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La démonstration scientifique entre image logique et image figurative1 Marion Colas-Blaise Université du Luxembourg, CREM (Université de Lorraine) & CeReS (Limoges) Résumé Mobilisant plusieurs cadres théoriques – philosophique, linguistique et sémiotique –, cette étude distingue deux statuts de la démonstration : celui de la démonstration logique image(ante) et celui de la démonstration par l’image. Plus particulièrement, il s’agit de montrer comment la démonstration par l’image (con)textualisée et esthétisée, qu’il est également possible d’aborder dans le cadre d’une pratique de type argumentatif, « interprète » la démonstration logique ou mathématique, qui est de l’ordre du pré-texte. À cet effet, elles sont associées à deux régimes de construction du sens : la représentation de l’ordre du dire et la présentation qui montre. En quoi la réflexion sur la démonstration contribue-t-elle à accroître la connaissance de l’image (scientifique) ? Si telle est la question de fond, une autre s’impose d’emblée à nous : si le terme « démonstration » abrite celui de « monstration », est-il possible de conférer à la démonstration un double statut, en distinguant entre une démonstration logique ou mathématique qui montre en « faisant image » et une démonstration par l’image ? Une double demande nous est alors adressée : nous devrons scruter les « avatars » de la démonstration, suivant qu’elle est image et « imageante » ou qu’elle se contente de recourir à l’image ; ainsi, à la faveur d’un élargissement de la perspective, il s’agira de voir comment se négocie le passage de l’« image logique » à l’« image figurative » ; enfin, il importera de montrer que la démonstration qui fait image et la démonstration par l’image peuvent être associées à des régimes iconiques différents, qu’on visera à définir à partir des formes que prend la mobilisation du montrer et du dire. Convoquant le bagage conceptuel de la sémiotique, mais aussi de la linguistique pragmatique et de l’énonciation, et nous inspirant librement de la « théorie de la dépiction »2 du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, nous nous proposons ainsi de développer quatre parties : dans un premier temps, nous essayerons de tracer un cadre général, qui permettra, dans le détail du développement de cette étude, de mettre au service de la réflexion sémiotique sur l’image des considérations à la fois logiques ou philosophiques et linguistiques ; un parcours définitionnel apportera ainsi un double éclairage, en menant de quelques définitions de la démonstration qui ont jalonné le parcours de la réflexion philosophique et logique à une approche d’ordre linguistique, qui cherchera à cerner les contours du « texte démonstratif » ; dans un deuxième temps, nous dégagerons des aspects essentiels de la « théorie de la dépiction » wittgensteinienne, en forgeant la notion de démonstration image(ante) ; sur ces bases, nous adopterons, dans un troisième temps, une perspective plus nettement sémiotique, en cherchant à faire correspondre la démonstration image(ante) à un régime spécifique de l’image logique, qu’il importera de confronter avec d’autres régimes de l’image possibles ; enfin, dans un quatrième temps, focalisant l’attention sur la démonstration par l’image, nous nous interrogerons sur les conditions de sa textualisation, de son fonctionnement à l’intérieur d’une pratique, voire de son esthétisation, afin de déterminer le régime iconique auquel elle peut alors être rattachée. 1. La démonstration des points de vue logique et linguistique
On conçoit l’intérêt d’un parcours définitionnel qui mène d’Aristote à Averroès, d’Euclide à Descartes, à Leibniz ou à Frege et Russell. En l’occurrence, on confiera à Aristote le soin de dégager quelques propriétés distinctives du syllogisme démonstratif : Le syllogisme est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d’autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données. Par le seul fait de ces données : je veux dire que c’est par elles que la conséquence est obtenue ; à son tour, l’expression c’est par elles que la conséquence est obtenue signifie qu’aucun terme étranger n’est en plus requis pour produire la conséquence nécessaire3. Dans la foulée, on retiendra, d’une part, que la démonstration comme type spécifique de syllogisme met dans le jeu la déduction, marquée au sceau de la nécessité, et, d’autre part, qu’il est possible de juger de la validité des enchaînements de propositions excluant tout élément « étranger » indépendamment du recours à la référenciation (au renvoi à la réalité). Sans doute la démonstration syllogistique gagne-t-elle à être mise en regard, d’abord, avec la méthode euclidienne, qui fonde la démonstration sur des définitions, axiomes et postulats en même temps que sur des énoncés universels évidents ; ensuite, avec la formalisation poussée des processus de la pensée que conçoivent Leibniz, sensible, dans Nouveaux essais sur l’entendement humain, à l’« espèce de mathématique universelle »4 constituée par la forme des syllogismes, et surtout Frege ou Russell, qui demandent aux systèmes formels artificiels de servir de fondement aux mathématiques5.
