Ce que j'ai essayé de parcourir, depuis 1970-1971, c'était en gros, le «comment» du pouvoir. Étudier le «comment» du pouvoir, c'était essayer de saisir ses








télécharger 56.08 Kb.
titreCe que j'ai essayé de parcourir, depuis 1970-1971, c'était en gros, le «comment» du pouvoir. Étudier le «comment» du pouvoir, c'était essayer de saisir ses
date de publication13.11.2016
taille56.08 Kb.
typeDocumentos
l.21-bal.com > documents > Documentos
Ce que j'ai essayé de parcourir, depuis 1970-1971, c'était en gros, le «comment» du pouvoir. Étudier le «comment» du pouvoir, c'était essayer de saisir ses mécanismes entre deux limites : d'un côté, les règles de droit qui délimitent formellement le pouvoir, et d'un autre côté, l'autre limite serait les effets de vérité que ce pouvoir produit et qui, à leur tour, reconduisent le pouvoir. Donc, triangle : pouvoir-droit-vérité. Disons schématiquement ceci : il existe une question traditionnelle qui est celle, je crois, de la philosophie politique, et qu'on pourrait formuler ainsi : comment est-ce que le discours de la vérité ou, tout simplement, comment est-ce que la philosophie entendue comme le discours par excellence de la vérité peut fixer les limites de droit du pouvoir ? C'est la question traditionnelle. Or celle que je voudrais poser est une question d'en dessous, une question très factuelle par rapport à cette question traditionnelle, noble et philosophique. Mon problème serait en quelque sorte celui-ci : quelles sont les règles de droit que les relations de pouvoir mettent en oeuvre pour produire des discours de vérité ? Ou encore : quel est donc ce type de pouvoir qui est susceptible de produire des discours de vérité, qui sont, dans une société comme la nôtre, dotés d'effets si puissants ?

Je veux dire ceci : dans une société comme la nôtre -mais, après tout, dans n'importe quelle société -, des relations de pouvoir multiples traversent, caractérisent et constituent le corps social; elles ne peuvent pas se dissocier, ni s'établir, ni fonctionner sans une production, une accumulation, une circulation du discours vrai. Il n'y a pas d'exercice du pouvoir sans une certaine économie des discours de vérité fonctionnant dans, à partir de et à travers ce pouvoir. Nous sommes soumis à la production de la vérité et nous ne pouvons exercer le pouvoir que par la production de la vérité, cela sur un mode particulier, sans doute. C'est vrai de toute société, mais je crois que dans la nôtre ce rapport entre pouvoir, droit et vérité s'organise d'une façon très particulière.

Disons simplement pour marquer non pas le mécanisme même de la relation entre pouvoir, droit et vérité, mais l'intensité du rapport, que nous sommes astreints à produire la vérité par le pouvoir qui exige cette vérité et qui en a besoin pour fonctionner; nous avons à dire la vérité, nous sommes condamnés à avouer la vérité ou à la trouver. Le pouvoir ne cesse de questionner, de nous questionner; il ne cesse d'enquêter, d'enregistrer; il institutionnalise la recherche de la vérité, il la professionnalise, il la récompense; nous avons à produire la vérité comme, après tout, nous avons à produire des richesses, et nous avons à produire la vérité pour pouvoir produire des richesses. Et, d'un autre côté, nous sommes également soumis à la vérité, en ce sens que la vérité fait loi; c'est le discours vrai qui, pour une part au moins, décide; il véhicule lui-même des effets de pouvoir. Après tout, nous sommes jugés, condamnés, classés, contraints à des tâches, voués à une certaine manière de vivre ou à une certaine manière de mourir en fonction de discours vrais, qui portent avec eux des effets spécifiques de pouvoir. Donc : règles de droit, mécanismes de pouvoir, effets de vérité, ou encore : règles de pouvoir et pouvoir des discours vrais, c'est à peu près ce qui a été le domaine général du parcours que j'ai voulu tracer […]

Je veux dire plus précisément ceci : je crois que la normalisation, les normalisations disciplinaires viennent buter de plus en plus contre le système juridique de la souveraineté et que, de plus en plus nettement, apparaît l'incompatibilité des unes et de l'autre; de plus en plus est nécessaire une sorte de discours arbitre, une sorte de pouvoir et de savoir que sa sacralisation scientifique rendrait neutre. C'est précisément du côté de l'extension de la médecine que l'on voit en quelque sorte, je ne veux pas dire se combiner, mais s'échanger ou s'affronter perpétuellement la mécanique de la discipline et le principe du droit. Le développement de la médecine, la médicalisation générale du comportement, des conduites, des discours, des désirs, tout cela se fait sur le front où viennent se rencontrer les deux nappes hétérogènes de la discipline et de la souveraineté.

C'est pourquoi, contre les usurpations de la mécanique disciplinaire, contre cette montée d'un pouvoir qui est lié au savoir scientifique, nous nous trouvons actuellement dans une situation telle que le seul recours existant, apparemment solide, que nous ayons, c'est précisément le recours ou le retour à un droit organisé autour de la souveraineté, articulé sur ce vieux principe. Ce qui fait que, concrètement, lorsque contre les disciplines et contre tous les effets de savoir et de pouvoir qui leur sont liés on veut objecter quelque chose, que fait-on pratiquement ? Que font le syndicat de la magistrature ou d'autres institutions comme celle-là ? Que fait-on, sinon précisément invoquer ce droit, ce fameux droit formel et bourgeois, qui est en réalité le droit de la souveraineté ? Et je crois qu'on est là dans une espèce de goulot d'étranglement, qu'on ne peut pas continuer à fonctionner indéfiniment de cette manière-là; ce n'est pas en recourant à la souveraineté contre la discipline qu'on pourra limiter les effets mêmes du pouvoir disciplinaire.

