1.4.5Développement des marchés obligataires, immobilier, private equity et actions via les fonds islamiques A la lumière des grands principes de la Finance Islamique que l’on a exposés précédemment, on comprend aisément l’importance du rôle des marchés financiers dans l’industrie financière islamique. En effet, les normes édictées par la Charia ont été transposées avec succès dans pratiquement tous les domaines de la finance directe : sur le marché des actions et des obligations, plus récemment sur le marché monétaire et, même, dans certaines opérations sur produits dérivés. Toutefois, l’investissement en actions reste au centre des choix d’allocation d’actifs des investisseurs islamiques, alors même que le poids d’autres compartiments du marché, comme le marché monétaire ou le marché obligataire, est encore marginal. Ce déséquilibre entre instruments de long terme et placements liquides réduit la capacité des investisseurs islamiques à diversifier leurs placements. Dans le cas des banques islamiques, c’est une des principales explications à l’illiquidité structurelle de leurs actifs.
Mais le principal obstacle au développement des financements islamiques directs reste la faiblesse des marchés secondaires. Si le négoce de produits financiers est aussi légitime en Islam que tout autre commerce de marchandises, il est soumis à des contraintes spécifiques. L’obligation d’adosser toute opération financière à un actif réel mais aussi, et surtout, l’interdiction de la spéculation exigent un encadrement particulier, une réorganisation des opérations financières ainsi qu’une modification des pratiques sur le marché secondaire.
1.4.5.1Le marché des obligations islamiques : les sukuk Les sukuk (obligations islamiques), l’équivalent islamique du financement obligataire pour les entreprises et les émetteurs souverains qui souhaitent se conformer aux principes de la Charia, est similaire aux asset-backed securities. L’émission de sukuk doit, en effet, être adossée, soit à des actifs tangibles, soit à l’usufruit d’un actif tangible. Il existe donc deux grandes catégories de sukuk, en fonction de la technique utilisée :
sukuk al ijara : asset-backed : sans garantie de remboursement explicite;
sukuk al musharaka : asset-based: avec garantie explicite par l’émetteur.
Par ailleurs, il est strictement interdit que l’actif sous-jacent soit constitué de titres financiers portant intérêt.
La rémunération versée aux souscripteurs de sukuk est fonction de la performance de l’actif sous-jacent, conformément à la philosophie du Coran, et non de l’écoulement du temps.
Aujourd’hui, le marché des sukuk est un des segments de la Finance Islamique les plus dynamiques et les plus prometteurs. Certes, il reste encore de taille relativement modeste, mais le chemin parcouru depuis sa création est considérable. L’encours total d’obligations islamiques dans le monde s’élève à 97 milliards de dollars en 2007 contre moins de 10 milliards il y a dix ans. Le volume des émissions de sukuk a été multiplié par six entre 2005 et 2007 (cf. Graphique 6) pour atteindre un total de plus de 32 milliards de dollars (soit une augmentation de plus de 70% par rapport à l’année précédente). Moody’s prévoit que le rythme annuel de croissance de ce type de produit va se maintenir autour de 30 à 35% portant ainsi l’encours mondial de sukuk à 200 milliards en 2010.
La taille moyenne des opérations d’émission est passée de 175 millions de dollars en 2006 à 269 millions en 2007. Pratiquement trois quarts des émissions de sukuk (cf. Graphique 7) émanent d’acteurs privés, même si les émetteurs publics, notamment les pays du GCC, sont devenus récemment de plus en plus actifs. Parmi les acteurs privés, les principaux émetteurs sont les institutions financières (31% des émissions) suivies par le secteur immobilier (25%) et le secteur de l’énergie (12%).
Graphique 6 : Evolution des émissions de sukuk (millions de dollars)

Source: Zawya Sukuk Monitor
Graphique 7 : Répartition des émissions de sukuk dans MENA et Asie du Sud-Est en fonction de l’émetteur