Un changement de cap théorique permet de creuser la question de l’agencement de la démonstration avec la proposition « support » à laquelle elle s’adosse. Il n’est pas anodin, en effet, que Philippe Hamon mette la démonstration à contribution dans sa définition de la description : « La description est toujours, plus ou moins, ostentation, de la part du descripteur, de son savoir (encyclopédique et lexical), démonstration tout autant que “monstration” de l’étendue d’un lexique, démonstration aussi de son savoir-faire rhétorique […] »6. Si l’acception large du terme « démonstration » ne doit pas occulter les différences entre la description et la démonstration, on conçoit l’intérêt d’un tel rapprochement : il permet de constituer la relation entre un terme syncrétique global (du type « maison ») et la série de termes organisée sous forme d’explication et de déclinaison – de « dépli paradigmatique », « réglementé » et « ordonnancé »7 – en « modèle » de celle que l’on constate entre, d’une part, une proposition synthétique et, d’autre part, le développement démonstratif débouchant sur une conclusion, grâce à des règles d’inférence. En s’entourant des précautions voulues par les spécificités de la description et de la démonstration, on doit prendre toute la mesure des conséquences d’une telle intrication des notions. En effet, la description se voit conférer un statut de « méta-classement »8. On peut s’en autoriser pour attribuer à la démonstration elle-même une dimension méta-discursive : de la même manière que la description est pour Philippe Hamon une « sorte d’appareil métalinguistique interne amené fatalement à parler des mots au lieu de parler des choses […] »9, la démonstration parle de la proposition synthétique support sur laquelle elle prend appui. À la façon de ces boucles énonciatives réflexives étudiées par Jacqueline Authier-Revuz10, pourrait-on ajouter : de ce point de vue, la démonstration fait retour sur la proposition support, prise comme objet, à la faveur d’un dédoublement énonciatif ; elle est modalisée comme « discours second ». Ainsi se dessine le champ, moins des « non-coïncidences du dire » selon Jacqueline Authier-Revuz, que de la paraphrase, de la traduction, voire de la « tautologie » que Philippe Hamon met en relation avec la description : la démonstration est une espèce de « reprise » en ce qu’elle parle de la proposition support sans la commenter ni la réénoncer vraiment. D’un point de vue pragmatico-sémiotique, on conçoit l’intérêt de la répétition (dépliante) : à l’instar de la description qui, « comme la tautologie, […] ne se contente peut-être pas de répéter une même information à travers la déclinaison de signes différents », la chaîne des déductions fait office d’intensificateur, en mettant la proposition support en relief. Résumons. L’agencement interne de la démonstration a reçu un double éclairage, des points de vue logique et linguistique : d’une part, la démonstration apparaît comme régie par un modèle de type logico-déductif ; de l’autre, elle se présente comme une configuration énonciative qui, en dépliant et en exposant la proposition support à travers une chaîne de déductions, l’assortit d’un dédoublement énonciatif. Les défis lancés de part et d’autre ne sont évidemment pas les mêmes. Nous nous emploierons à nouer les fils en nous appuyant sur la « théorie de la dépiction » de Wittgenstein.
On peut espérer que les réflexions sur l’image logique et la proposition-image dans le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein permettront de caractériser la démonstration logique ou mathématique plus finement. La tâche, certes, est malaisée, en raison de problèmes d’exégèse du Tractatus logico-philosophicus, largement dus à l’oscillation entre une acception figurative de l’image liée à l’idée de reproduction plus ou moins fidèle, et une acception logique ou mathématique. Cette ambiguïté ne semble résolue qu’ultérieurement, quand, au cours des années 1930, le concept d’image se trouve complexifié : « Une image est d’abord ce qui est semblable à son objet, ce qui fait la même impression que l’objet », écrit Wittgenstein, avant de poursuivre : « Par là, on passe par toute sorte de degrés intermédiaires à l’image au sens mathématique, qui est un tout autre concept. Le mot “image” est, précisément, équivoque »11. Aux problèmes d’interprétation, voire de traduction, s’ajoutent les critiques que Wittgenstein a lui-même formulées, dans la Grammaire philosophique ou dans les Investigations [Recherches]philosophiques12. Au fil des écrits, ce n’est pas tant la comparaison entre la proposition et l’image, à la base des réflexions du Tractatus logico-philosophicus, qui est remise en question : comme le souligne Jacques Bouveresse, si Wittgenstein refuse d’instituer la théorie de la proposition-image en théorie explicative de la proposition, il continue d’y recourir13. C’est plutôt la conception « essentialiste » de la représentation qui est soumise à discussion, dès lors que l’attention accordée au « système de la langue » entraîne un déplacement d’accent en direction de la grammaire, des usages des mots et phrases, aux dépens d’un ancrage historique et social dans la « réalité ». Désormais, Wittgenstein écrit que “le tableau me dit soi-même” […]. C’est-à-dire, qu’il me dise quelque chose, cela consiste dans sa structure propre, dans ses formes et couleurs »14. Cependant, même dans ce cas, le rapport entre le langage et la réalité n’est pas négligé ; il est reconfiguré : c’est dans la « grammaire du langage » que doit être trouvée « l’harmonie entre la pensée et la réalité »15. Nous tournant surtout vers le Tractatus logico-philosophicus, nous focaliserons notre attention d’abord sur l’image logique. On notera, d’entrée, que la « méthode de projection », qui relie l’image à quelque chose d’extérieur à elle – à une situation, selon le Tractatus –, doit préserver une communauté de forme ; elle suppose entre l’image et la situation une isomorphie structurelle16. Pour que l’arrangement ou l’articulation des éléments de l’image mis en corrélation biunivoque avec celui des éléments du fait soit le plus adéquat possible, il faut que l’image ait la même « multiplicité logique (mathématique) »17 que ce qu’elle dépeint. Dans ce contexte, trois notions, étroitement interreliées, ouvrent ensemble sur la distinction entre les régimes de l’image : celles de ressemblance, d’arbitraire et, enfin, de possible. Nous les questionnerons plus spécifiquement. 