15 janvier
1964 Table des séancesMesdames, Messieurs,
Dans la série de conférences dont je suis chargé par
la sixième Section de l’École pratique des Hautes études, je vais vous parler des
Fondements de la psychanalyse.
Je voudrais seulement aujourd’hui vous indiquer
le sens que je compte donner à ce titre et au mode sous lequel j’espère y satisfaire.
Pourtant il me faut d’abord me présenter devant vous…
encore que la plupart, ici,
mais non pas tous, me connaissent
…car les circonstances font qu’il me paraît approprié d’y introduire la question préalable,
à vous présenter ce sujet :
«
En quoi y suis–je autorisé ? »
Je suis autorisé à parler ici devant vous de ce sujet de par l’ouï–dire d’avoir fait par ailleurs ce qu’on appelait un «
séminaire » qui s’adressait à
des psychanalystes. Mais comme certains le savent, je me suis démis de cette fonction à laquelle j’avais, pendant dix ans, vraiment voué ma vie, en raison d’événements survenus à l’intérieur de ce qu’on appelle une
société psychanalytique, et nommément celle qui m’avait précisément confié cette fonction.
On pourrait soutenir que ma qualification n’est pas pour autant mise en cause pour remplir ailleurs
cette même fonction. Je tiens pourtant provisoirement
la question pour suspendue.
Et si je suis mis en demeure de pouvoir, disons, seulement
donner suite à cet enseignement qui fut le mien, je considère que je dois commencer…
avant d’ouvrir ce qui se présente
donc comme une nouvelle étape
…je dois commencer par les remerciements que je dois de cette possibilité, à M. Fernand BRAUDEL, président de la
Section des Hautes études, qui me délègue ici devant vous, à la
grâce de qui je dois, en somme, de pouvoir le faire sous l’égide de cette École hautement honorée…
M. BRAUDEL, empêché, m’a dit son regret
de ne pouvoir être présent au moment
où aujourd’hui je lui rends cet hommage
…ainsi que ce que j’appellerai la noblesse
avec laquelle en cette occasion, il a voulu parer
à la situation de défaut où j’étais…
pour un enseignement dont, en somme,
ne lui était parvenu rien d’autre
que le style et la réputation
…pour que je ne sois pas purement et simplement
réduit au silence.
Noblesse est bien le terme dont il s’agit
quand il s’agit, en somme, d’accueillir celui qui était dans la position où je suis : celle d’un
réfugié.
Il l’a fait aussi vite d’y être suscité
par la vigilance de mon ami Claude LÉVI–STRAUSS,
dont je me réjouis qu’il ait bien voulu aujourd’hui me donner sa présence et dont il sait combien
m’est précieux ce témoignage de l’attention
qu’il porte à un travail, au mien, à ce qui
s’y élabore en profonde correspondance avec le sien.
J’y ajouterai mes remerciements pour tous ceux qui, en cette occasion, m’ont marqué leur sympathie, jusqu’à aboutir à la complaisance avec laquelle
M. Robert FLACELIÈRE, directeur de l’
École Normale Supérieure, a bien voulu mettre
à la disposition de l’École des Hautes études, cette salle sans laquelle je ne sais pas comment j’aurais pu vous recevoir, d’être venus si nombreux, ce dont je vous remercie du fond du cœur.
Tout ceci concerne donc la base…
en un sens je dirai «
local » voire
militaire de ce mot
…base pour mon enseignement.
Mais je me permets d’aborder maintenant
ce dont il s’agit : les
Fondements de la psychanalyse.
Pour ce qui est des fondements de la psychanalyse, mon séminaire y était, si je puis dire, impliqué.
Il en était un élément :
puisqu’en somme il contribuait à la fonder in concreto,
puisqu’il faisait partie de la praxis elle–même,
puisqu’il y était intérieur,
puisqu’il était dirigé vers ce qui est un élément de cette praxis, à savoir la formation de psychanalystes.
J’ai pu, dans un temps – ironiquement – définir…
provisoirement peut–être, mais aussi bien :
faute de mieux, dans l’
embarras où je pouvais être
…un critère de ce que c’est que la psychanalyse, comme : «
le traitement distribué par un psychanalyste ».
Henry EY…
qui est ici aujourd’hui
…se souviendra de cet article puisqu’il fut publié dans ce tome de l’encyclopédie
1 qu’il dirige.
