout à l’heure
tout peut personner dans ce texte-là. Tout peut être occasion d’effet de voix au travers du masque. C’est une de ses fonctions, le détail d’une de ses fonctions, disons peut-être simplement le fonctionnement,
un fonctionnement, de l’une de ses fonctions que j’ai cru distinguer tout près du début du chapitre,
dans un échange entre BLOOM et celui qui est censé être son père : Rudolph, mort depuis dix-huit ans. Alors je vous lis le passage, le bref échange en cause. Il se trouve dans l’édition française page 429,
dans l’édition américaine page 437. Rudolph a surgi d’abord comme Sage de Sion. Il a un visage qui est celui…
nous dit-on, dit une indication scénique
…qui est celui d’un Sage de Sion. Et après différents reproches, quelques reproches à son fils, il dit ceci: « Qu’est-ce que tu fais dans ce place ici, et ton âme, quoi tu fais avec ? » Il est censé justement ne pas bien manier la langue anglaise : originaire de Hongrie, il est censé ne pas avoir le maniement de la langue anglaise. Il tâte le visage inerte de BLOOM avec des griffes tremblantes de vieux gypaète. « N’es-tu pas mon fils, Léopold, petit-fils de Léopold ?
N’es-tu pas mon cher fils Léopold qui a quitté la maison de son père
et qui a quitté le Dieu de ses pères, Abraham et Jacob ? » Alors ce qui se passe à première vue ici - pour le lecteur d’Ulysse - c’est un phénomène décrit, à plusieurs reprises
par BLOOM lui-même, sous l’expression de « arrangement rétrospectif ». Retrospective arrangement c’est un terme qui revient assez souvent dans les, disons pensées de BLOOM, tout au long du bouquin. Et alors cet arrangement rétrospectif, le lecteur ne peut manquer d’y être sensible. Il ne peut manquer d’être sensible au fait qu’il s’agit d’un arrangement à partir d’une citation favorite du père, citation d’un texte littéraire ayant eu, selon toute apparence, certains effets sur lui. Et ce texte-là se trouve page 75, dans l’édition française. Voici le texte de la page 75 : « La voix de Nathan ! La voix de son fils ! J’entends la voix de Nathan qui laissa son père mourir de douleur et de chagrin dans mes bras, qui abandonna la maison de son père et le Dieu de son père ».
On voit que ce qui revient est légèrement différent. Mais avant de dégager cette différence, je voudrais indiquer ce que me paraissent être les effets de ce « revenir différent » sur BLOOM. Que répond-il ? Que répond-il dans l’épisode de Circé ? Il répond ceci - je vous donne d’abord la phrase, le francais : « BLOOM : (prudent) Je crois que oui, Père. Mosenthal. Tout ce qui nous reste de lui. » [Ulysse p. 429] Et alors, je vais ici écrire le texte anglais de cette phrase: « BLOOM : (with precaution) I suppose so. Mosenthal. All that’s left of him. » Le texte anglais dit : with precaution, BLOOM prudent, c’est précisément une fonction de BLOOM, décrit tout au long… enfin dans une bonne partie d’Ulysse, comme le prudent. Le prudent, c’est son côté qui est à demi Ulysse…
parce qu’Ulysse c’est pas simplement ça
…et il est décrit à plusieurs reprises, dans un langage un peu inspiré de la Maçonnerie :
The prudent member, le membre prudent. Et c’est dans sa fonction de membre prudent que nous le trouvons ici. Et le membre prudent dit :
I suppose so, je le suppose… et non pas : « je crois que oui », dit la traduction française
…je suppose ainsi, je sous-pose ainsi, je suppose quelque chose pour répondre à cette question, n’est-ce pas : n’es-tu pas mon fils ? Donc je sous-pose de la sorte, ce qui en principe renvoie à ce qu’a dit le père, mais qui tout à coup, dès lors que l’on suit
le texte, prend une autre figure. Car, immédiatement nous avons cet arrêt, cet arrêt marqué par ce que les Anglais,
les anglo-saxons, appelle « period », quelque chose qui fait période, un point qui n’est pas de suspension mais de suspens, et un point à partir duquel surgit MOSENTHAL, à nouveau ponctué, à nouveau mis en période. Autour de ce nom propre, justement, quelque chose s’articule, et se désarticule en même temps.