2.1. Image et ressemblance Nous nous attarderons sur la notion de ressemblance, qui appelle à être étendue : si la pensée peut dépeindre la réalité tout en étant privée des « formes » de l’objet que sont l’espace, le temps et la couleur, c’est parce qu’elle est une « image logique des faits »18 (nous soulignons). L’image est appelée « image logique » si « la forme de représentation (Abbildung) est la forme logique »19. Enfin, c’est sur la « logique de la représentation (Abbildung) » que reposent la capacité d’être image (Bildhaftigkeit) et la possibilité de toute « métaphore » (Gleichnis) du dénoté (par exemple, à travers une proposition-image de la forme « aRb »)20. Si la logique fournit l’espace dans lequel la projection est envisageable, on peut fonder une description fine des modes de projection sur les degrés de logicité de l’image. « Jedes Bild ist auch ein logisches. (Dagegen ist z. B. nicht jedes Bild ein räumliches) », écrit Wittgenstein, Gaston Gilles Granger proposant la traduction suivante : « Toute image est en même temps image logique. (Au contraire, toute image n’est pas spatiale) »21. Pour notre part, nous dirons avec Diego Marconi que toute image est « aussi » logique : cette formulation a l’avantage de mettre en avant la distinction entre l’image aussi logique et l’image seulement logique (la pensée)22 ; la ligne de partage est alors fonction de degrés d’abstraction. 2.2. Image et modélisation Précisément, le couple notionnel « arbitraire » / « non arbitraire », au sens où l’entend Wittgenstein, répercute la capacité de symboles conventionnels à abstraire l’image de tout ce qui est « inessentiel », au risque de la ressemblance. Il en va ainsi de l’écriture alphabétique, par opposition à l’écriture pictographique des hiéroglyphes, mais aussi de l’image en sa diversité. À travers les formes de médiation correspondant au tableau, au dessin et au schéma se négocient une stylisation et modélisation croissantes. Ainsi, quand l’image se soumet aux seules contraintes d’une « écriture bidimensionnelle »23, aux dépens des faits temporels, colorés, sonores, etc., elle engage ce que Jacques Bouveresse, établissant une comparaison avec les signes iconiques chez Peirce, appelle la « diagrammaticité »24. Ce que la notion d’image-modèle25 met en avant, c’est sa capacité, non pas d’imitation pure, mais de modélisation à travers la composition d’éléments qui peuvent ne pas être eux-mêmes figuratifs. 2.3. La notion de possible Sans doute la notion de modèle revêt-elle plus d’importance encore à la lumière de celle de possible, avec laquelle elle se combine. On retiendra que cette dernière met dans le jeu la question de la vérité de la dépiction. Wittgenstein écrit ainsi : « L’image représente la réalité (bildet ab) en figurant une possibilité de subsistance et de non-subsistance d’états de choses », avant d’ajouter plus loin : « À la proposition appartient tout ce qui appartient à la projection ; mais non pas le projeté. Donc la possibilité du projeté, non le projeté lui-même »26. L’important, c’est la capacité de l’image logique à se soustraire aux contingences grâce à la modélisation et à ouvrir ensuite sur l’éventail des possibles restitués. Le sens de la proposition réside alors dans le fait de « figure[r] (darstellen) telle ou telle situation », à travers l’agencement des éléments de la proposition (eine Sachlage zusammenstellen), « à titre d’essai (probeweise) »27. L’image logique ainsi conçue peut rester en deçà de la comparaison avec la réalité, et donc en deçà de l’attribution d’une valeur de vérité : l’image peut « figure[r] (darstellen) ce qu’elle figure, indépendamment de sa vérité ou de sa fausseté, par la forme de représentation (Abbildung) »28. Bien plus, la règle de syntaxe récursive, que l’« arbitraire », précisément, ne respecte pas, est posée au départ de la communication d’un « sens nouveau avec des expressions anciennes »29, de la génération d’un nombre potentiellement infini d’expressions. La créativité est ainsi fonction, d’une part, d’une raréfaction des éléments de la reproduction par soustraction de ce qui est « inessentiel » et d’une mise à nu d’une structure possible et, d’autre part, de l’existence de règles régissant les réarrangements des éléments. Il semblerait ainsi, pour résumer, que les notions de ressemblance, de modélisation et de possible projettent une grille d’analyse de l’image logique. Nous entourant de précautions, et sans considérer que toutes les propositions se rapportent à la réalité comme des images à ce qu’elles dépeignent, nous nous en autoriserons pour dégager des régimes de l’image, logique, voire non logique.
Nous inspirant de la « théorie de la dépiction » plus librement, et adoptant une perspective sémiotique, nous viserons à déterminer les régimes de l’image doublement : d’abord, à partir de deux modes de la « dépiction » ; ensuite, à la lumière des stratégies énonciatives impliquant un énonciateur et un énonciataire. Ici et là, les réflexions devront déboucher sur une caractérisation plus fine de la démonstration. 