Rapporteurs : Krassimira Gecheva (Université Paris Dauphine)








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1.4.6Développements des produits d’assurance takaful


Si l’industrie de la banque islamique est encore dans son « enfance », celle de l’assurance islamique n’en est qu’à ses « balbutiements ». Des formes rudimentaires d’assurance existent dans les sociétés musulmanes depuis très longtemps. Les premières entreprises musulmanes d’assurance mutuelle, accompagnant l’expansion de l’activité des commerçants arabes vers l’Inde et l’Asie du Sud-Est18, datent du 2ème siècle de l’ère musulmane (8ème siècle AC).19 Cependant le développement moderne de l’industrie de l’assurance dans les sociétés musulmanes a été fortement retardé. En effet, la mise en place dans certains pays musulmans (à commencer par l’Arabie Saoudite) d’un encadrement réglementaire de cette activité est très récente. Le poids des activités d’assurance dans les pays où la population est majoritairement musulmane est très inférieur à celui que l’on peut observer dans les pays industriels et, même, dans certaines régions émergentes (cf. Graphique 15).

Pour comprendre les raisons du sous-développement de cette industrie dans les économies musulmanes, il faut prendre en considération des facteurs tant culturels, que réglementaires et démographiques. Mais l’explication des carences en matière d’assurance a également une dimension religieuse. En effet, il existe encore d’importantes divergences d’opinion parmi les spécialistes de la loi islamique sur la permissivité du principe même d’assurance. L’organisation de l’assurance moderne comporte, en réalité, des éléments qui contredisent les principes fondamentaux de l’éthique musulmane :

  • Un contrat d’assurance classique implique le paiement régulier (et certain) de primes à la compagnie d’assurance, alors même que le remboursement de l’assuré est conditionnel à la survenance d’un événement futur incertain (un sinistre) et indépendant du contrôle des parties prenantes. Dans ce contrat, par construction, une des deux parties a plus de chances de s’enrichir que l’autre : si un sinistre ne survient pas, la compagnie d’assurance conserve l’ensemble des primes versées sans aucune contrepartie. Il comporte donc des éléments de gharar (incertitude, ignorance, tromperie) et de maysir (spéculation, jeu de hasard), contraires à l’étique de l’Islam.

  • Par ailleurs, les assureurs conventionnels investissent une grande partie de leurs ressources dans des produits rapportant des intérêts, contraires donc aux principes de l’Islam.

Graphique 15 : Pénétration de l’assurance dans diverses régions du monde (primes/PIB en 2006)



Source : Swiss Re, Sigma n°4 (2007)

Ainsi, la définition du concept d’assurance islamique et l’apparition des premières compagnies takaful ont été considérées comme un début de réponse à ce problème.

Les premières compagnies d’assurance takaful ont vu le jour en 1979 (la Sudanese Islamic Insurance Company, au Soudan, et l’Arabic Islamic Insurance Company, à Dubaï). Aujourd’hui, on dénombre plus de 250 sociétés d’assurance islamique dans le monde dont le chiffre d’affaires s’élève à 2,5 milliards de dollars en 2006. Les observateurs prévoient un taux de croissance annuel moyen de près de 13% pour ce secteur. Ce qui permettra à l’industrie à atteindre un chiffre d’affaires de 7,5 milliards en 2015 (Moody’s).

Malgré le développement très dynamique de ce secteur de la Finance Islamique, la croissance de l’industrie takaful est plus inégale et plus faible que celle des autres institutions financières islamiques. Ce marché est ainsi caractérisé par des déséquilibres importants. Des déséquilibres géographiques tout d’abord, les produits d’assurance islamique ayant tardé à se développer dans les pays du Proche et Moyen Orient, comparativement à la Malaisie. Si aujourd’hui ce retard est progressivement rattrapé, le déséquilibre entre les deux principaux centres de la Finance Islamique n’est pas complètement résorbé : alors qu’environ 60% des actifs takaful sont détenus par des acteurs du Golfe Persique (cf. Graphiques 16 et 17), la Malaisie héberge encore près de 90% des clients des compagnies takaful.