En fait, souveraineté et discipline, droit de la souveraineté et mécanique disciplinaire sont deux pièces absolument constitutives des mécanismes généraux de pouvoir dans notre société. À dire vrai, pour lutter contre les disciplines ou plutôt contre le pouvoir disciplinaire, dans la recherche d'un pouvoir non disciplinaire, ce vers quoi il faudrait aller, ce n'est pas vers l'ancien droit de la souveraineté; ce serait dans la direction d'un nouveau droit qui serait antidisciplinaire, mais qui serait en même temps affranchi du principe de la souveraineté.

Michel Foucault, «Cours du 14 janvier 1976»

Il me semble qu’un des phénomènes fondamentaux du XIXe siècle a été, est ce qu’on pourrait appeler la prise en compte de la vie par le pouvoir : si vous voulez, une prise de pouvoir sur l’homme en tant qu’être vivant, une sorte d’étatisation du biologique, ou du moins une certaine pente qui conduit à ce qu’on pourrait appeler l’étatisation du biologique. Je crois que, pour comprendre ce qui s’est passé, on peut se référer à ce qu’était la théorie classique de la souveraineté, qui finalement nous a servi de fond, de tableau à toutes ces analyses sur la guerre, les races, etc. Dans la théorie classique de la souveraineté, vous savez que le droit de vie et de mort était un de ses attributs fondamentaux. Or, le droit de vie et de mort est un droit qui est étrange, étrange déjà au niveau théorique ; en effet, qu’est-ce que c’est qu’avoir droit de vie et de mort ? En un sens, dire que le souverain a droit de vie et de mort signifie, au fond, qu’il peut faire mourir et laisser vivre ; en tout cas, que la vie et la mort ne sont pas de ces phénomènes naturels, immédiats, en quelque sorte originaires ou radicaux, qui tomberaient hors du champ du pouvoir politique. Quand on pousse un peu plus et, si vous voulez, jusqu’au paradoxe, cela veut dire au fond que, vis-à-vis du pouvoir, le sujet n’est, de plein droit, ni vivant ni mort. Il est, du point de vue de la vie et de la mort, neutre, et c’est simplement du fait du souverain que le sujet a droit à être vivant ou a droit, éventuellement, à être * Manuscrit. la phrase se poursuit : après « nationale » : « à l'époque de la Révolution ». mort. En tout cas, la vie et la mort des sujets ne deviennent des droits que par l’effet de la volonté souveraine. Voilà, si vous voulez, le paradoxe théorique. Paradoxe théorique qui doit se compléter évidemment par une sorte de déséquilibre pratique. Que veut dire, de fait, le droit de vie et de mort ? Non pas, bien entendu, que le souverain peut faire vivre comme il peut faire mourir. Le droit de vie et de mort ne s’exerce que d’une façon déséquilibrée, et toujours du côté de la mort. L’effet du pouvoir souverain sur la vie ne s’exerce qu’à partir du moment où le souverain peut tuer. C’est finalement le droit de tuer qui détient effectivement en lui l’essence même de ce droit de vie et de mort : c’est au moment où le souverain peut tuer, qu’il exerce son droit sur la vie. C’est essentiellement un droit de glaive. Il n’y a donc pas de symétrie réelle, dans ce droit de vie et de mort. Ce n’est pas le droit de faire mourir ou de faire vivre. Ce n’est pas non plus le droit de laisser vivre et de laisser mourir. C’est le droit de faire mourir ou de laisser vivre. Ce qui, bien entendu, introduit une dissymétrie éclatante. Et je crois que, justement, une des plus massives transformations du droit politique au XIXe siècle a consisté, je ne dis pas exactement à substituer, mais à compléter, ce vieux droit de souveraineté – faire mourir ou laisser vivre – par un autre droit nouveau, qui ne va pas effacer le premier, mais qui va le pénétrer, le traverser, le modifier, et qui va être un droit, ou plutôt un pouvoir exactement inverse : pouvoir de « faire » vivre et de « laisser » mourir. Le droit de souveraineté, c’est donc celui de faire mourir ou de laisser vivre. Et puis, c’est ce nouveau droit qui s’installe : le droit de faire vivre et de laisser mourir. Cette transformation, bien sûr, ne s’est pas faite d’un coup. On peut la suivre dans la théorie du droit (mais là je serai extraordinairement rapide). Déjà, vous voyez, chez les juristes du XVIIE et surtout du XVIIIe siècle, posée cette question à propos du droit de vie et de mort. Lorsque les juristes disent : quand on contracte, au niveau du contrat social, c’est-à-dire lorsque les individus se réunissent pour constituer un souverain, pour déléguer à un souverain un pouvoir absolu sur eux, pourquoi le font-ils ? Ils le font parce qu’ils sont pressés par le danger ou par le besoin. Ils le font, par conséquent, pour protéger leur vie. C’est pour pouvoir vivre qu’ils constituent un souverain. Et dans cette mesure-là, la vie peut-elle effectivement entrer dans les droits du souverain ? Est-ce que ce n’est pas la vie qui est fondatrice du droit du souverain, et est-ce que le souverain peut réclamer effectivement à ses sujets le droit d’exercer sur eux le pouvoir de vie et de mort, c’est-à-dire le pouvoir tout simplement de les tuer ? La vie ne doit-elle pas être hors contrat, dans la mesure où c’est elle qui a été le motif premier, initial et fondamental du contrat ? Tout ceci est une discussion de philosophie politique qu’on peut laisser de côté, mais qui montre bien comment le problème de la vie commence à se problématiser dans le champ de la pensée politique, de l’analyse du pouvoir politique. En fait, là où je voudrais suivre la transformation, c’est au niveau non pas de la théorie politique mais, bien plutôt, au niveau des mécanismes, des techniques, des technologies de pouvoir. Alors, là, on retombe sur des choses familières : c’est que, au XVIIE et au XVIIIe siècle, on a vu apparaître des techniques de pouvoir qui étaient essentiellement centrées sur le corps, sur le corps individuel. C’étaient toutes ces procédures par lesquelles on assurait la distribution spatiale des corps individuels (leur séparation, leur alignement, leur mise en série et en surveillance) et l’organisation, autour de ces corps individuels, de tout un champ de visibilité. C’étaient aussi ces techniques par lesquelles on prenait en charge ces corps, on essayait de majorer leur force utile par l’exercice, le dressage, etc. C’étaient également des techniques de rationalisation et d’économie stricte d’un pouvoir qui devait