3.1. Les modes de la « dépiction » Nous laissant guider par les acceptions des termes allemands vorstellen, abbilden et darstellen et convoquant la typologie des modes d’existence des contenus dans le champ de présence de l’énonciateur, tels que les a étudiés surtout Jacques Fontanille30, nous avons distingué, ailleurs31, différents régimes de la construction du sens : i) la représentation (Darstellung), qui est réalisante ; ii) la présentation (Abbildung ou Vorstellung), qui correspond soit à la « re-présentation » qui est potentialisante, soit à la « pré-position », qui est virtualisante, soit à la « pro-position », qui est actualisante32. Considérons ces régimes dans l’ordre : i) l’image ou la proposition verbale peut représenter (darstellen) une réalité dans l’exacte mesure où elle comporte une composante « imitative » plus importante, au-delà même de la pertinence proprement dite des éléments de l’image ou de la proposition33 ; dans ce cas, l’image ou la proposition donne à saisir la réalité plus fidèlement, de manière plus im-médiate, en réduisant au minimum les transformations voulues par la « loi de projection ». Représenter, c’est alors mettre en œuvre une énonciation qui attribue aux contenus le mode d’existence « réalisé » : dans les termes de la sémiotique tensive, c’est combiner une zone forte sur l’axe de l’intensité (implication affective, sensible d’une instance d’énonciation) avec une zone forte sur l’axe de l’étendue (qui concerne les manifestations du nombre, de la mesure et l’ancrage dans l’espace et le temps…)34 ; ii) l’image ou la proposition verbale peut reproduire ou « re-présenter » un état de choses. Le mouvement est potentialisant, c’est-à-dire il relègue la réalisation à l’arrière-plan. Privilégiant les relations en général et les combinaisons possibles, l’image ou la proposition verbale présente au sens de « pro-poser » (vorstellen)35 une structure possible et relève ainsi de l’actualisation. On peut franchir un pas ultime, en direction des virtualités du système, de l’éventail des possibles, qui sont « pré-posés ». La virtualisation est alors présupposée par l’actualisation, qui convoque les virtualités afin de proposer un agencement possible d’éléments qui n’agissent qu’en rapport les uns avec les autres. On s’autorise ici de la distinction générale entre ces régimes de la construction du sens pour adopter un point de vue particulier : on déclinera deux modes de la « dépiction » en opposant l’image aussi logique à l’image seulement logique. L’image aussi logique peut soit représenter une réalité, soit re-présenter en reproduisant un état de choses à travers l’établissement d’une connexion (Zuordnung) plus abstraite entre les éléments de l’image (et les relations qu’ils tissent entre eux) et ceux de la réalité36. Enfin, l’image seulement logique fait abstraction de tout mode de réalisation particulier (spatial, temporel…) de la structure : la médiation modélisante fait que la dissociation entre l’image (logique) et l’impression référentielle est maximale. Quel est alors le statut de la démonstration image(ante) ? Que l’on inscrive la réflexion dans le sillage de celle d’Aristote ou d’Euclide, considérant que la conséquence est produite sans qu’aucun terme étranger soit requis, ou que l’on avance que la démonstration « déplie » et « expose » – donne à voir en plaçant sous les yeux – ce qui peut être postulé ou énoncé au départ, on retiendra, ici, le mode de la dépiction propre à l’image seulement logique : plutôt que d’établir une connexion avec un état de choses. la démonstration image(ante) rend compte d’une nécessité interne. Eu égard à la question de la « vérité », on notera que, selon Wittgenstein, la validité du raisonnement est fonction de la rigueur des déductions37. 3.2. Les stratégies énonciatives : le montrer et le dire On sait que la proposition-image « montre (zeigt) la forme logique de la réalité. Elle l’indique (weist auf) »38. Franchissant un pas, nous avancerons que l’image ne se contente pas de montrer : elle peut dire aussi39. Deux questions se posent d’emblée à nous : celle des conditions auxquelles elle dit ; celle de l’articulation du montrer et du dire. À travers le rapport à la vérité, avancera-t-on en réponse à la première question : « La proposition montre (zeigt) son sens. La proposition montre ce qu’il en est des états de choses quand (wenn) elle est vraie40. Et elle dit qu’ (sagt daß) il en est ainsi »41. Il semblerait, de ce point de vue, que l’assertion, dont la vérité ou la fausseté est un trait caractéristique42, échappe (du moins en partie) à la logification, ce qui se traduit par une contextualisation accrue. Seule l’image qui représente est alors en mesure de dire. Dans ce cas, elle n’est pas seulement « imitative » : elle suppose un sujet (re)construisant la réalité et se l’appropriant. À l’isomorphisme structurel (de l’ordre du montrer) s’ajoute la forme prédicative du jugement (de l’ordre du dire), qui peut également produire du nouveau, discursivement, et plus seulement à travers un nouvel arrangement des mêmes éléments. Dans ce cas, l’instance d’énonciation est un sujet au sens où l’entend Jean-Claude Coquet quand, dans une perspective phénoménologique et sémio-linguistique, il n’admet comme sujet que l’instance judicative43. À l’opposé, dans le cas de l’image qui présente, une étendue dans l’espace et le temps faible sanctionne le retrait de la composante du dire, au profit du montrer : quand l’image montre d’elle-même, elle met à profit une force ou intensité intrinsèque. L’actualisation peut être couplée avec le quasi-sujet tel que l’entend Jean-Claude Coquet : le quasi-sujet est pourvu de la « quasi-présence du jugement »44 ; quand elle n’est encore que balbutiante et que, sur le fond des virtualités, des éléments commencent à se mettre en place, le quasi-sujet cède la place au non-sujet, c’est-à-dire à une « instance productrice d’un discours où le jugement n’a point de part, par exemple l’instance pré-judicative du phénoménologue »45, à moins que l’on n’ait affaire à son absentification même, comme semble le suggérer Mathieu Marion : « […] Wittgenstein ne fait pas appel à un “sujet pensant”, car il refuse tout rôle à l’intuition […], pour ne conserver que “l’acte de calculer” »46. L’hypothèse qu’on a cherché à vérifier plus haut se confirme : la démonstration logique ou mathématique est de l’ordre de l’image seulement logique qui présente. Précisément, selon Wittgenstein, la relation interne entre les propositions qui justifie la preuve mathématique et l’inférence logique se montre à nous. Si tel est le cas, c’est sans doute parce que l’abaissement de l’intensité affective et sensible d’un sujet