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« Mutations en cours dans la régulation éthique de la recherche : quels enjeux pour les recherches en ethnomarketing ? » Philippe Robert-Demontrond, Professeur des Universités, philippe.robert@univ-rennes1.fr Amélie Bellion, Doctorante en sciences de gestion, amelie.bellion@etudiant.univ-rennes1.fr Anne Joyeau, Maître de Conférences Anne.Joyeau@univ-rennes1.fr CREM UMR CNRS 6211, Université Rennes 1 Résumé : L’article s’intéresse au phénomène croissant de cadrage formel et institutionnel des pratiques scientifiques. Après les sciences biomédicales, les sciences humaines et sociales doivent aujourd’hui faire face à un bouleversement des pratiques, marqué par un recours intensif aux normes éthiques. Cette généralisation disciplinaire des préoccupations éthiques soulève un certain nombre de problèmes, essentiellement liés à la tendance à une application uniforme des principes de codification de l’éthique. L'ethnomarketing en particulier est concerné par cette « vague normative ». Une réflexion critique est menée, à travers un exposé des limites, des risques et des enjeux que ce mouvement représente pour cette méthodologie en fort développement en comportement du consommateur. Mots clés : éthique de la recherche, codes de conduite, comités d'éthique, ethnomarketing, méthodes ethnographiques The article takes an interest in the growing phenomenon of formal and institutional framing of scientific practices. After biomedical sciences, social sciences, now, have to face a disruption of practices, marked by an intensive recourse to ethical norms. This disciplinary generalization of ethical concerns raises several problems, mainly related to the tendency to uniform implementation of ethical codification principles. Ethnomarketing (or “market-oriented ethnography”) in particular is concerned by this “normative wave”. A critical reflection is led, through the exposition of limits, risks and stakes that this phenomenon represents for this growing methodology in consumer behavior. Key words: research ethics, codes of conduct, ethics committees, ethnomarketing, ethnographic methods Introduction Les méthodologies adoptées et/ou développées par les recherches en marketing ne cessent d'évoluer. L’ethnomarketing s'impose ainsi nouvellement dans le champ académique, suscitant un intérêt marqué pour ses capacités heuristiques (Badot et alii, 2009). "Ethnographie orientée marché" (Arnould & Wallendorf, 1994), "ethnologie du proche appliquée à la consommation" (Badot et alii, 2009), cette approche s’inscrit dans l’orbe de l’Interpretative Consumer Research (ICR), courant scientifique qui valorise, dans l’étude des comportements de consommation, les systèmes symboliques et les marqueurs de signification. Elle s’inscrit également dans le champ paradigmatique de la Consumer Culture Theory (CCT), en ce qu’elle tend à étudier le comportement du consommateur en situation réelle, au travers un prisme culturel (Arnould & Thompson, 2005) - ambitionnant de décoder les fonctions latentes des systèmes symboliques (Badot et alii, 2009), des rituels (Desjeux, 1997 ; Badot & Lemoine, 2008), et visant à identifier les invariants et structures inconscientes qui guident le comportement du consommateur (Desjeux, 1997 ; auteur 1, 2009). L’un des intérêts majeurs de cette méthodologie réside dans la nouveauté des perspectives ouvertes. L'ethnomarketing permet notablement, au plan théorique, de s’assurer de la validité des discours, de la réalité des pratiques évoquées par les consommateurs ; de contrôler "l’intelligibilité des traitements quantifiés" (Arborio & Fournier, 2005, p. 6) ; de ne pas exclusivement se fonder, pour l'interprétation des comportements et des discours sur les comportements, sur des cadres analytiques préexistants (etics) - et ce, en étant attentifs aux significations, aux catégories culturelles (emics) élaborées par les publics étudiés. Sa pertinence managériale tient en particulier à sa puissance prospective (Badot et Lemoine, 2008) - liée à sa