Mais, surtout, le marché de l’assurance islamique doit aujourd’hui faire face à un déficit d’offre croissant. La demande pour les produits takaful connaît une croissance soutenue, alimentée par le dynamisme économique, par la réduction de la pauvreté et par une évolution démographique favorable dans les pays concernés. Or, du côté de l’offre, d’importants obstacles empêchent encore l’industrie takaful de répondre de manière adéquate à cette évolution de la demande. La majorité des établissements takaful sont de petite taille et encore insuffisamment capitalisés. Leur capacité de couverture reste, donc, faible, et ils rencontrent encore d’importantes difficultés dans la gestion de leurs actifs (notamment en raison du faible nombre d’actifs financiers éligibles, adaptés aux besoins de l’industrie takaful). Enfin, mais pas en dernier lieu, vient le problème de la réassurance. Il n’existe que très peu de réassureurs islamiques (le premier, Asean Retakaful Limited, n’a vu le jour qu’en 1997) et afin de répondre à un besoin de plus en plus important, les compagnies takaful ont recours aux services de réassureurs conventionnels. Ainsi, en 2006, une partie de l’activité des réassureurs mondiaux comme Munich Re et Hannover Re, a été reconnu halal.

Graphique 16 : Répartition du marché de l’assurance takaful (2006)



Source: La Tribune de l’assurance, n° 111, Avril 2007

Graphique 17 : Répartition des compagnies takaful par pays (nombre de compagnies en 2006)



Source : World takaful report

(1) Dont la plupart sont situées en Arabie Saoudite

(2) Aucune en Inde, qui a pourtant une population musulmane très importante

(3) Dont la majorité est située au Soudan

1.4.7Les défis à relever


Depuis ses débuts, au milieu des années 1970, la Finance Islamique a réussi à affirmer progressivement sa place dans le système financier de nombreux pays musulmans. Loin de demeurer un simple phénomène de mode, elle s’est également affranchie du statut d’industrie de niche, pour devenir un rouage important dans les circuits de financement de ces économies.

Comme toute autre industrie naissante, au fur et à mesure qu’elle a pris de l’ampleur, la Finance Islamique a dû relever de nouveaux défis et trouver des réponses à de multiples interrogations. Pour affirmer la place qu’elle a réussi à conquérir à ce jour et poursuivre son développement, il lui reste encore d’importantes difficultés à surmonter. Cinq grands sujets reviennent régulièrement dans les nombreux travaux, publications ou discussions sur le sujet :

1.4.7.1La transparence


La question de la transparence n’est certainement pas propre à l’industrie financière islamique mais l’absence de transparence y est incontestablement patente et appelle à une réflexion particulière.

Certes, les publications sur la Finance Islamique « pullulent », et, occasionnellement, passionnent le public, mais, en réalité, on connaît encore relativement mal l’industrie financière islamique et il est toujours très difficile de chiffrer avec précision ce phénomène. Ce manque d’information au niveau sectoriel est révélateur des nombreux problèmes auxquels sont confrontées les institutions financières islamiques en matière de transparence et d’« accoutability ». La collecte de données sur l’ensemble de l’industrie est compromise non seulement par la rareté des données publiées (certaines institutions ne révélant que peu ou pas d’informations sur leurs activités shariah compliant) mais aussi, et surtout, par leur absence d’homogénéité, et donc par l’impossibilité de comparaison ou d’agrégation des données recueillies.

En effet, il n’existe pas de normes comptables homogènes pour les institutions financières islamiques. Elles utilisent ainsi, alternativement, les standards comptables nationaux, les normes IAS ou des normes comptables spécifiques élaborées par certaines institutions nationales ou supranationales. Le traitement comptable des produits financiers islamiques peut donc différer fortement d’un établissement à l’autre, vidant de sens, par conséquent, toute comparaison. Pour ne prendre qu’un exemple, les investment accounts, une des principales ressources pour les banques islamiques, ont à ce jour un statut ambigu. Certaines banques les intègrent dans leur position financière, d’autres les considèrent simplement comme actifs sous gestion et les enregistrent hors bilan. Ceci peut donner une image très différente de la situation et des risques d’établissements qui, a priori, ont des profils similaires.