s’exercer, de la manière la moins coûteuse possible, par tout un système de surveillance, de hiérarchies, d’inspections, d’écritures, de rapports : toute cette technologie qu’on peut appeler technologie disciplinaire du travail. Elle se met en place dès la fin du XVIIE et au cours du XVIIIe siècle1 . Or, pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, je crois que l’on voit apparaître quelque chose de nouveau, qui est une autre technologie de pouvoir, non disciplinaire cette fois. Une technologie de pouvoir qui n’exclut pas la première, qui n’exclut pas la technique disciplinaire mais qui l’emboîte, qui l’intègre, qui la modifie partiellement et qui, surtout, va l’utiliser en s’implantant en quelque sorte en elle, et s’incrustant effectivement grâce à cette technique disciplinaire préalable. Cette nouvelle technique ne supprime pas la technique disciplinaire tout simplement parce qu’elle est d’un autre niveau, elle est à une autre échelle, elle a une autre surface portante, et elle s’aide de tout autres instruments. Ce à quoi s’applique cette nouvelle technique de pouvoir non disciplinaire, c’est – à la différence de la discipline, qui, elle, s’adresse au corps – la vie des hommes, ou encore, si vous voulez, elle s’adresse non pas à l’homme-corps, mais à l’homme vivant, à l’homme être vivant ; à la limite, si vous voulez, à l’homme-espèce. Plus précisément, je dirais ceci : la discipline essaie de régir la multiplicité des hommes en tant que cette multiplicité peut et doit se résoudre en corps individuels à surveiller, à dresser, à utiliser, éventuellement à punir. Et puis la nouvelle technologie qui se met en place s’adresse à la multiplicité des hommes, mais non pas en tant qu’ils se résument en des corps, mais en tant qu’elle forme, au contraire, une masse globale, affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie, et qui sont des processus comme la naissance, la mort, la production, la maladie, etc. Donc, après une première prise de pouvoir sur le corps qui s’est faite sur le mode de l’individualisation, on a une seconde prise de pouvoir qui, elle, n’est pas individualisante mais qui est massifiante, si vous voulez, qui se fait en direction non pas de l’homme-corps, mais de l’homme-espèce. Après l’anatomo-politique du corps humain, mise en place au cours du XVIIIe siècle, on voit apparaître, à la fin de ce même siècle, quelque chose qui n’est plus une anatomo-politique du corps humain, mais que j’appellerais une « biopolitique » de l’espèce humaine. De quoi s’agit-il dans cette nouvelle technologie du pouvoir, dans cette biopolitique, dans ce bio-pouvoir qui est en train de s’installer ? Je vous le disais en deux mots tout à l’heure : il s’agit d’un ensemble de processus comme la proportion des naissances et des décès, le taux de reproduction, la fécondité d’une population, etc. Ce sont ces processuslà de natalité, de mortalité, de longévité qui, justement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, en liaison avec tout un tas de problèmes économiques et politiques (sur lesquels je ne reviens pas maintenant), ont constitué, je crois, les premiers objets de savoir et les premières cibles de contrôle de cette biopolitique. C’est à ce moment-là, en tout cas, que l’on met en œuvre la mesure statistique de ces phénomènes avec les premières démographies. C’est l’observation des procédés, plus ou moins spontanés, ou plus ou moins concertés, qui étaient mis effectivement en œuvre dans la population quant à la 1 Sur la question de la technologie disciplinaire, voir Surveiller et Punir, op. cit. natalité ; bref, si vous voulez, le repérage des phénomènes de contrôle des naissances tels qu’ils étaient pratiqués au XVIIIe siècle. Cela a été aussi l’esquisse d’une politique nataliste ou, en tout cas, de schémas d’intervention dans ces phénomènes globaux de la natalité. Dans cette biopolitique, il ne s’agit pas simplement du problème de la fécondité. Il s’agit aussi du problème de la morbidité, non plus simplement, comme cela avait été le cas jusque-là, au niveau de ces fameuses épidémies dont le danger avait tellement hanté les pouvoirs politiques depuis le fond du Moyen Age (ces fameuses épidémies qui étaient des drames temporaires de la mort multipliée, de la mort devenue imminente pour tous). Ce n’est pas des épidémies qu’il s’agit à ce moment-là, mais de quelque chose d’autre, à la fin du XVIIIe siècle : en gros, de ce qu’on pourrait appeler les endémies, c’est-à-dire la forme, la nature, l’extension, la durée, l’intensité des maladies régnantes dans une population. Maladies plus ou moins difficiles à extirper, et qui ne sont pas envisagées comme les épidémies, à titre de causes de mort plus fréquente, mais comme des facteurs permanents – et c’est comme cela qu’on les traite – de soustraction des forces, diminution du temps de travail, baisse d’énergies, coûts économiques, tant à cause du manque à produire que des soins qu’elles peuvent coûter. Bref, la maladie comme phénomène de population : non plus comme la mort qui s’abat brutalement sur la vie – c’est l’épidémie – mais comme la mort permanente, qui glisse dans la vie, la ronge perpétuellement, la diminue et l’affaiblit. Ce sont ces phénomènes-là qu’on commence à prendre en compte à la fin du XVIIIe siècle et qui amènent la mise en place d’une médecine qui va avoir, maintenant, la fonction majeure de l’hygiène publique, avec des organismes de coordination des soins médicaux, de centralisation de l’information, de normalisation du savoir, et qui prend aussi l’allure de campagne d’apprentissage de l’hygiène et de médicalisation de la population. Donc, problèmes de la reproduction, de la natalité, problème de la morbidité aussi. L’autre champ d’intervention de la biopolitique va être tout un ensemble de phénomènes dont les uns sont universels et dont les autres sont accidentels, mais qui d’une part ne sont jamais entièrement compressibles, même s’ils sont accidentels, et qui entraînent aussi des conséquences analogues d’incapacité, de mise hors circuit des individus, de neutralisation, etc. Ce sera le problème très important, dès le début du XIXe siècle (au moment de l’industrialisation), de la vieillesse, de l’individu qui tombe, par conséquent, hors du champ de capacité, d’activité. Et d’autre part les accidents, les infirmités, les