capacité à détecter les signaux faibles de marché (auteur 1, 2008). Ce qu'appuie significativement, d'une part, l'exploitation de nouvelles "technologies de l'attention" - nouvelles formes d'investigation, d'observation et d'enregistrement des observations, comme la vidéographie ethnographique, l'anthropologie visuelle (Dion, 2007) -, et d'autre part, l'exploitation de nouvelles formes d'observation participante - comme la netnographie (Kozinets, 2002 ; Bernard, 2004), ou la twetnographie (Galan & Vignolles, 2009). Très prometteur donc, l'ethnomarketing se heurte cependant au développement d'une tendance lourde, au plan sociétal, qui risque de sévèrement borner ses potentialités méthodologiques : l’inclination à une juridictionnalisation des pratiques. Ce phénomène de régulation formelle des relations sociales, de construction de référentiels normatifs pour le contrôle de la conduite des rapports inter-individuels, relève très largement d'une logique de gestion des risques. Ce qui l'anime ainsi est, profondément, un souci de prévention des problèmes juridiques (qui s'accroissent, à mesure de la judiciarisation des rapports sociaux). Les sciences sont pleinement concernées par ce mouvement : notamment, originellement, celles biomédicales. Bénéficiant d'un cadre épistémologique ad hoc (positiviste, inclinant à un cadrage strict des pratiques scientifiques, au plan technique, méthodologique), celles-ci vivent ce qu'il est devenu commun de nommer le « tournant éthique » de la recherche en s'appareillant, depuis quelques années, de normes, de codes de conduite, de comités d'éthique en charge du contrôle des procédures, de l'évaluation et de l'autorisation des projets de recherches. Les sciences humaines et sociales (SHS) sont aujourd’hui également touchées. Une tendance marquée en faveur de la diffusion transnationale mais aussi et surtout transdisciplinaire des modèles de bonne conduite scientifique se révèle ainsi en cours (Ashcroft, 2003). L'Europe entre dans cette dynamique de juridictionnalisation de la recherche ; la France est prise dans ce mouvement (Fassin, 2008a ; 2008b ; Vassy, 2009). Plusieurs disciplines des SHS y ont récemment édité, ou envisagent actuellement d’éditer, des codes de conduites, des référentiels normatifs de pratiques d'enquête. La recherche académique en marketing ne peut durablement se tenir à l'écart. L'ethnomarketing, dès alors, va être impliqué. Or, ce type d’enquête présente des particularités épistémologiques et méthodologiques qui, relativement à toute entreprise de généralisation du modèle éthique actuellement dominant, posent problème. Après un descriptif approfondi de ce modèle, nous démontrerons que les mécanismes actuels de formalisme de l’éthique scientifique, tels qu’empruntés aux systèmes de régulation des pratiques en sciences biomédicales, ne sont pas applicables à l’ethnomarketing. Nous pointerons et illustrerons alors, en nous fondant notamment sur nos propres expériences de recherche, plusieurs des problèmes qui se posent. 1. Principes de la juridictionnalisation de la recherche Depuis quelques années, les relations sociales sont de plus en plus cadrées, formellement, par des systèmes de régulation tels que les codes de conduite et les normes éthiques. Les grandes phases de ce processus, qui s'étend aux pratiques de la recherche académique, sont décrites ci-après (1.1) ; avant que soient détaillés les principes fondamentaux de la régulation éthique de la recherche (1.2). 