s’impliquant vivement se solde, comme par contrecoup, par l’advenue à la présence d’une force qui se déploie comme d’elle-même. Dans ce cas, nous venons de le suggérer, l’instance énonciative concerne un non-sujet (le seuil où le non-sujet tend vers, mais n’est pas encore vraiment un quasi-sujet). Du coup, et contrairement aux régimes de l’image qui re-présente et, a fortiori, qui représente, le destinateur-récepteur peut ne pas être appelé à participer activement. On dira même que le régime de l’image qui présente se joue, au moment des premiers agencements d’éléments, de la disjonction qui donne forme et existence à une instance énonçante et à son récepteur et fonde leur interaction. Enfin, eu égard à la textualisation de la démonstration, le Tractatus nous amène à nuancer notre position. Dans un premier temps, la mise en regard de la démonstration et de la description a conduit à considérer la démonstration comme un texte, voire à lui attribuer une dimension métalinguistique ou métadiscursive. On dira désormais que la démonstration correspond à un pré-texte actualisé, plutôt qu’aux formes de textualité par potentialisation et par réalisation que mettent en œuvre les régimes de l’image qui re-présente et représente. Certes, elle est pourvue d’une cohésion interne ; cependant, la cohérence, en tant qu’elle prépare sa contextualisation, lui fait défaut. En même temps, en notant dans Investigations philosophiques que « le sujet se montre, ne se dit pas » (nous soulignons), Wittgenstein nous oblige à franchir le pas. En effet, seul le texte sert de support à l’inscription des marques du sujet énonçant. Une question importante surgit alors : à quelles conditions est-il possible de concevoir une démonstration texte répondant à ces exigences ? Une démonstration dotée d’une cohésion interne et d’une cohérence, et qui porte les traces du sujet d’énonciation ? Pour préciser le cadre théorique, nous nous tournerons d’abord vers un article que, partant des Investigations philosophiques de Wittgenstein, Herman Parret consacre à la « mise en discours en tant que déictisation et modalisation »47. 3.3. Démonstration et dé-monstration Traçant la généalogie de l’opposition du dire et du montrer, de Port-Royal à Karl Bühler qui conçoit le discours comme « champ monstratoire »48, Herman Parret opère un déplacement d’accent en direction de ce qui retient l’attention des linguistes : la monstration de l’énonciation49. Dans ce cas, l’accent est mis sur ce que Benveniste appelle la construction de la subjectivité dans le langage. Herman Parret note ainsi : « L’instance d’énonciation se présente dans la monstration quelque peu à la manière d’un indice peircien : le sujet s’investit dans la monstration »50. Dans ce cadre, la « dé-monstration » selon Herman Parret concerne le passage du sujet au « non-sujet »51, la représentation objectivante qui entraîne, comme dans le discours scientifique, une désinscription du sujet. Le simulacre de la « désénonciation » selon Pierre Ouellet52 relève d’une stratégie énonciative usant de « stratagèmes manipulatoires aptes à faire croire précisément que le discours démonstratif est “neutre” et “objectif” »53. Ainsi, au-delà de la présence ou de l’absence de marques de l’énonciation, la démonstration logique et mathématique se distingue de la dé-monstration à travers le statut même de l’instance d’énonciation : alors que la dé-monstration se caractérise par l’effacement des marques de l’énonciation, la démonstration logique et mathématique peut être associée à l’« inexistence » d’un sujet « pensant », qui « présente »54. Cela ne nous dispense pas de nous demander à quelles conditions, et en vertu de quels aménagements, la démonstration peut elle-même devenir un support textuel d’inscription pour un sujet énonçant qui, dans une situation donnée, cultive l’interaction avec l’énonciataire. L’hypothèse est que la textualisation de la démonstration est rendue possible par le recours à l’image, la figure géométrique. On supposera même que la démonstration texte peut épouser les contours de l’argumentation, au-delà même de l’utilisation de la démonstration dans une argumentation. Il faudra alors cerner le changement de son statut et étudier les modalités de sa reconfiguration. L’enjeu est de taille : si les hypothèses sont confirmées, cela voudra dire que la démonstration par l’image peut être rattachée au régime non plus de la « présentation », mais de la « représentation ». La réflexion sera organisée en quatre temps. Pour commencer, nous questionnerons la possibilité d’une appréhension sensible de la figure géométrique. Nous essayerons ensuite de montrer à quelles conditions celle-ci peut être considérée comme un texte-énoncé. Dans la foulée, nous scruterons les modalités de son fonctionnement à l’intérieur d’une pratique de type argumentatif. Nous terminerons en montrant que la prise en compte de ses propriétés plastiques ouvre de nouvelles perspectives.
4.1. L’expérience de la démonstration La démonstration par l’image a-t-elle un fondement sensible ? On envisagera la figure géométrique à la lumière du schéma et du schème, étudiés notamment par Jean-François Bordron et Pierre Ouellet. Jean-François Bordron reconnaît au schème la capacité de concilier l’« incontestable généricité de l’idée de triangle formulée par Descartes » avec l’« incontestable individualité de toute représentation telle que l’avait notée Berkeley »55. Au fondement du sens (de l’intentionnalité) du schéma, lui-même en lien avec les catégories de l’actantialité et du jugement, le schème suppose un sujet sensible, notamment celui de la deixis spatiale et temporelle grâce auquel des « séries » (temporelle et spatiale) se détachent du « chaos sensible »56. Comme le souligne également Pierre Ouellet57 en partant de la polysémie des mots « schème », « schéma » et « schématisation » dans la