Il me sera d’autant plus aisé d’évoquer…
puisqu’il est présent
…le fait du véritable acharnement qui fut mis à faire retirer de ladite encyclopédie, ledit article,
au point que lui–même…
dont chacun sait les sympathies qu’il m’accorde
…fut, en somme, impuissant à arrêter cette opération obtenue par un comité directeur où se trouvaient précisément des psychanalystes !
Cet article…
qui sera recueilli, dans ce que j’essaie
de faire pour l’instant, pour un certain nombre de mes textes, à savoir une édition
…vous pourrez, je pense, juger s’il avait perdu
son actualité.
Je le pense d’autant moins que toutes les questions que j’y soulève sont celles–là mêmes présentes, présentifiées à la fois par le fait que je suis ici dans la posture qui est la mienne pour introduire toujours cette même question :
«
Qu’est–ce que la psychanalyse ? »
Sans doute y a–t–il là plus d’une ambiguïté
et cette question est–elle toujours…
selon le mot dont je la désigne dans cet article
…une «
question chauve–souris ».
De
l’examiner au jour, tel est ce que je me proposais.
D’où…
de quelque enseignement où je doive
vous le proposer aujourd’hui à la place
…la place d’où je réaborde ce problème…
le fait qu’on puisse la définir comme une place qui a changé,
qui n’est plus tout à fait au dedans,
dont on ne sait pas si elle est en dehors
…n’est pas ici anecdotique.
Et c’est bien pourquoi je pense que vous ne verrez
de ma part ni recours à l’anecdote, ni polémique d’aucune sorte si je pointe ceci qui est un fait : c’est que mon enseignement – désigné comme tel –
a subi de la part d’un organisme qui s’appelle
le
Comité exécutif de cette organisation internationale
qui s’appelle l’
International Psychoanalytical Society, une censure
qui n’est point ordinaire.
Puisqu’il ne s’agit de rien de moins que de faire
de la proscription de cet enseignement…
qui doit être considéré comme
nul en tout ce qui peut en venir quant à l’habilitation au registre de cette société d’un psychanalyste
…à faire de cette proscription, la condition d’affiliation de la société à laquelle j’appartiens.
Ceci encore n’est pas suffisant :
il est formulé que cette affiliation ne sera acceptée que si l’on donne des
garanties pour que mon enseignement ne rentre, à jamais, par cette société, en activité pour la formation des analystes.
Il s’agit donc là de quelque chose qui est proprement comparable à ce qu’on appelle en d’autres lieux,
«
l’excommunication majeure ».
Encore celle–ci…
dans les lieux où ce terme est employé
…n’est–elle jamais prononcée sans possibilité de retour.
Elle n’existe, elle n’existe pourtant sous cette forme que dans une communauté religieuse désignée
par le terme indicatif, symbolique de la Synagogue.
C’est proprement ce dont SPINOZA fut l’objet en deux étapes : le 27 juillet 1656…
singulier tricentenaire, puisqu’il
correspond au tricentenaire de FREUD
…le 27 juillet 1656, SPINOZA fut l’objet du
חרם [herem]
, excommunication qui répond bien à cette
excommunication majeure.
Il attendit quelque temps…
pour compléter notre tricentenaire
…pour être l’objet du
Chammata, lequel consiste
à y ajouter cette condition de
l’impossibilité d’un retour.
Ne croyez pas, là non plus, qu’il s’agisse d’un jeu métaphorique, qu’il serait en quelque sorte puéril d’agiter au regard du champ – mon Dieu – long autant que sérieux, que nous avons à couvrir.
Je crois – et vous le verrez – qu’il introduit
quelque chose…
non seulement par les échos qu’il évoque,
mais par la structure qu’il implique
…il introduit quelque chose qui serait au principe
de notre interrogation concernant
la praxis psychanalytique. Je ne suis, bien entendu, pas en train de dire…
car ce ne serait pas impossible
…que la communauté psychanalytique est une Église.
Mais incontestablement la question surgit de savoir ce qu’elle peut bien avoir qui fait ici écho
à
une pratique religieuse. Nous y viendrons et nous verrons
que cette voie ne sera pas, pour nous, inféconde.
Aussi bien n’aurais–je même pas à accentuer ce fait…
pourtant en lui–même plein de relief de porter avec lui je ne sais quel relent de scandale
…si…
comme tout ce qui s’avancera aujourd’hui
…vous ne pouviez être sûr d’en retrouver,
dans la suite, l’écho d’une utilisation.