1.1. La juridictionnalisation en cours des pratiques scientifiques Témoignant d’un recours accru au concours du juridique dans l’énonciation publique du "devoir faire", le phénomène de juridictionnalisation s'étend progressivement à l’ensemble des secteurs d’activité - y définissant des normes comportementales, établissant formellement l’acceptable et l'inacceptable, pointant l’interdit tout en s’assurant, par la création d’instances de régulation (comités d’éthique), du respect des référentiels mis en place. Au préalable, ce recours à la norme doit être distingué du recours au judiciaire, dans le règlement des conflits et des litiges. Ce que caractérise la notion de judiciarisation (Commaille & Dumoulin, 2009). Notions coextensives : la juridictionnalisation des pratiques, en institutionnalisant un cadre normatif orientant les comportements, vise effectivement à limiter la judiciarisation, en prévenant les recours à l’appareil judiciaire, en minimisant la possibilité de survenue des problèmes. Dans cette perspective, la régulation formelle des comportements se matérialise par l’édition de codes de conduite et de chartes éthiques. Le monde scientifique n'est pas en dehors de ce processus. La régulation éthique y a encadré en premier lieu les comportements techniques et scientifiques des chercheurs en Sciences de la Vie et de la Santé (SVS). Les sciences biomédicales ont ainsi été les premières à connaître une réglementation formelle des conduites. La découverte traumatisante des pratiques inhumaines du régime nazi a été le moteur principal à l’entreprise de la formalisation rigoureuse des droits des sujets et par extension, des devoirs des scientifiques. Le Code de Nuremberg (1946-49) marque ainsi la première codification des pratiques scientifiques. En prenant appui sur ce texte de référence dont elle reprend certaines règles, la Déclaration d’Helsinki (1974) viendra structurer davantage les conduites. Celle-ci, fréquemment complétée par des amendements depuis lors, fait aujourd’hui encore mondialement autorité. Ces deux premiers référentiels généraux vont par ailleurs être enrichis par des écrits qui accentueront la diffusion de la juridictionnalisation des comportements scientifiques. Le rapport Belmont (Ethical Principles and Guidelines for the Protection of Human Subjects of Research) publié en 1978 sera à l’origine de l’édition des chartes éthiques et des codes de conduite. On assiste dès lors à la mise en place d’un modèle de régulation "top-down", directif, appuyé par la création d’instances de contrôle. Ces instances ou comités, ad hoc1, ont alors un réel pouvoir sur la conduite d’une recherche dont ils peuvent être le moteur ou le frein. Contre toute logique d’auto-régulation personnelle (Ashcroft, 2003 ; Miller & Boulton, 2007) et d’évaluation individualisée du caractère éthique, la juridictionnalisation de la recherche bureaucratise la protection du sujet contre tout « risque de dommage ». On voit alors apparaître des chartes éthiques édictant les devoirs des chercheurs par l’énonciation des droits des enquêtés. La conduite d’une recherche devient alors dépendante d’un double système de contrôle : les règles écrites et l’approbation d’un comité d’éthique. C’est ainsi que le monde scientifique entre progressivement dans un mécanisme de règlementation structuré, loin du simple engagement moral. Progressivement, on assiste à un triple mouvement d’élargissement des chartes éthiques : i) un élargissement géographique d'abord - d’aucuns parlent d’universalisation (Cefaï & Costey, 2009) - par la diffusion mondiale d’une préoccupation commune de structuration d’un cadre normatif des pratiques scientifiques 2 ; ii) un élargissement disciplinaire ensuite - par la généralisation du modèle de régulation emprunté aux sciences dites « dures » à l’ensemble des recherches impliquant le concours d’un sujet humain, telles les sciences de l’homme et de la société (SHS)3 ; iii) un élargissement institutionnel, enfin - le cadrage normatif des pratiques scientifiques tendant de fait à s’étendre aujourd’hui à des recherches qui ne relèvent plus nécessairement de financements publics. 