Quelque chose s’articule et se désarticule de la sous-position annoncée. Quelle est donc cette… ce suppôt ? Quelle est donc - plus nettement - cette fonction de sous-pot, de suppôt de MOSENTHAL?
Ici, dans ce contexte, il rapporte, il a pour fonction ce signifiant, de rapporter la parole du père à l’auteur d’un texte, à l’auteur précisément, du texte qui vient d’être évoqué par le père. Mais on voit bien que, dans sa brutalité, ce signifiant fait plus opacité qu’autre chose. Et on est amené - le lecteur est amené - à dégager,
à retrouver de quelle pensée ceci fait renvoi, de quel déplacement, dans quel déplacement ce signifiant est impliqué. Déplacement, il y en a un qui est évident, c’est que dans le texte…
le texte disons « premier », celui des Lotophages, celui de la page 75-76
…le nom en question - le nom de l’auteur - figure avant la citation.
Ici, il est en position de signature. Il est en position de signature et il est en position également, de réponse.
C’est très tentant ! c’est très bien, puis c’est Moïse, n’est-ce pas, alors ça fait plaisir. Mais si on a à l’esprit…
comme toujours, n’est-ce pas, on a toujours ça à l’esprit parce qu’on passe son temps à relire
…la place qui était celle de MOSENTHAL dans le premier texte, on trouve que là, c’était une réponse déplacée
à une question sur l’existence du vrai nom. Une question qui elle-même n’arrivait à se formuler que d’une manière éloquemment vacillante. Et il faut que j’inscrive ici une autre phrase qui est précisément la question à laquelle Mosenthal répondait, était censé répondre : « What is this the right name is ? By Mosenthal it is. Rachel is it ? No. » Alors, pour faire bonne mesure, j’ai mis la suite qui a quand même un certain intérêt aussi, peut-être. Mosenthal…
même si un germanique qui connaît son argot y entend autre chose, à un tréma près
…Mosenthal, c’est le nom d’une pièce de théâtre, le nom de l’auteur d’une pièce de théâtre dont BLOOM essaie de retrouver, de retraduire le titre original allemand, qui est en fait un nom de femme, un nom juif de femme, un nom qui n’a pas été gardé en anglais. C’est une curiosité : il s’agit d’un mélodrame qui avait pour titre « Deborah » en allemand, qui a été traduit en anglais sous le nom de « Leah », et c’est ce que BLOOM essaie de retrouver. Donc il essaie de retraduire le titre original qui est un nom de femme. Et alors ça prend la forme de cette recherche-là,
et on voit évidemment le jeu de cache-cache entre le nom de l’auteur et celui de la créature au niveau de l’art qui met en jeu à la fois l’être avec insistance - le « is » insiste - et la problématique sexuelle : un patronyme venant à la place d’un nom de fille.
Alors ici le lecteur à qui rien n’a échappé dans Ulysse, dit que ça lui fait penser à autre chose dans Ulysse, quelque chose qui se trouve avoir un rapport avec BLOOM lui-même. Avec BLOOM lui-même, et là je vous redonne… je vous donne…
alors je suis désolé de le faire par petits morceaux, mais je suis simplement une démarche qui a été la mienne
…je vous redonne le passage, le premier passage, dans lequel s’inscrivaient toutes ces belles choses. Je vous le donne dans la traduction française qui là, n’est pas trop mauvaise à quelques détails près : « Monsieur Bloom s’arrêta au coin de la rue, ses yeux errant sur les affiches hautes en couleurs.
Limonades de chez Cantrell et Cochrane (aromatisées). Exposition d’été chez Cler… » C’est plutôt « soldes d’été chez Clery »10. « …Non, il s’en va tout droit. Tiens… » Alors, « il s’en va tout droit » : c’est quelqu’un à qui il vient de parler dont il se demande s’il est en train de l’observer : « …Tiens. Ce soir Léah… » Donc la pièce en question. « Madame Bandman Palmer. Aimerais la revoir là-dedans. Elle jouait Hamlet hier au soir. Travesti. » Travesti : et alors c’est là que commence justement un petit passage sur la problématique des sexes.
L’expression anglaise c’est male-impersonator n’est-ce-pas…
auteur qui a pris donc la persona, n’est-ce-pas, acteur-homme, male-impersonator
…mais qui peut s’appliquer aussi bien à l’une des pièces : Hamlet, qu’à l’autre : Léah. C’est d’ailleurs autour de cela que ça va tourner. « Elle jouait Hamlet hier soir. Travesti. Peut-être était-il une femme ? Est-ce pour ça qu’Ophélie s’est suicidée ? » Alors il y a, à un certain niveau donc, le fait que HAMLET, le rôle de HAMLET était joué très souvent par des femmes.