Ces problèmes, mis en évidence très tôt, sont devenus de plus en plus pressants, à mesure que la croissance des activités libellées shariah compliant s’est accélérée. Des propositions de solutions ont été imaginées et mises en avant, comme par exemple le projet d’élaboration de normes comptables islamiques élaborées par l’AAOIFI. Cette institution s’est donnée comme objectif non seulement de tenter d’homogénéiser les pratiques comptables des institutions financières islamiques, mais également de prendre en considération les spécificités de cette industrie. Ainsi, si les normes FAS (Financial Accounting Standards) sont largement inspirées des normes internationales IAS, certaines différences importantes ont été introduites afin de tenir compte des différences (en matière de risques, de liquidité, etc.) entre les produits financiers classiques et les produits islamiques. Il en va ainsi, par exemple, de la définition d’un actif. Selon IAS, une ressource est considérée comme un actif pour une entreprise si son contrôle engendre un flux futur de profits pour cette entreprise. Selon les normes FAS, un actif est toute ressource susceptible de générer des cash-flows futurs positifs, qu’ils reviennent à l’entreprise qui contrôle l’actif ou non.

Ces initiatives n’ont eu, pour l’instant, qu’un effet très limité, le rôle des institutions comme l’AAOIFI étant purement consultatif et, par conséquent, l’application de ses normes étant simplement facultative.

1.4.7.2La liquidité


Les marchés de produits financiers islamiques sont encore assez peu profonds et liquides, en comparaison avec leurs équivalents conventionnels. Certains compartiments de ces marchés (comme le marché monétaire) sont peu ou presque pas développés et la quasi-absence de marchés secondaires sur certains segments (comme le marché des sukuk) freine leur développement.

Différentes raisons expliquent cet état des lieux. La profondeur des marchés est limitée, d’une part, par les difficultés évidentes de concevoir certains produits financiers tout en se conformant aux principes du Coran, d’autre part, par le cloisonnement persistant des marchés financiers nationaux. Mais une part de la réponse tient également à la nature même, profondément hétérogène, de la Finance Islamique dont on a parlé précédemment.

En effet, la plupart des opérations shariah compliant sont encore très peu standardisées et souvent élaborées sur mesure. Cette diversité est sujette à de nombreuses controverses car si elle stimule l’innovation et permet aux institutions financières islamiques d’adapter leur offre à une demande, par définition, fortement hétérogène, elle a également certains inconvénients, comme le coût plus élevé des produits financiers islamiques. Il est, évidemment, impossible à ce stade d’arbitrer dans ce dilemme et la solution en est probablement complexe. Néanmoins, une standardisation plus poussée dans certains domaines (notamment des procédures et de certains types de produits) contribuerait significativement à l’amélioration de la liquidité des marchés islamiques et, par conséquent, favoriserait la croissance future de l’industrie financière islamique

1.4.7.3La réglementation et la supervision financière


L’affirmation des institutions financières islamiques en tant qu’acteurs importants dans le financement des économies musulmanes soulève également de nombreux défis pour les autorités nationales de supervision et de réglementation financière. L’ampleur du phénomène appelle, en effet, à une réflexion sur l’approche en matière de réglementation financière à adopter. Jusqu’à quel point les règles du jeu doivent-elles être identiques pour les institutions financières islamiques et leurs homologues conventionnels afin de ne pas fausser la concurrence entre les deux ? Et jusqu’où faut-il différencier la réglementation concernant les institutions islamiques afin de créer les filets de sécurité nécessaires compte tenu des risques spécifiques à l’industrie financière islamique ?

La diversité et l’hétérogénéité de l’univers de la Finance Islamique sont, une nouvelle fois, au cœur de cette problématique réglementaire. Il est extrêmement difficile de concevoir des règles uniques pour encadrer les opérations financières islamiques, qui sont, pour la plupart, « taillées sur mesure » ou de réglementer des activités des marchés qui ne sont homogènes ni dans l’espace ni dans le temps.

Mais l’origine des difficultés réglementaires en matière de Finance Islamique réside également dans notre faible connaissance des risques associés à ces produits. Plus encore que la rareté des informations disponibles, la relative nouveauté de la plupart des produits et des institutions islamiques ne nous donne qu’une image tronquée de leur profil de risque et leur comportement n’a encore pas été soumis à l’épreuve d’une crise financière sévère (même si cette situation pourrait évoluer rapidement).