théorie sémiotique d’inspiration greimassienne, le schématisme concerne les conditions spatio-temporelles auxquelles émergent à la fois les phénomènes proposés à une expérience sensible et perceptive et leurs représentations sémiotiques et métasémiotiques. Précisément, la schématisation donne à voir les morphologies spatio-temporelles qui sous-tendent tant l’expérience sensible d’états de choses plus ou moins contingents que la représentation symbolique, la structuration logico-conceptuelle abstraite. Ainsi conçus, le schème et le schéma font toucher le point même où doivent à la fois être pensées l’articulation des ressources des langages symboliques avec les modes d’apparition phénoménale et celle de la catégorisation avec une appréhension sensible. En déport des opérations intellectuelles impliquées dans la déduction gouvernée strictement par des règles et des conventions, les morphologies spatio-temporelles de la figuration géométrique donnent accès aux configurations propres à une expérience perceptivo-cognitive et sensible. On retiendra en guise d’exemple rapide les enchaînements proposés en ligne de figures géométriques en couleur et « animées », qui fournissent six démonstrations à partir du théorème de Pythagore58 : la permanence et le changement chromatique, mais aussi le devenir de formes qui se chevauchent, apparaissent et disparaissent, se substituant les unes aux autres en produisant une impression de « fondu enchaîné », entraînent une sensibilisation du sujet au mouvement dans l’espace-temps. Celui-ci produit l’impression d’une co-rythmie à la base d’un « sentir avec » dans le maintenant de la sensation et de la perception, où se nouent intimement au présent le passé récent de l’image qui s’efface et le futur proche de celle qui s’ébauche. 4.2. La démonstration par l’image : du texte à la pratique À quelles conditions la figure géométrique peut-elle être considérée comme un texte ? Ensuite, comment le texte est-il pourvu d’un contexte ? Pour rendre compte des modes de saisie de la figure géométrique, nous proposons de considérer les niveaux pertinents du plan de l’expression tels que les conçoit Jacques Fontanille59. Ils permettent, en effet, de rendre compte de l’articulation des unités minimales (signes ou figures) – des éléments matériels et sensibles – avec le texte-énoncé, qui les intègre et leur fait correspondre des formes de contenu et des systèmes de valeurs, du texte-énoncé avec l’objet-support et avec la pratique qui héberge le texte au titre d’une des composantes qui y cohabitent. Soit d’abord le texte. Il se caractérise, avons-nous dit dans un premier temps, par sa cohésion interne et sa cohérence, qui le prédispose à une adéquation avec l’usage attendu. La définition du texte-énoncé que propose Jacques Fontanille met davantage l’accent sur la solidarité du plan du contenu avec celui de l’expression : Un “texte-énoncé” est un ensemble de figures sémiotiques organisées en un ensemble homogène grâce à leur disposition sur un même support ou véhicule (uni -, bi- ou tri-dimensionnel) […] Globalement, le texte-énoncé se donne à saisir, du côté de l’expression, comme un dispositif d’inscription, si l’on accepte d’accorder à “inscription” une vaste extension60. Ensuite, le texte-énoncé ou l’objet-support peuvent être appréhendés au sein d’une pratique. La mise à contribution de celle-ci a le mérite de proposer une « sémiotisation du contexte »61, en mettant l’accent sur l’entre-jeu de l’ensemble des composantes d’une « scène » prédicative : le texte et son support, des éléments de son environnement, un ou plusieurs procès, des actants pourvus de rôles modaux, passionnels…62. La pratique, qui intègre le texte, est responsable, dira-t-on, de sa contextualisation. On mesure alors le chemin parcouru depuis la démonstration logique ou mathématique : la figure géométrique est au moins prise dans une interaction entre énonciateurs ; concrètement, le cadre de la pratique peut accueillir, échanger et (re)distribuer les manifestations d’un faire croire qui vise à emporter l’adhésion de l’énonciataire ; en plus du logos dont dépend la démonstration aristotélicienne, il peut orchestrer la circulation d’« images de soi » chargées de faire connaître l’ethos des sujets impliqués63. Dira-ton que, grâce à la figure géométrique, la démonstration peut être de type argumentatif ? C’est aux travaux de Jean-Blaise Grize qu’on demandera une mise en regard de la démonstration logique et de l’argumentation. 4.3. Démonstration et argumentation Depuis la fin des années 1960, Jean-Blaise Grize cherche à rendre compte de l’argumentation en opposant à la logique formelle les « opérations de pensées » indissociables d’« activités discursives »64. Certes, il définit la démonstration comme « une suite ordonnée de déductions qui se présentent sous forme de propositions dont chacune implique la suivante », avant de souligner que, dans ce cas, « aucune proposition n’apporte une information qui n’est pas contenue dans les précédentes », qu’une « démonstration n’agit que sur le statut des propositions, [qu’]elle les fait passer de la contingence à la nécessité. C’est ce que marquait bien la façon scolaire de les présenter : P. En effet… Donc P. On part de P et on arrive à P »65. Sans surprise, la démonstration scientifique relève ainsi de la « logique-système », qui est un « calcul », plutôt que de la « logique-procès », qui se manifeste à travers des discours66. Il n’est pas anodin que l’absence ou la présence de la contextualisation, qui autorise, voire appelle l’interaction entre sujets, soit érigée par Jean-Blaise Grize en critère distinctif : « On peut alors dire que démontrer est le déroulement d’un calcul qui est conduit sous les yeux du spectateur, tandis qu’argumenter se présente comme une activité de discours entre les acteurs, à laquelle le spectateur participe […] »67. En même temps, il énonce – au moins indirectement – les conditions d’une contextualisation de la démonstration. Ainsi, les couples qu’il décline – le concept et la notion, la déduction et l’inférence, le calcul et la preuve – projettent la grille à travers laquelle peuvent se vérifier le changement de statut de la démonstration et l’infléchissement de sa pratique. En effet, promouvoir la notion au détriment du concept, c’est opter pour la logique-procès qui utilise autant les « dénotations » (que Jean-Blaise Grize appelle « concepts ») que les « désignations » (liées à la référenciation) : si la notion inscrit en creux la participation de l’énonciataire, c’est parce qu’elle « reste liée aux référents que désignent les signes-mots […] »68. Ensuite, la distinction entre le concept et la notion fonde celle entre la déduction et l’inférence : contextuelle, celle-ci met à profit une double ouverture, vers les « préconstruits culturels partagés par les interlocuteurs » et vers les « aspects nouveaux au sein de la situation »69. Enfin, il faut user de preuves qui emportent l’adhésion en alliant la conviction avec la persuasion. L’efficacité du discours démonstratif est tributaire également de la vraisemblance, plutôt que de la vérité interne au raisonnement. Poursuivant le raisonnement de Jean-Blaise Grize, on dira donc que la contextualisation doit répondre à une triple exigence : le basculement du concept vers la notion, qui a une portée référentielle ; la mise sous l’accent de l’inférence, qui est sensible aux variations contextuelles ; enfin, le recours à la preuve, qui est indissociable de l’action exercée sur l’énonciataire. Tel serait donc le cadre théorique d’une pratique de type argumentatif. Nous ajouterons qu’un usage interactionnel de la figure géométrique passe par une temporalisation et une spatialisation. La sémiotisation du temps, qui atteste la prise en main du sujet, peut s’opérer en deux temps : par ordonnancement chronologique et par sélection du moment présent. La transformation du « pré-texte » (logique) en textualité réalisée et l’interaction avec celle-ci peuvent ainsi être le fait d’une narrativisation débrayante qui transforme les étapes du raisonnement en stations d’un parcours où se déploient les relations topochronologiques de nature ana/cataphorique ; l’intérêt, c’est que la mise en perspective débrayante introduit du battement – le risque et la possibilité de la bifurcation – dans ce qui apparaît d’abord régi de part en part par une modélisation théorique construite de manière logico-déductive. Par ailleurs, dans une situation d’énonciation donnée, le sujet peut opter pour une déictisation embrayante. D’un côté, la temporalisation entraîne un affaiblissement du lien de nécessité interne qui régit les chaînes de déductions. Contre le culte de l’apodicticité, le discours démonstratif assigne un rôle central au questionnement et au choix. Plus largement, le passage du savoir devoir être au savoir pouvoir être ouvre la voie à l’évaluation, à une éthique, voire à une esthétique (qui permet, par exemple, de statuer sur l’élégance de la démonstration). De l’autre, la déictisation embrayante extrait une composante de la démonstration, l’isole et la référe au sujet d’énonciation. À quelles conditions est-il alors permis d’envisager une continuité entre la démonstration logique ou mathématique et une pratique de type argumentatif ? Les travaux de Stephen Toulmin, pour lequel la rationalité du discours fait dépendre la validité d’un énoncé de celle de prémisses, en vertu de règles admises dans une communauté donnée, semblent nous y encourager ; Perelman paraît l’interdire70. On dira que le devenir de la démonstration implique un nouveau mode de connaissance : prise en charge par une pratique de type argumentatif, elle cherche à emporter l’adhésion de l’énonciataire à travers une mise en scène de la validation de l’énoncé. Pour rendre compte de ce changement de statut, l’usage métaphorique des notions d’« interprétation » (au sens musical du terme), d’« exemplification » ou d’« exécution » selon Nelson Goodman71, peut être éclairant. Globalement, le cheminement qui fait passer de la démonstration image logique ou mathématique à la démonstration textualisée et contextualisée est alors conçu sur le mode de l’« exécution » qui, en « exemplifiant », déborde la « partition » proprement dite. Goodman écrit ainsi : « Une exécution musicale exemplifie et exprime aussi normalement bien des à-côtés de l’œuvre ou de la partition. On peut dire par ellipse que l’œuvre exemplifie une propriété si celle-ci est exemplifiée par toutes les exécutions de l’œuvre. Mais ceci se produira rarement, puisque les propriétés exemplifiées non prescrites par la partition ne sont pas constitutives et peuvent varier librement d’une exécution à l’autre […] ». Et il ajoute plus loin : « […] en dépit de la définition des œuvres par des partitions, l’acte d’exemplifier ou d’exprimer au moyen d’une exécution tout ce qui dépasse la partition fait référence dans un système sémantiquement dense, et pose un problème d’ajustement infiniment fin »72. On voit mieux, désormais, en quoi la démonstration par la figure géométrique relève du régime de la représentation. La complexité de l’interprétation (au sens musical du terme) résulte, dirons-nous, de la combinaison du dire avec le montrer. L’« interprétation » qui relève de la « traduction » est monstrative pour autant que l’on consent, dans le sillage notamment de François Recanati, à donner au lexème « montrer » une deuxième acception : il ne s’agit plus seulement de distinguer des régimes de la construction du sens (la représentation de l’ordre du dire, la présentation qui montre), mais de focaliser l’attention sur la manière dont se négocie le rapport du récepteur à l’énoncé ; en « interprétant » la démonstration logique ou mathématique, la démonstration textualisée et contextualisée indique comment il faut l’appréhender ; il est probable que non seulement elle redéfinit le rapport à la connaissance, mais qu’elle ajoute un supplément de sens73. 