Bien sûr, ce n’est pas là dire que je suis,
en de telles conjonctures, seulement un sujet
indifférent.
Ne croyez pas que pour moi, pas plus que pour l’intercesseur…
dont je n’ai pas hésité à l’instant à évoquer
ce en quoi il peut servir en une telle occasion, de référence, voire de précédent
…pas plus pour moi que…
je le suppose
…pour lui, ce n’est là
matière à comédie,
au sens de
matière à rire.
Néanmoins je voudrais au passage…
parce que c’est là quelque chose qui peut
vous témoigner d’un certain niveau
de la perception analytique
…préciser que quelque chose ne m’a pas échappé
d’une vaste
dimension comique dans ce détour.
Elle n’appartenait pas au registre de ce qui se passe au niveau de cette formulation, celle que j’ai appelée «
excommunication ».
Elle appartenait plutôt au fait qui fut le mien pendant deux ans, de savoir que j’étais…
et très exactement par ceux–là qui étaient à mon endroit, dans la position de
collègues, voire d’
élèves…dans la position d’être ce qu’on appelle «
négocié ».
Car ce dont il s’agit, c’était de savoir dans quelle mesure les concessions faites au sujet de la valeur habilitante de mon enseignement pouvaient être mises en balance avec ce qu’il s’agissait d’obtenir d’autre part : l’habilitation de cette société.
Je ne veux pas laisser passer cette occasion…
dans la même perspective que je vous ai dite
tout à l’heure, à savoir de ce que nous pouvons en retrouver dans la suite
…l’occasion de pointer — nous le retrouverons –
que c’est là, à proprement parler, quelque chose qui peut être vécu, quand on y est, dans la dimension du comique. Je crois néanmoins que ce n’est peut–être saisi pleinement que par un psychanalyste.
Être «
négocié » n’est pas, pour un sujet humain,
une situation exceptionnelle ni rare, contrairement au verbiage qui concerne la dignité humaine,
voire
Les Droits de l’Homme. Chacun, à tout instant et à tous les niveaux, est négociable puisque –
comme nous l’appelons –
toute appréhension un peu sérieuse de la structure sociale est l’échange. Et
l’échange dont il s’agit est
l’échange des individus,
de
supports sociaux qui sont par ailleurs
ce qu’on appelle des sujets, avec ce qu’ils
comportent de droits –
sacrés, dit–on – à l’autonomie.
D’ailleurs chacun sait que la politique consiste
à négocier, et cette fois–ci «
à la grosse »,
par paquets, les mêmes sujets, dits « citoyens »,
par centaines de mille.
La situation n’avait donc rien d’exceptionnel. À ceci près que, par exemple, d’être négocié par ceux que j’ai appelés tout à l’heure
ses collègues, voire
ses élèves,
prend quelquefois, hors de ce jeu, vu du dehors,
un autre nom.
Néanmoins, une saine aperception des choses concernant le sujet…
même quand ce sujet est en position de
Maître…
une saine aperception de ce qu’il en est réellement du sujet humain :
à savoir de ceci que sa vérité n’est pas en lui mais dans un objet,
à savoir que dans quelque position qu’on soit, cet élément qui est proprement l’élément de comique pur, surgit, lié à la nature voilée de cet objet.
C’est là
une expérience dont, sans doute, je crois opportun de la pointer, et
de là où je puis en témoigner. Parce qu’après tout peut–être en pareille occasion
serait–il l’objet d’une retenue indue,
une sorte de fausse pudeur, à ce que quelqu’un en témoignât du dehors.
Du dedans, je peux vous dire que cette dimension est tout à fait légitime, qu’elle peut, du point de vue analytique – je vous l’ai dit – être vécue,
et même d’une façon qui, à partir du moment
où elle est aperçue, la surmonte : à savoir vécue sous l’angle de ce qu’on appelle «
l’humour », qui en cette occasion n’est que
la reconnaissance du comique.
Je ne crois pas que cette remarque soit même
hors du champ de ce que j’apporte concernant
Les fondements de la psychanalyse, car «
fondement »
a plus d’un sens et je n’aurais point besoin d’évoquer la Kabbale
pour rappeler qu’il y désigne un des modes de
la manifestation qui est proprement dans ce registre identifié au
pudendum2, et qu’il serait tout de même extraordinaire que dans un discours analytique
ce soit au
pudendum que nous nous arrêtions.