anomalies diverses. Et c’est par rapport à ces phénomènes-là que cette biopolitique va mettre en place non seulement des institutions d’assistance (qui existaient, elles, depuis très longtemps), mais des mécanismes beaucoup plus subtils, économiquement beaucoup plus rationnels que la grosse assistance, à la fois massive et lacunaire, qui était essentiellement rattachée à l’Église. On va avoir des mécanismes plus subtils, plus rationnels, d’assurance, d’épargne individuelle et collective, de sécurité, etc. 2 Enfin, dernier domaine (j’énumère les principaux, en tout cas ceux qui sont apparus à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe ; il y en aura bien d’autres après) : prise en compte des relations entre l’espèce humaine, les êtres humains en tant qu’espèce, en tant qu’êtres vivants, et puis leur milieu, leur milieu d’existence – que ce soient les effets 2 Sur toutes ces questions. voir le Cours au Collège de France, année 1973-1974: Le Pouvoir psychiatrique, à paraître. bruts du milieu géographique, climatique, hydrographique : les problèmes, par exemple, des marécages, des épidémies liées à l’existence des marécages pendant toute la première moitié du XIXe siècle. Et, également, le problème de ce milieu, en tant que ce n’est pas un milieu naturel et qu’il a des effets de retour sur la population ; un milieu qui a été créé par elle. Ce sera, essentiellement, le problème de la ville. Je vous signale là, simplement, quelques-uns des points à partir desquels s’est constituée cette biopolitique, quelques-unes de ses pratiques et les premiers de ses domaines à la fois d’intervention, de savoir et de pouvoir : c’est sur la natalité, sur la morbidité, sur les incapacités biologiques diverses, sur les effets du milieu, c’est sur tout cela que la biopolitique va prélever son savoir et définir le champ d’intervention de son pouvoir. Or, dans tout cela, je crois qu’il y a un certain nombre de choses qui sont importantes. La première serait celle-ci : l’apparition d’un élément – j’allais dire d’un personnagenouveau, qu’au fond ni la théorie du droit ni la pratique disciplinaire ne connaissent. La théorie du droit, au fond, ne connaissait que l’individu et la société : l’individu contractant et le corps social qui avait été constitué par le contrat volontaire ou implicite des individus. Les disciplines, elles, avaient affaire pratiquement à l’individu et à son corps. Ce à quoi on a affaire dans cette nouvelle technologie de pouvoir, ce n’est pas exactement la société (ou, enfin, le corps social tel que le définissent les juristes) ; ce n’est pas non plus l’individu-corps. C’est un nouveau corps : corps multiple, corps à nombre de têtes, sinon infini, du moins pas nécessairement dénombrable. C’est la notion de « population ». La biopolitique a affaire à la population, et la population comme problème politique, comme problème à la fois scientifique et politique, comme problème biologique et comme problème de pouvoir, je crois qu’elle apparaît à ce moment-là. Deuxièmement, ce qui est important aussi – en dehors de l’apparition même de cet élément qu’est la population – c’est la nature des phénomènes qui sont pris en considération. Vous voyez que ce sont des phénomènes collectifs, qui n’apparaissent avec leurs effets économiques et politiques, qui ne deviennent pertinents, qu’au niveau même de la masse. Ce sont des phénomènes qui sont aléatoires et imprévisibles, si on les prend donc en eux-mêmes, individuellement, mais qui présentent, au niveau collectif, des constantes qu’il est facile, ou en tout cas possible, d’établir. Et enfin, ce sont des phénomènes qui se déroulent essentiellement dans la durée, qui doivent être pris dans une certaine limite de temps plus ou moins longue ; ce sont des phénomènes de série. Ce à quoi va s’adresser la biopolitique, ce sont, en somme, les événements aléatoires qui se produisent dans une population prise dans sa durée. À partir de là – troisième chose, je crois, importante – cette technologie de pouvoir, cette biopolitique, va mettre en place des mécanismes qui ont un certain nombre de fonctions très différentes des fonctions qui étaient celles des mécanismes disciplinaires. Dans les mécanismes mis en place par la biopolitique, il va s’agir d’abord, bien sûr, de prévisions, d’estimations statistiques, de mesures globales ; il va s’agir, également, non pas de modifier tel phénomène en particulier, non pas tellement tel individu en tant qu’il est un individu, mais, essentiellement, d’intervenir au niveau de ce que sont les déterminations de ces phénomènes généraux, de ces phénomènes dans ce qu’ils ont de global. Il va falloir modifier, baisser la morbidité ; il va falloir allonger la vie ; il va falloir stimuler la natalité. Et il s’agit surtout d’établir des mécanismes régulateurs qui, dans cette population globale avec son champ aléatoire, vont pouvoir fixer un équilibre, maintenir une moyenne, établir une sorte d’homéostasie, assurer des compensations ; bref, d’installer des mécanismes de sécurité autour de cet aléatoire qui est inhérent à une population d’êtres vivants, d’optimaliser, si vous voulez, un état de vie : mécanismes, vous le voyez, comme les mécanismes disciplinaires, destinés en somme à maximaliser des forces et à les extraire, mais qui passent par des chemins entièrement différents. Car il ne s’agit pas là, à la différence des disciplines, d’un dressage individuel qui s’opérerait par un travail sur le corps lui-même. Il ne s’agit absolument pas de se brancher sur un corps individuel, comme le fait la discipline. Il ne s’agit, par conséquent, pas du tout de prendre l’individu au niveau du détail, mais, au contraire, par des mécanismes globaux, d’agir de telle manière qu’on obtienne des états globaux d’équilibration, de régularité ; bref, de prendre en compte la vie, les processus biologiques de l’homme-espèce, et d’assurer sur eux non pas une discipline, mais une régularisation3 . En deçà, donc, de ce grand pouvoir absolu, dramatique, sombre qu’était le pouvoir de la souveraineté, et qui consistait à pouvoir faire mourir, voilà qu’apparaît maintenant, avec cette technologie du bio-pouvoir, cette technologie du pouvoir sur « la » population en tant que telle, sur l’homme en tant qu’être vivant, un pouvoir continu, savant, qui est le pouvoir de « faire