Face à ces préoccupations, les réponses apportées jusqu’à présent sont à l’image de l’industrie elle-même : très diverses et, pour l’essentiel, de dimension locale (ou au mieux régionale). Les quelques initiatives internationales dans ce domaine (comme celles de l’AAOIFI et de l’IFSB) n’ont pas pour l’instant abouti à un consensus. Ainsi certains pays ont mis en place une réglementation spécifique et des organes de supervision dédiés à la Finance Islamique alors que d’autres ont décidé, au nom de la concurrence loyale, d’appliquer le même cadre réglementaire à l’ensemble des institutions financières qu’elles soient islamiques ou non.

1.4.7.4La formation


L’insuffisance du capital humain est, à ce jour, un des principaux freins au développement de la Finance Islamique. L’industrie financière dans son ensemble est une industrie « human capital intensive », selon l’expression consacrée. Mais ce constat s’applique avec d’autant plus de force à la Finance Islamique qu’elle exige un savoir-faire spécifique en plus des connaissances en matière financière. Pour former un expert en Finance Islamique, c’est-à-dire un spécialiste à la fois en droit coranique et en finance, il faut environ 15 ans. Certes, les formations en Finance Islamique se multiplient mais restent, pour le moment, insuffisantes par rapport aux besoins de l’industrie.

Il en résulte une carence en matière de capital humain qui pourrait sembler presque caricaturale. Alors que le nombre d’institutions financières islamiques explose (plus de 300 banques, plus de 250 compagnies d’assurance, etc.), le nombre d’experts en la matière (les fameux shariah scholars) reste encore dérisoire. On en dénombre moins de 100, dont les 12 plus éminents siègent dans les Shariah boards de la plupart des grandes institutions financières islamiques.

1.4.7.5L’innovation


Enfin, l’articulation particulière entre finance et religion que présente la Finance Islamique suscite également des questions sur sa capacité d’intégrer l’innovation et de s’adapter aux évolutions de la demande de produits financiers. Cette discussion peut être abordée sous deux angles différents.

D’un côté, on peut s’interroger si la Finance Islamique en tant que discipline est propice à l’innovation. Autrement dit, dans quelle mesure l’obligation de conformité aux principes de la Charia peut-elle constituer un frein au développement de nouveaux produits financiers ? Il n’est certainement pas évident de trouver une réponse unique à cette question, car les arguments abondent dans les deux sens. En plus des contraintes habituelles – réglementaire, légales ou commerciales, les créateurs de produits islamiques doivent prendre en considération une dimension morale dans leur grille de conception. Mais en même temps, l’univers hétérogène, peu standardisé, de la Finance Islamique et propice aux expérimentations de toute sorte.

Ce qui est certain, en revanche, c’est que la viabilité de ce marché repose en partie au moins sur des éléments de réputation et sur la confiance du client. Une confiance non seulement vis-à-vis de la solidité financière des institutions financières considérées mais également vis-à-vis de leur conformité aux principes de la Charia. Toute innovation, tant en termes de produits qu’en matière d’organisation, doit, pour s’imposer, gagner la reconnaissance des shariah scholars, ce qui ralentit considérablement le processus d’innovation. Plus grave encore, même si plus rare, est l’absence de confiance qui peut déstabiliser les marchés de certains nouveaux produits et parfois même compromettre durablement leur croissance.

Ce problème est revenu, de manière presque anecdotique, en 2006, lorsque, dans une déclaration officielle, le directeur de l’AAOIFI, Cheikh Muhammad Taqi Usmani, a remis en cause le caractère shariah compliant de près de 85% des encours mondiaux d’obligations islamiques. Cette discussion a eu une influence dépressive éphémère sur l’évolution des marchés de sukuk, mais elle illustre parfaitement la fragilité inhérente aux marchés de produits islamiques innovants.

Dans un autre registre, la création de produits dérivés islamiques ou de hedge funds spécialisés suscite également de multiples controverses car la vente à découvert qui fait partie intégrante de ces opérations est en contradiction avec les principes fondamentaux de la Charia. Khalid Howladar de Moody’s a ainsi constaté : « I would propose it is difficult to distance hedge funds from speculation and while many scholars accept the need for risk management and hedging, the financial tools applied are often the same. For the scholar, the tough element will be assessing the compliance strategy – is the hedge-fund investing for profit and hedging or is it pure speculation? » (FT 19/06/08) Ainsi, la création des premiers hedge funds islamiques au début de 2007 n’a pas été suivie autant que le prévoyaient certains spécialistes.