Les «
fondement », ici sans doute, prendraient la forme de «
dessous » si ces «
dessous » n’étaient pas déjà quelque peu à l’air.
Dès lors, je ne crois pas inutile de marquer
que si certains – au dehors – peuvent s’étonner
par exemple qu’à cette négociation et d’une façon très insistante aient participé tels de mes analysés, voire analysés encore en cours et s’interroger comment une chose pareille…
si tant est qu’elle soit au dehors objet de scandale…peut–elle être possible, si ce n’est qu’il y a dans les rapports de vos analysés à vous quelque discorde qui mettrait en question la valeur même de l’analyse.
Entendez que c’est justement de partir de ce qui, dans ce fait, peut être matière à scandale, que nous pouvons pointer mieux et d’une façon plus précise concernant ce fait qui s’appelle
la psychanalyse didactique…
cette
praxis ou cette étape de la
praxis qui est laissée par ce qui se publie…
tant à l’intérieur que, bien entendu,
a fortiori, à l’extérieur de la psychanalyse
…complètement dans l’ombre
…d’apporter, justement, quelque lumière concernant ses buts, ses limites, ses effets.
Ce n’est plus là une question de
pudendum, c’est question effectivement de savoir ce que,
de la psychanalyse, on peut, on doit attendre
et de ce qui doit s’y entériner comme frein,
voire comme échec.
C’est pour cela que j’ai cru ne rien devoir ménager, mais plutôt poser ici, comme un objet…
dont j’espère que vous verrez plus clairement,
à la fois les contours et le maintien possible
…le poser à l’entrée même de ce que j’ai maintenant
à dire au moment où devant vous j’interroge :
«
Qu’est–ce que les fondements – au sens large du terme –
de la psychanalyse ? »
Ce qui veut dire :
qu’est–ce qui la fonde comme praxis ?
Qu’est–ce qu’une praxis ?
Il me paraît douteux que ce terme puisse être considéré comme impropre concernant la psychanalyse.
C’est le terme le plus large pour désigner une action concertée par l’homme…
quelle qu’elle soit
…qui le met en mesure de traiter, dirais–je,
le
réel par le
symbolique. Qu’il y rencontre plus ou moins d’
imaginaire ne prend ici que valeur secondaire.
Cette définition de la praxis s’étend donc fort loin.
Il est clair que nous n’allons pas comme DIOGÈNE
nous mettre à rechercher, non pas un homme,
mais notre psychanalyse, dans les différents champs,
très diversifiés, de la
praxis !
Nous prendrons plutôt avec nous notre psychanalyse
et nous allons voir que tout de suite elle nous dirige vers des points assez localisés, dénommables, de la
praxis, qui sont même, par quelque transition,
les deux termes entre lesquels j’entends poser la question,
non pas du tout d’une façon ironique mais d’une façon qui est, je crois, destinée à être très éclairante.
Il est bien clair que si je suis ici devant
un auditoire aussi large, dans un tel milieu et avec une telle assistance, c’est pour me demander
si c’est une science et l’examiner avec vous.
Il est clair d’autre part que j’ai mon idée, quand j’ai tout à l’heure évoqué la référence religieuse en précisant bien que c’est de religion
au sens actuel du terme…
non pas d’une religion
asséchée,
méthodologisée, repoussée dans le lointain d’une
pensée primitive…d’une religion telle que nous les voyons s’exercer encore vivantes, et bien vivantes.
Ce que nous pouvons attendre d’un tel discours
n’est pas seulement de classer notre psychanalyse, qui a bien pour nous sa valeur authentique, parfaitement reconnaissable.
Nous savons où nous sommes :
il y a assez de psychanalystes dans cette assemblée, pour me servir, ici, de contrôle.
Mais que, assurément par ce en quoi elle nous permet de poser cette question,
cette psychanalyse…
qu’elle soit digne ou non de
s’inscrire à l’un des
deux registres…
peut même nous éclairer sur ce que nous devons entendre :
par une science,
voire par une religion.
Il est bien clair qu’il est plus décent
que je commence par interroger la science.
Je voudrais tout de suite éviter un malentendu :
on va me dire :
«
De toute façon, c’est une recherche ».
Eh bien là, permettez–moi d’énoncer :…
et même après tout m’adressant un tant soit peu aux
pouvoirs publics pour qui ce terme de «
recherche » depuis quelque temps, semble servir de
schibbolet