vivre ». La souveraineté faisait mourir et laissait vivre. Et voilà que maintenant apparaît un pouvoir que j’appellerais de régularisation, qui consiste, au contraire, à faire vivre et à laisser mourir. Je crois que la manifestation de ce pouvoir apparaît concrètement dans cette fameuse disqualification progressive de la mort, sur laquelle les sociologues et les historiens sont revenus si souvent. Tout le monde sait, surtout depuis un certain nombre d’études récentes, que la grande ritualisation publique de la mort a disparu, ou en tout cas s’est effacée, progressivement, depuis la fin du XVIIIe siècle, et jusqu’à maintenant. Au point que maintenant la mort-cessant d’être une de ces cérémonies éclatantes à laquelle les individus, la famille, le groupe, presque la société tout entière, participaient – est devenue, au contraire, ce qu’on cache ; elle est devenue la chose la plus privée et la plus honteuse (et, à la limite, c’est moins le sexe que la mort qui est aujourd’hui l’objet du tabou). Or, je crois que la raison pour laquelle, en effet, la mort est devenue ainsi cette chose qu’on cache, n’est pas dans une sorte de déplacement de l’angoisse ou de modification des mécanismes répressifs. Elle est dans une transformation des technologies de pouvoir. Ce qui donnait autrefois (et ceci jusqu’à la fin du XVIIIe siècle) son éclat à la mort, ce qui lui imposait sa si haute ritualisation, c’était d’être la manifestation d’un passage d’un pouvoir à un autre. La mort, c’était le moment où l’on passait d’un pouvoir, qui était celui du souverain d’ici-bas, à cet autre pouvoir, qui était celui du souverain de l’au-delà. On passait d’une instance de jugement à une autre, on passait d’un droit civil ou public, de vie et de mort, à un droit qui était celui de la vie éternelle ou de la damnation éternelle. Passage d’un pouvoir à un autre. La mort, c’était également une transmission du pouvoir du mourant, pouvoir qui se transmettait à ceux qui survivaient : dernières paroles, dernières recommandations, volontés ultimes, testaments, etc. C’étaient tous ces phénomènes de pouvoir qui étaient ainsi ritualisés. 3 M. Foucault reviendra sur tous ces mécanismes surtout dans les Cours au Collège de France, année 1977- 1978: Sécurité. Territoire et Population et 1978-1979: Naissance de la biopolitique, à paraître. Or, maintenant que le pouvoir est de moins en moins le droit de faire mourir, et de plus en plus le droit d’intervenir pour faire vivre, et sur la manière de vivre, et sur le « comment » de la vie, à partir du moment donc où le pouvoir intervient surtout à ce niveau-là pour majorer la vie, pour en contrôler les accidents, les aléas, les déficiences, du coup la mort, comme terme de la vie, est évidemment le terme, la limite, le bout du pouvoir. Elle est du côté extérieur, par rapport au pouvoir : elle est ce qui tombe hors de ses prises, et sur quoi le pouvoir n’aura prise qu’en général, globalement, statistiquement. Ce sur quoi le pouvoir a prise ce n’est pas la mort, c’est la mortalité. Et dans cette mesure-là, il est bien normal que la mort, maintenant, retombe du côté du privé et de ce qu’il y a de plus privé. Alors que, dans le droit de souveraineté, la mort était le point où éclatait, de la façon la plus manifeste, l’absolu pouvoir du souverain, la mort va être, au contraire, maintenant, le moment où l’individu échappe à tout pouvoir, retombe sur lui-même et se replie, en quelque sorte, sur sa part la plus privée. Le pouvoir ne connaît plus la mort. Au sens strict, le pouvoir laisse tomber la mort. Pour symboliser tout cela, prenons, si vous voulez, la mort de Franco, qui est un événement tout de même très, très intéressant par les valeurs symboliques qu’il fait jouer, puisque mourait celui qui avait exercé le droit souverain de vie et de mort avec la sauvagerie que vous connaissez, le plus sanglant de tous les dictateurs, qui avait fait régner absolument, pendant quarante ans, le droit souverain de vie et de mort et qui, au moment où lui-même va mourir, entre dans cette espèce de nouveau champ du pouvoir sur la vie qui consiste non seulement à aménager la vie, non seulement à faire vivre, mais finalement à faire vivre l’individu au-delà même de sa mort. Et, par un pouvoir qui n’est pas simplement prouesse scientifique, mais exercice effectivement de ce bio-pouvoir politique qui a été mis en place au XIXe siècle, on fait tellement bien vivre les gens qu’on arrive à les faire vivre au moment même où ils devraient, biologiquement, être morts depuis longtemps. C’est ainsi que celui qui avait exercé le pouvoir absolu de vie et de mort sur des centaines de milliers de gens, celui-là est tombé sous le coup d’un pouvoir qui aménageait si bien la vie, qui regardait si peu la mort, qu’il ne s’était même pas aperçu qu’il était déjà mort et qu’on le faisait vivre après sa mort. Je crois que le choc entre ces deux systèmes de pouvoir, celui de la souveraineté sur la mort et celui de la régularisation de la vie. se trouve symbolisé dans ce petit et joyeux événement. Je voudrais maintenant reprendre la comparaison entre la technologie régularisatrice de la vie et la technologie disciplinaire du corps dont je vous parlais tout à l’heure. On a donc, depuis le XVIIIe siècle (ou en tout cas depuis la fin du XVIIIe siècle), deux technologies de pouvoir qui sont mises en place avec un certain décalage chronologique, et qui sont superposées. Une technique qui donc est disciplinaire : elle est centrée sur le corps, elle produit des effets individualisants, elle manipule le corps comme foyer de forces qu’il faut à la fois rendre utiles et dociles. Et, d’un autre côté, on a une technologie qui, elle, est centrée non pas sur le corps, mais sur la vie ; une technologie qui regroupe les effets de masse propres à une population, qui cherche à contrôler la série des événements hasardeux qui peuvent se produire dans une masse vivante ; une technologie qui cherche à en contrôler (éventuellement à en modifier) la probabilité, en tout cas à en compenser les effets. C’est une technologie qui vise donc, non pas par le dressage individuel, mais par l’équilibre global, à quelque chose comme une homéostasie : la sécurité de l’ensemble par rapport à ses dangers internes. Donc, une technologie de dressage opposée, ou distincte d’une technologie de sécurité ; une technologie disciplinaire qui se distingue d’une technologie assurancielle ou régularisatrice ; une technologie qui est bien, dans les deux cas, technologie du corps, mais dans un cas, il s’agit d’une technologie où le corps est individualisé comme organisme doué de capacités, et dans l’autre d’une technologie où les corps sont replacés dans les processus biologiques d’ensemble. On pourrait dire ceci : tout s’est passé comme si le pouvoir, qui avait comme modalité, comme schéma organisateur, la souveraineté, s’était trouvé inopérant pour régir le corps économique et politique d’une société en voie, à la fois, d’explosion démographique et d’industrialisation. Si bien qu’à la vieille mécanique du pouvoir de souveraineté beaucoup trop de choses échappaient, à la fois par en bas et par en haut, au niveau du détail et au niveau de la masse. C’est pour rattraper le détail qu’une première accommodation a eu lieu : accommodation des mécanismes de pouvoir sur le corps individuel, avec surveillance et dressage – cela a été la discipline. Bien sûr, cela a été l’accommodation la plus facile, la plus commode à réaliser. C’est pourquoi elle s’est réalisée le plus tôt – dès le XVIIE, début du XVIIIe siècle – à un niveau local, dans des formes intuitives, empiriques, fractionnées, et dans le cadre limité d’institutions comme l’école, l’hôpital, la caserne, l’atelier, etc. Et puis vous avez ensuite, à la fin du XVIIIe siècle, une seconde accommodation, sur les phénomènes globaux, sur les phénomènes de population, avec les processus biologiques ou bio-sociologiques des masses humaines. Accommodation beaucoup plus difficile car, bien entendu, elle impliquait des organes complexes de coordination et de centralisation. On a donc deux séries : la série corps – organisme – discipline – institutions ; et la série population – processus biologiques – mécanismes régularisateurs* – État. Un ensemble organique institutionnel : l’organo-discipline de l’institution si vous voulez, et d’un autre côté, un ensemble biologique et étatique : la bio-régulation par l’État. Je ne veux pas faire jouer dans l’absolu cette opposition entre État et institution, parce que les disciplines tendent, de fait, toujours à déborder le cadre institutionnel et local où elles sont prises. Et puis, elles prennent facilement une dimension étatique dans certains appareils comme la police, par exemple, qui est à la fois un appareil de discipline et un appareil d’État (ce qui prouve que la discipline n’est pas toujours institutionnelle). Et de la même façon, ces grandes régulations globales qui ont proliféré au long du XIXe siècle on les trouve, bien sûr, au niveau étatique, mais au-dessous aussi du niveau étatique, avec toute une série d’institutions sous-étatiques, comme les institutions médicales, les caisses de secours, les assurances, etc. C’est la première remarque que je voudrais faire. D’autre part, ces deux ensembles de mécanismes, l’un disciplinaire, l’autre régularisateur, ne sont pas de même niveau. Ce qui leur permet, précisément, de ne pas s’exclure et de pouvoir s’articuler l’un sur l’autre. On peut même dire que, dans la plupart des cas, les mécanismes disciplinaires de pouvoir et les mécanismes régularisateurs de pouvoir, les mécanismes disciplinaires sur le corps et les mécanismes régularisateurs sur la population, sont articulés l’un sur l’autre. Un ou deux exemples : prenez, si vous voulez, le problème de la ville, ou plus précisément cette disposition spatiale, réfléchie, concertée que constitue la ville-modèle, la ville artificielle, la ville de * Manuscrit. à la place de « régularisateurs » : « assuranciels ». réalité utopique, telle qu’on l’a non seulement rêvée, mais constituée effectivement au XIXe siècle. Prenez quelque chose comme la cité ouvrière. La cité ouvrière, telle qu’elle existe au XIXe siècle, qu’est-ce que c’est ? On voit très bien comment elle articule, en quelque sorte à la perpendiculaire, des mécanismes disciplinaires de contrôle sur le corps, sur les corps, par son quadrillage, par le découpage même de la cité, par la localisation des familles (chacune dans une maison) et des individus (chacun dans une pièce). Découpage, mise en visibilité des individus, normalisation des conduites, sorte de contrôle policier spontané qui s’exerce ainsi par la disposition spatiale même de la ville : toute une série de mécanismes disciplinaires qu’il est facile de retrouver dans la cité ouvrière. Et puis vous avez toute une série de mécanismes qui sont, au contraire, des mécanismes régularisateurs, qui portent sur la population en tant que telle, et qui permettent, qui induisent des conduites d’épargne, par exemple, qui sont liées à l’habitat, à la location de l’habitat et éventuellement à son achat. Des systèmes d’assurance-maladie ou d’assurance-vieillesse ; des règles d’hygiène qui assurent la longévité optimale de la population ; des pressions que l’organisation même de la ville fait jouer sur la sexualité, donc sur la procréation ; les pressions qu’on exerce sur l’hygiène des familles ; les soins apportés aux enfants ; la scolarité, etc. Donc, vous avez [des] mécanismes disciplinaires et [des] mécanismes régularisateurs. Prenez un tout autre domaine – enfin tout autre, pas entièrement – ; prenez, dans un autre axe, quelque chose comme la sexualité. Au fond, pourquoi la sexualité est-elle devenue, au XIXe siècle, un champ dont l’importance stratégique a été capitale ? Je crois que si la sexualité a été importante, c’est pour tout un tas de raisons, mais en particulier il y a eu celles-ci : d’un côté, la sexualité, en tant que conduite exactement corporelle, relève d’un contrôle disciplinaire, individualisant, en forme de surveillance permanente (et les fameux contrôles, par exemple, de la masturbation qui ont été exercés sur les enfants depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’au XXe siècle, et ceci dans le milieu familial, dans le milieu scolaire, etc., représentent exactement ce côté de contrôle disciplinaire de la sexualité) ; et puis, d’un autre côté, la sexualité s’inscrit et prend effet, par ses effets procréateurs, dans des processus biologiques larges qui concernent non plus le corps de l’individu mais cet élément. cette unité multiple que constitue la population. La sexualité, elle est exactement