Au-delà de ces débats de fonds, reste à savoir si l’industrie financière islamique a les moyens de ses ambitions et si elle peut soutenir seule les efforts d’innovation. Les carences en matière de capital humain et de formation se révèlent ainsi un handicap considérable et il n’est, peut-être, pas étonnant d’observer que certains instruments financiers islamiques – comme les produits dérivés ou les produits monétaires – sont structurés par des établissements financiers conventionnels pour le compte de clients islamiques.

Malgré ces contraintes, la demande de produits islamiques innovants est de plus en plus forte. L’expansion des institutions financières islamiques en dehors de leur marché domestique – en termes à la fois géographiques et industriels – exige des instruments de plus en plus sophistiqués. Les clients, de leur côté, sont également de plus en plus demandeurs de solutions complètes shariah compliant (one-stop-shop) plutôt que de s’adresser aux établissements islamiques uniquement pour les financements en fonds propres.

L’innovation est ainsi au cœur du futur développement de la Finance Islamique et la capacité des institutions financières islamiques d’assumer un rôle plus actif dans le processus de création de nouveaux produits financiers déterminera, in fine, leur place dans le système financier mondial.

1.4.8La finance des pays musulmans en pleine mutation : de la Finance Islamique aux Fonds Souverains


Pour clore ce premier chapitre qui fait le tour d’horizon de l’univers de la Finance Islamique, il nous semble important de souligner, une fois de plus, le fait que ce n’est pas un phénomène isolé. L’intérêt que l’on peut y porter est justifié dans la mesure où il fait partie intégrante d’un mouvement profond qui, depuis une dizaine d’années, transforme le paysage financier des pays musulmans20. Cette mutation qui a contribué au bouleversement des équilibres financiers mondiaux (ces pays ayant passé du statut d’emprunteurs au statut d’exportateurs nets de capitaux) s’est accompagnée par l’apparition de nouveaux acteurs dont le comportement pourrait laisser une empreinte durable bien au-delà de leur marché d’origine. Il en est ainsi des institutions financières islamiques – banques, compagnies d’assurance et autres fonds d’investissement – mais, également, des fonds d’investissement d’Etat. Les fonds d’investissement souverains (les SWF, sovereign wealth funds) sont un phénomène qui touche l’ensemble du monde émergent (et, même, à la marge, certains pays industrialisés) mais la place que les pays musulmans, en particulier les pays exportateurs de pétrole, y occupent est importante : ils représentent plus de 51% du total des actifs gérés par des fonds souverains en 2007 (soit plus de 1 600 milliards de dollars).

Un fonds souverain musulman ne rentre pas forcément dans la catégorie de fonds islamiques. Si l’on examine la cartographie des investisseurs musulmans (Tableau 3), on constate que l’argument shariah compliant, si cher aux investisseurs individuels (en particulier aux investisseurs aisés, les HNWI), est moins pris en compte par les institutions, qu’elles soient corporate ou SWF. Pourtant, de plus en plus de fonds souverains musulmans intègrent des critères d’investissement éthiques dans leurs décisions d’investissement. Force est également de constater un certain nombre de parallèles bien réels entre les institutions financières islamiques et les fonds souverains et donc de s’interroger sur un éventuel rapprochement, entre ces deux phénomènes :

  • Tout comme pour la Finance Islamique, il n’est pas facile de parler des fonds souverains car la notion de fonds souverain n’est pas un concept économique clairement défini et qu’elle regroupe un ensemble très hétéroclite d’institutions financières. (Cf. Encadré 1)

  • Les deux phénomènes ont connu une évolution étonnamment similaire. Tous les deux existent depuis plusieurs décennies (milieu des années 1970 pour les institutions financières islamiques et un peu plus tôt pour les premières fonds souverains) mais, jusqu’au début des années 2000, ils sont restés peu visibles sur la scène financière mondiale. La Finance Islamique est demeurée un phénomène relativement marginal pendant les trois premières décennies de son existence. De leur côté, les fonds souverains sont restés, jusqu’à récemment, des investisseurs discrets et plutôt passifs. Cette situation a radicalement changé depuis le tournant du millénaire – à la fois quantitativement (le nombre et le poids relatif de ces acteurs ayant littéralement explosé) et qualitativement (leur comportement en tant qu’investisseurs ayant sensiblement évolué).