Et il se trouve que un critique anglo-saxon avait eu la fantaisie d’analyser HAMLET en termes justement de travesti,
en prenant en quelque sorte le travesti au sérieux, et disant : là-dedans si Ophélie se suicide, c’est parce qu’elle s’est aperçue que HAMLET en fait était une femme. « Peut-être était-il une femme ? » Alors, ce critique je ne l’invoque pas par hasard, je l’invoque par…
je veux dire au nom de mon savoir shakespearien et joycien
…simplement parce que ça reparaît ailleurs dans Ulysse. J’essaie de limiter le plus possible les références externes. « Est-ce pour cela qu’Ophélie s’est suicidée ? » L’énoncé anglais est légèrement différent: « Why Ophelia commited suicide ? » « Pourquoi Ophélie s’est-elle suicidée ? »
Ou bien :
« Est-ce la raison pour laquelle Ophélie s’est suicidée ? » Ceci, évidemment, ne passe pas dans la traduction française.
Et je pense que c’est quand même assez important à remarquer. Et qu’est-ce qui vient ensuite? « Pauvre papa ! Comme il parlait souvent de Kate Bateman dans ce rôle ! Attendait aux portes de l’Adelphi, à Londres, toute la journée pour entrer. C’était l’année avant ma naissance : soixante-cinq. Et la Ristori à Vienne. » Alors, c’est là que commence « le titre » :
« Qu’est-ce que c’était que le titre ? » etc. Je vous fais grâce d’une traduction : Chacun - je crois - peut la fabriquer, pas moi. « C’est par Mosenthal. Est-ce Rachel ? Non. La scène dont il parlait toujours, où le vieil Abraham aveugle
reconnaît la voix et lui touche la figure avec ses doigts. » Donc ici : « La voix de Nathan ! La voix de son fils ! etc. …Chaque mot est si profond… ». Alors, après le passage :
« La voix de Nathan ! La voix de son fils ! J’entends la voix de Nathan qui laissa son père mourir de douleur et de chagrin dans mes bras, qui abandonna la maison de son père et le dieu de son père. Chaque mot est si profond, Léopold.
Pauvre papa ! Pauvre homme ! Je suis content de n’être pas entré dans la chambre pour regarder sa figure.
Ce jour-là ! Mon dieu ! Mon dieu ! Bah ! peut-être que cela valait mieux pour lui. » Dans ce passage-là se trouve donc en réalité en jeu toute une série de questions.
Questions donc, sur l’existence, non seulement sur l’être et le nom, mais sur l’existence et le suicide. Question sur le nom… et là, je vais revenir sur ce point-là sur le nom, qui est en fait aussi bien le nom du père,
de son père, que le nom de la pièce, de l’auteur de la pièce, disons du personnage central de la pièce,
et enfin la question sur le sexe qui « personne », qui est ce qui, dedans, fait « personner ». Le nom donc. Derrière la question du nom se trouve le suicide du père qui a cette autre caractéristique, c’est que il a précisément changé de nom. C’est ce que l’on nous indique dans un autre passage, ce qui donc est présenté d’une manière qui elle-même, m’a paru curieuse. Dans
un bistrot, un certain nombre de piliers de bistrot s’interrogent sur BLOOM : « C’est un juif renégat » dit l’un d’entre eux, et en anglais ça se dit « pervert » : Perverted Jew. Le mot « pervert » en anglais signifie renégat. C’est pas du tout une invention de JOYCE, une astuce, c’est comme ça. D’ailleurs, vous le trouvez vers la fin du Portrait : « Est-ce que vous essayez de me convertir ou de me pervertir ? » Convert, pervert, c’est comme ça que ça fonctionne en anglais. « C’est un Juif renégat …//… qui vient de Hongrie et c’est lui qui a tiré tous les plans selon le système hongrois. » C’est cette histoire du plan politique du SINN FEIN. « Il a obtenu de changer de nom par décret. Pas lui, le père. » Donc, il apparaît que le père a changé de nom. Et il l’a changé d’une manière qui est assez intéressante :
selon une formule juridique qui s’appelle deed poll |