au carrefour du corps et de la population. Donc, elle relève de la discipline, mais elle relève aussi de la régularisation. L’extrême valorisation médicale de la sexualité au XIXe siècle a, je crois, son principe dans cette position privilégiée de la sexualité entre organisme et population, entre corps et phénomènes globaux. De là aussi l’idée médicale selon laquelle la sexualité, quand elle est indisciplinée et irrégulière, a toujours deux ordres d’effets : l’un sur le corps. sur le corps indiscipliné qui est immédiatement sanctionné par toutes les maladies individuelles que le débauché sexuel s’attire sur lui-même. Un enfant qui se masturbe trop sera malade toute sa vie : sanction disciplinaire au niveau du corps. Mais, en même temps, une sexualité débauchée, pervertie, etc., a des effets au niveau de la population, puisque celui qui a été débauché sexuellement est censé avoir une hérédité, une descendance qui va être perturbée elle aussi, et ceci pendant des générations et des générations, à la septième génération, et à la septième de la septième. C’est la théorie de la dégénérescence4 : la sexualité, en tant qu’elle est au foyer de maladies individuelles et étant donné qu’elle est, d’autre part, au noyau de la dégénérescence, représente exactement ce point d’articulation du disciplinaire et du régularisateur, du corps et de la population. Et vous comprenez alors, dans ces conditions, pourquoi et comment un savoir technique comme la médecine, ou plutôt l’ensemble constitué par médecine et hygiène, va être au XIXe siècle un élément, non pas le plus important, mais dont l’importance sera considérable par le lien qu’il établit entre les prises scientifiques sur les processus biologiques et organiques (c’est-à-dire sur la population et sur le corps) et en même temps, dans la mesure où la médecine va être une technique politique d’intervention, avec des effets de pouvoir propres. La médecine, c’est un savoir-pouvoir qui porte à la fois sur le corps et sur la population, sur l’organisme et sur les processus biologiques, et qui va donc avoir des effets disciplinaires et des effets régularisateurs. D’une façon plus générale encore, on peut dire que l’élément qui va circuler du disciplinaire au régularisateur, qui va s’appliquer, de la même façon, au corps et à la population, qui permet à la fois de contrôler l’ordre disciplinaire du corps et les événements aléatoires d’une multiplicité biologique, cet élément qui circule de l’un à l’autre c’est la « norme ». La norme, c’est ce qui peut aussi bien s’appliquer à un corps que l’on veut discipliner, qu’à une population que l’on veut régulariser. La société de normalisation n’est donc pas, dans ces conditions, une sorte de société disciplinaire généralisée dont les institutions disciplinaires auraient essaimé et finalement recouvert tout l’espace – ce n’est, je crois, qu’une première interprétation, et insuffisante, de l’idée de société de normalisation. La société de normalisation, c’est une société où se croisent, selon une articulation orthogonale, la norme de la discipline et la norme de la régulation. Dire que le pouvoir, au XIXe siècle, a pris possession de la vie, dire du moins que le pouvoir, au XIXe siècle, a pris la vie en charge, c’est dire qu’il est arrivé à couvrir toute la surface qui s’étend de l’organique au biologique, du corps à la population, par le double jeu des technologies de discipline d’une part, et des technologies de régulation de l’autre. Nous sommes donc dans un pouvoir qui a pris en charge et le corps et la vie, ou qui a pris, si vous voulez, la vie en général en charge, avec le pôle du côté du corps et le pôle du côté de la population. Bio-pouvoir, par conséquent, dont on peut repérer aussitôt les paradoxes qui apparaissent à la limite même de son exercice. Paradoxes qui apparaissent d’un côté avec le pouvoir atomique, qui n’est pas simplement le pouvoir de tuer, selon les droits qui sont donnés à tout souverain, des millions et des centaines de millions d’hommes (après tout, ceci est traditionnel). Mais ce qui fait que le pouvoir atomique est, pour le fonctionnement du pouvoir politique actuel, une sorte de paradoxe difficile à contourner, sinon tout à fait incontournable, c’est que, dans le pouvoir de fabriquer et d’utiliser la bombe atomique, on a la mise en jeu d’un pouvoir de souveraineté qui tue, 4 M. Foucault se réfère ici à la théorie, élaborée en France, au milieu du XIXe siècle. par des aliénistes, et en particulier par B.-A. Morel (Traité des dégénérescences physiques. intellectuelle, et morales de l'espèce humaine, Paris, 1857; Traité des maladies mentales, Paris, 1870), par V. Magnan (Leçons cliniques sur les maladie, mentales, Paris, 1893) et par M. Legrain & V. Magnan (Les Dégénérés, état mental et syndromes épisodiques, Paris, 1895). Cette théorie de la dégénérescence, fondée sur le principe de la transmissibilité de la tare dite « héréditaire », a été le noyau du savoir médical sur la folie et l 'anormalité dans la seconde moitié du XIXe siècle. Très tôt prise en charge par la médecine légale, elle a eu des effets considérables sur les doctrines et les pratiques eugéniques, et n'a pas manqué d'influencer toute une littérature, toute une criminologie et toute une anthropologie. mais, également, d’un pouvoir qui est celui de tuer la vie elle-même. De sorte que, dans ce pouvoir atomique, le pouvoir qui s’exerce, s’exerce de telle façon qu’il est capable de supprimer la vie. Et de se supprimer, par conséquent, comme pouvoir d’assurer la vie. Ou il est souverain, et il utilise la bombe atomique, mais du coup il ne peut être pouvoir, bio-pouvoir, pouvoir d’assurer la vie comme il l’est depuis le XIXe siècle. Ou à l’autre limite, vous avez l’excès, au contraire, non plus du droit souverain sur le bio-pouvoir, mais l’excès du bio-pouvoir sur le droit souverain. Cet excès du bio-pouvoir apparaît lorsque la possibilité est techniquement et politiquement donnée à l’homme, non seulement d’aménager la vie, mais de faire proliférer la vie, de fabriquer du vivant, de fabriquer du monstre, de fabriquer – à la limite – des virus incontrôlables et universellement destructeurs. Extension formidable du bio-pouvoir qui, à l’opposition de ce que je disais tout à l’heure pour le pouvoir atomique, va déborder toute la souveraineté humaine.