  • Pour comprendre ce parallèle historique, il faut mettre en exergue deux facteurs communs qui ont influencé la trajectoire à la fois de la Finance Islamique et des investisseurs souverains. En premier lieu, il y a le marché des matières premières. Ainsi, l’augmentation du poids financier des deux types d’institutions au cours des cinq dernières années serait largement, mais pas exclusivement, alimentée par la croissance de l’épargne (publique et privée) de ces économies liée à l’évolution favorable du prix du pétrole (qui est à l’origine de 67% des actifs gérés par des fonds souverains). Mais, l’importance acquise par certains fonds souverains (tout comme le dynamisme des industries financières islamiques comme celle de Malaisie) n’auraient pas été possibles sans la présence d’une volonté politique forte. Les autorités publiques des pays concernés ont soutenu activement le développement de ce type d’institutions afin de s’y appuyer pour renforcer la compétitivité de leurs économies.

  • Les problèmes de définition mais également de rareté des informations disponibles, communs à la Finance Islamique et aux fonds souverains, rendent délicate une évaluation précise de leur importance relative. Les rares données précises révèlent cependant un potentiel de développement important, à la fois pour les institutions financières islamiques et pour les fonds souverains musulmans.

  • Enfin, et peut-être le plus important, on observe également un rapprochement dans les stratégies des investisseurs islamiques et des fonds souverains (et pas uniquement les fonds souverains musulmans). Par définition, les institutions financières islamiques sont des investisseurs « patients » (même si la pratique peut parfois démentir ce constat). Les principes fondamentaux de la Finance Islamique, que l’on a détaillés plus haut, prédisposent naturellement ces opérateurs à prendre des risques, à encourager l’entreprenariat et à s’engager plus facilement sur le long terme. A l’inverse, ils découragent certains excès dont souffre la finance moderne, comme la spéculation ou la déconnection complète entre la sphère financière et l’économie réelle. Les fonds souverains ont une politique d’investissement beaucoup plus diversifiée, conditionnée par la finalité qu’on leur a assignée et obéissant à des règles différentes de celles de la Finance Islamique. Néanmoins, la conjonction d’un certain nombre de facteurs – l’accumulation d’excès de liquidités née avec l’explosion du prix du pétrole, la baisse tendancielle du dollar (et donc la diminution du rendement sur les bons du Trésor américain) et l’ouverture de nouvelles opportunités dans le sillage de la crise financière actuelle – a incité certains des plus grands fonds souverains à réorienter leur politique d’investissement. Ils ne se contentent plus de jouer seulement le rôle de stabilisateurs, protégeant l’économie d’une volatilité excessive des prix des matières premières. En préparant l’« après pétrole », ces fonds ont diversifié leur portefeuille investissant davantage en actions et s’engageant, a priori, à plus long terme.

Alimentés par la rente pétrolière et propulsés « sous la lumière des projecteurs » par la crise financière, les institutions financières islamiques tout comme les fonds souverains sont en passe de devenir des acteurs incontournables de l’industrie financière des pays musulmans, et vont s’imposer, à une échelle différente, sur la scène financière mondiale. La crise financière que l’ensemble de la planète traverse a profondément remis en cause un certain type de finance, très innovant mais très « court-termiste ». Elle a redoré le blason des institutions financières traditionnelles, comme les banques de dépôt, et remis à l’honneur les investissements à long terme. Elle a également suscité l’intérêt pour des opérateurs nouveaux et encore peu connus, qui partagent une certaine stabilité dans leurs investissements, comme les institutions financières islamiques et les fonds souverains.

Les réformes proposées dans ce rapport sont calibrées pour promouvoir la place de Paris auprès des acteurs de la Finance Islamique. Mais, in fine, le bénéfice de telles améliorations du cadre réglementaire peut s’avérer beaucoup plus important si elles sont intégrées dans une réflexion plus générale sur la réorganisation du système financier. Elles peuvent permettre à la France, qui souffre de l’absence structurelle d’investisseurs de longue durée, de bénéficier d’une double opportunité historique : favoriser des investissements de long terme et attirer des capitaux frais pour financer des secteurs clés de l’activité économique que la crise actuelle menace.