1.2. Principes fondamentaux de la régulation éthique de la recherche Deux principes président au fonctionnement des codes de conduite et chartes éthiques : la logique de bienfaisance et la notion de respect des personnes. De ces deux principes naissent deux règles pratiques de conduite de la recherche, respectivement celle de minimisation des risques et maximisation des bénéfices (i) ; et celle d’information et de consentement des sujets (ii). i) Le principe de minimisation des risques et de maximisation des bénéfices Le rapport dans lequel s’inscrivent le chercheur et l’enquêté est souvent asymétrique, positionnant le sujet dans un état "agentique" (selon l'expression de Milgram), menaçant ainsi son autonomie morale. C’est ainsi que les codes de conduite invitent les chercheurs à adhérer au principe de respect inconditionnel de la dignité de la personne, reconnue comme droit fondamental. Le sujet doit dès alors être envisagé comme un individu per se, comme une personne et donc comme une fin en soi. S’opère alors un changement lexical amenant l’idée d’un enquêté « partenaire » (Miller & Boulton, 2007) et non pas simple sujet étudié. La vision déontologique du droit des enquêtés doit être complétée par la perspective téléologique de la recherche envisagée. Celle-ci rend l’engagement d’une recherche tributaire d’une évaluation coûts/bénéfices acceptable. Le bilan du rapport risques/avantages, fonction de l’intérêt scientifique du projet, de l’importance de la question traitée et de l’efficacité de la méthodologie envisagée, doit être satisfaisant. L’évaluation du risque encouru par les sujets doit être effectuée à l'aune des apports de la recherche: « avantage certain pour la communauté, risque nul ou minime pour l’individu » (CCNE, 1993).4 Pour le sujet, le risque peut être physique mais aussi psychologique (expérimentations dégradantes, stressantes) et psychosociologique (expérimentations affectant irréversiblement ou non la nature des représentations sociales immanentes au groupe de référence). Ce dernier risque peut survenir lors de la délicate phase de publication des résultats. Sa prévention implique pour le chercheur une limitation des effets néfastes par une pratique, initialement recommandatoire et progressivement devenue obligatoire (Roux, 2009), d’anonymisation des données. ii) Le principe d’information et de consentement des sujets Premier article du Code de Nuremberg, l’obligation d’obtenir le consentement des sujets est devenue une condition impérieuse pour la conduite des recherches. Dans l’essentiel des codes de conduite actuellement existants, toute étude ne justifiant pas de l’obtention d’un consentement du sujet exprès, libre, éclairé et révocable à tout instant est jugée illégitime. Reprenant ce principe, édicté dans la loi 88-1138 du 20 Décembre 1988 (Art. L.209-9), régulant originellement les pratiques biomédicales, le CCNE définit le consentement comme : i) exprès, s’il est donné par écrit, ou en cas d’impossibilité, attesté par un tiers indépendant des chercheurs ; ii) libre, si le sujet est légalement apte d’accepter ou de refuser sa participation (les mineurs devant fournir une autorisation formelle de leurs parents ou tuteurs), et si les chercheurs s’abstiennent de toute pression, coercition, ou incitation forte (rétribution monétaire, matérielle, institutionnelle, etc.) ; iii) éclairé, s’il a été suffisamment informé, s’il a compris l’information et a pu disposer d’un délai de réflexion avant de signifier son choix ; iv) révocable, enfin, si le sujet est informé qu’il a la possibilité à tout moment de cesser de participer à l’expérimentation sans encourir de sanction ou de reproche. Pour prétendre à une information suffisante, les codes de conduite recommandent par ailleurs la publication : i) des orientations et des objectifs du projet ; ii) de l’identité des financeurs, et le cas échéant, des commanditaires de la recherche ; iii) des modalités pratiques de la recherche : la méthodologie envisagée, la durée estimée de l’enquête : iv) des modalités de préservation de la confidentialité des résultats et de l’anonymat des participants ; v) des usages prévus des résultats obtenus ; vi) des risques et contraintes potentiels pour les sujets ; vii) de l’existence d’une clause offrant la possibilité au sujet de se retirer de la recherche en cours à tout moment, sans préjudice. Au-delà de ces informations pratiques, le chercheur doit être en mesure de fournir à l’enquêté sollicité, l’ensemble des informations qu’il désire connaître. |