Michel Foucault, Cours du 17 mars 1976, Il faut défendre la société

similaire:

Ce que j\1er semestre du culture Juridique
«Pour que l’on ne puisse abuser du pouvoir, IL faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir» Pour éviter...

Ce que j\2H00 ii/ L’extension de la citoyenneté à l’ensemble de l’empire : l’édit de Caracalla 2H00
«La démocratie grecque était le pouvoir pour chacun des citoyens de débattre, de décider, de juger. C’était une liberté politique,...

Ce que j\Comment parcourir une Entrée Produit 6

Ce que j\Comment parcourir une Entrée Produit 6

Ce que j\Droit constitutionnel
«constitutionnalisme» a inspiré les philosophes des Lumières et la révolution dont le but était de limiter le pouvoir de la monarchie...

Ce que j\La polémique du burkini
«antireligieuse» mais était motivée par des questions de sécurité, que la dissimulation du visage rend impossible l’identification...

Ce que j\Td e2 : Comment étudier un circuit électrique linéaire ?

Ce que j\Comment j’ai fait pour perdre 20 kg
«foie gras». Tout cela n’était pas idéal point de vue santé et laissait présager en réalité un syndrome métabolique, précurseur de...

Ce que j\J’avais 21 ans, vers 1998. Je créchais dans un petit appartement,...
«Le sommeil», «Louise et Thelma», «Pensées amères», «Avec le vent»… ! C’était en 2005. Anis débarquait en force dans l’arène balisée...

Ce que j\Comment étudier la variabilité pharmacocinétique et pharmacodynamique de l’effet des médicaments








Tous droits réservés. Copyright © 2016
contacts
l.21-bal.com