Encadré 1 : Les fonds souverains musulmans : qui sont-ils ?

S’il n’existe pas une définition unique de la notion de fonds souverains, la littérature économique a retenu quelques caractéristiques essentielles communes à la plupart des fonds considérés comme « souverains ». Ce sont des véhicules financiers publics qui possèdent, gèrent et/ou administrent des fonds publics. Dans la majeure partie des cas, leurs ressources proviennent de surplus de liquidités dans le secteur public (qu’ils soient des surplus fiscaux ou des recettes d’exportations). Il s’agit, enfin, d’investisseurs qui s’engagent souvent sur le long terme et recherchent donc une rentabilité supérieure au rendement sans risque.

En effet, l’univers des fonds souverains abrite des institutions qui différent :

  • En termes de taille : les dix premiers fonds souverains (classement 2007) pèsent, chacun, plus de 100 milliards de dollars, alors qu’une multitude de fonds gèrent moins d’un milliard de dollars d’actifs.

  • En termes de fonction économique : le FMI distingue cinq catégories de fonds souverains en fonction de l’objectif principal qui leur est assigné. Cette fonction principale peut, également, évoluer dans le temps en fonction des besoins des autorités publiques ou de l’économie. Par conséquent, leur politique d’investissement, autant en termes d’horizon d’investissement que d’arbitrages risque-rendements, est également très hétéroclite.

  • En termes de sources des fonds gérés : il y a les fonds alimentés par la rente associée à l’exploitation de ressources naturelles et il y a ceux qui sont financés grâce à l’accumulation de réserves de devises liée à un excédent commercial structurel.

  • En matière de gouvernance et de politique de communication : on observe des comportements très contrastés avec, d’une part, des fonds qui sont très transparents et définissent ouvertement leur politique d’investissement et leurs objectifs (comme le norvégien GPFG) et, d’autre part, des institutions qui restent très discrètes sur leur stratégie et leur allocation d’actifs (comme les nombreux fonds originaires du Proche et Moyen Orient).

Le poids des fonds souverains est estimé, aujourd’hui, à environ 3 000 milliards de dollars. C’est à la fois peu et beaucoup. En tant qu’acteurs sur la scène financière mondiale le volume des actifs qu’ils gèrent est bien inférieur à celui des fonds de pension (22 600 milliards de dollars) ou autres fonds d’investissement (21 700 milliards de dollars). Mais il est d’ores et déjà supérieur à celui des fonds spéculatifs (1 500 milliards de dollars) et représente près de 8% de la capitalisation boursière mondiale. De plus, certains des plus grands fonds souverains ont acuis un poids suffisant pour pouvoir jouer, en théorie au moins, un rôle déstabilisateur sur les marchés financiers internationaux. Ainsi, toujours en théorie, le plus grand fonds souverain, l’ADIA (le fonds d’Abu Dhabi) pourrait « s’offrir » Total, Axa, BNP Paribas, Crédit Agricole, Bouygues, l’Oréal, Michelin, Danone et LVMH réunis. Le poids des SWF devrait d’ailleurs continuer à augmenter sur les dix prochaines années : les estimations situent le total de leurs actifs entre 12 000 et 15 000 milliards de dollars en 2015. D’autre part, l’existence d’excédents extérieurs dans les pays asiatiques, accompagnée d’accumulation de réserves de devises, ne devrait pas être remise en cause dans un avenir proche.

Cette vitalité remarquable du « capitalisme d’Etat » n’est pas sans susciter certaines appréhensions et soulever quelques débats. On s’interroge sur les véritables motivations de ces investisseurs publics, sur l’impact qu’ils pourraient avoir sur la stabilité financière ou sur des distorsions de la concurrence qu’ils sont susceptibles de provoquer. Introduire d’avantage de transparence dans la gestion de ces investisseurs pourrait être une des clés vers la solution de ces problèmes. Dans cette optique, une convergence entre les fonds souverains et les investisseurs islamiques semble fournir une opportunité d’introduire d’avantage d’éthique, et donc, une plus grande lisibilité, dans les stratégies d’investissement des fonds publics.
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