4.4. Les lectures « représentationnelle », esthésique et esthétique Que les figures géométriques puissent apporter du « nouveau », au-delà même de l’exécution « convenable »74, un ultime déplacement d’accent le soulignera davantage. Au-delà ou en deçà de la contextualisation proprement dite, on s’attardera sur les traits visuels non directement « pertinents »75 qui font que la figure géométrique peut résister à une intégration dans le texte-énoncé de la démonstration et dans une pratique de type argumentatif : le détail contingent, non constitutif du texte démonstratif, ou encore le changement chromatique et l’animation de l’image, soumise aux variations de tempo et de tonicité, s’ils sont considérés en eux-mêmes et pour eux-mêmes. On mettra dans le jeu le diagramme selon Nelson Goodman, dont la réalité est complexe. D’abord, il peut revêtir une triple forme : analogique ou graphique, quand, par exemple, « chaque point sur la courbe […] a sa propre dénotation » ; digitale, quand la courbe « joint simplement tous les points numérotés pour souligner une tendance, les points intermédiaires sur la courbe [n’étant] pas des caractères du schéma » ; mixte, quand un modèle à l’échelle est « analogique eu égard aux dimensions spatiales mais digital eu égard aux matériaux »76. Ensuite, le « schéma diagrammatique » se distingue du « schéma imagé » sur la base du rejet ou du maintien de certains traits jugés contingents dans le premier cas, constitutifs dans le deuxième77. D’où un dernier ensemble de questions : dans quelle mesure la figure géométrique se prête-t-elle à une lecture schématique, certes, mais « imagée », « représentationnelle », c’est-à-dire particulièrement dénotationnelle78 ? Mais aussi, à quelles conditions une prise en considération des propriétés plastiques de la surface matérielle conduit-elle à une suspension des traits visuels « pertinents » au niveau figuratif ? Enfin, en quoi est-ce favoriser une lecture « esthétique »79 ? Pour montrer en quoi les variations chromatiques et les changements de forme contrôlent les voies de passage entre la « diagrammaticité » et les lectures « représentationnelle », mais aussi esthésique et esthétique, on distinguera deux paliers. D’une part, la co-construction (par l’énonciateur et l’énonciataire) d’une représentation plus ou moins iconique d’un mode d’organisation intelligible peut passer par une fictionnalisation déconnectée du contexte, qui bouscule les habitudes cognitives et perceptives. Le schéma, dira-t-on d’abord, n’apporte rien de nouveau ; il se contente de faire voir que les phénomènes et les représentations symboliques et épistémiques sont sous-tendus par des formes communes. Au contraire, l’attention portée aux propriétés plastiques des figures géométriques serait au départ d’une réinvention des rapports de consécution et de causalité entre les images, au profit de configurations inédites. Par ailleurs, il se peut non seulement que le « co-sentir » endigue l’attribution de formes communes à une « réalité » phénoménale et à une représentation de concepts : il arrive que le tempo rapide de la succession des images ou l’assaut des couleurs rendent inopérant l’exercice de l’attention perceptive ; le producteur/récepteur est alors happé par ce qu’il voit, emporté dans un tourbillon qui, à l’encontre d’une aspectualisation unifiante présupposant un sujet et un objet qui s’interdéfinissent, débouche sur un pur « ressenti de présence ». Quant à l’évaluation esthétique à laquelle sont proposées les configurations inédites, elle peut s’appuyer sur le « ressenti esthétique »80 qui tient à l’« isomorphisme » entre les formes que revêt la configuration géométrique et celles qu’emprunte l’état modal et passionnel du sujet. Conclusion Au terme de ces investigations, on dira que la réflexion sur la démonstration a permis de distinguer deux statuts et usages. Si la démonstration logique image(ante) fait se dérouler une chaîne de déductions, déplie et expose une proposition support, la démonstration par l’image ouvre d’autres perspectives : d’une part, elle rappelle que le schéma et le schème donnent une forme commune à la fois à des phénomènes et des états de choses et à des représentations symboliques et épistémiques, autorisant des expériences sensibles, perceptives et cognitives ; d’autre part, elle invite à considérer les conditions auxquelles la textualisation du pré-texte construit de manière logico-déductive et sa contextualisation peuvent être appréhendées dans le cadre d’une pratique de type argumentatif ; enfin, elle jette les bases non seulement d’une co-construction fictionnelle, mais d’une esthétisation. Surtout, ce qu’on a vérifié ainsi, au fil des étapes qui ont conduit de la démonstration conçue comme un modèle de type logico-déductif à la démonstration par l’image textualisée, contextualisée et esthétisée, c’est la capacité de l’image (scientifique) à épouser différents régimes et à endosser différentes fonctions. On espère avoir montré que de la présentation, qu’on a associée à la démonstration image(ante), à la représentation, à laquelle on a rattaché la démonstration par l’image, se négocient et s’éprouvent des combinaisons variables du montrer (que les choses se rapportent ou peuvent se rapporter les unes aux autres, et à un état de choses, d’une certaine manière) et du dire (assertif) : des combinaisons elles-mêmes à l’origine de la production et de la mise en circulation des valeurs. Bibliographie Ruth Amossy (dir.), Images de soi dans le discours. La Construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux & Niestlé, 1999. 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