Les deux grands centres d’émission et de cotation de sukuk à ce jour sont le Proche et Moyen Orient et la Malaisie. Si cette dernière a dominé pendant longtemps ce marché, son leadership est, aujourd’hui, de plus en plus contesté par la région du Golfe Persique qui représente à l’heure actuelle plus de la moitié des émissions de sukuk dans le monde (contre seulement un cinquième en 2000). Néanmoins, le marché malaisien reste, pour l’instant, plus profond et plus liquide, en partie probablement en raison d’une interprétation moins rigide des règles islamiques mais, surtout, grâce à la mise en place d’une réglementation plus souple et de nombreuses incitations fiscales et réglementaires. Selon Jamal Zaidi, Chief Executive de IIRA : « The sukuk market in Malaysia is developping very fast and more in depth than in the Middle East because regulatory actions have provided support to the capital markets. Sukuk in Malaysia must have rating and this provides a level of comfort. »
Enfin, le dynamisme de ce nouveau marché commence à attirer de nouveaux émetteurs, même en dehors des « frontières naturelles » de l’Islam. Ainsi, les autorités publiques dans certains pays industrialisés, comme l’Allemagne, le Royaume-Uni ou le Japon, ont ainsi émis, ou envisagent d’émettre, des sukuk. En 2007, les sukuk ont également investi, pour la première fois, le continent africain : le Soudan a été le premier pays africain à procéder à une émission de sukuk pour un montant de 130 millions de dollars.
1.4.5.2Les fonds d’investissement islamiques Les fonds islamiques ont connu une croissance intensive au cours des cinq dernières années (cf. Graphiques 8 et 9). Le taux de croissance moyen annuel de leurs actifs sur cette période avoisine 22%. A la fin de 2007, leur nombre dépasse 700 et pourrait atteindre 1 000 en 2010 selon Ernst & Young17. Le potentiel de développement futur de ce marché est, en effet, considérable avec entre 70% et 90% des investisseurs des pays musulmans étant sensibles à l’argument religieux (même si cette sensibilité varie d’un pays à l’autre).
Graphique 8 : Nombre de fonds islamiques créés 2002-2007

Source : Eurekahedge Islamic Funds Database Graphique 9 : Encours des fonds islamiques (milliards de dollars)

Source : Sumaiyaa Samdani, 2006
Tableau 3 : Typologie des investisseurs islamiques
Type de client
| Sensibilité religieuse
| Les mass affluent : 80 à 90% des investisseurs individuels mais seulement 30 à 50% des capitaux
| Très sensibles au caractère islamique des produits financiers. Entre 70 et 90% préfèrent spontanément des produits islamiques.
| High Net Worth Individuals (HNWI) et Ultra High Net Worth Individuals (UHNWI): 10 à 20% des investisseurs individuels et entre 50 et 70% des capitaux
| Très sensibles au caractère islamique des produits financiers. Entre 70 et 90% préfèrent spontanément des produits islamiques.
| Corporate
| Sensibilité différente : faible pour les institutions de type fonds de pension ; élevée pour les compagnies takaful.
| Fonds souverains
| Ne sont pas naturellement incités à préférer des placements islamiques mais choisissent de plus en plus de formes d’investissement éthiques.
| Source : Ernst & Young, « Islamic funds and investment report: outlining opportunities in the asset management landscape », 2008.
Malgré ce dynamisme, ce secteur porte encore les caractéristiques d’une industrie naissante. La taille de la majorité des fonds levés demeure faible : plus de la moitié des fonds islamiques n’excèdent pas 50 millions de dollars. Dans un registre différent, les fonds de private equity islamiques ont également connu un essor important depuis cinq ans (cf. Graphique 10), mais les 6 milliards de dollars levés par les institutions financières islamiques pèsent encore peu dans une industrie qui représente quelques 500 milliards de dollars de fonds levés en 2006 à l’échelle de la planète.
Graphique 10 : Nombre et valeur des fonds de private equity islamiques

Source : Eurekahedge Islamic Funds Database
Par ailleurs, la composition de leur portefeuille d’investissements est encore insuffisamment diversifiée, à la fois en termes de produits et géographiquement. Ainsi la plupart des fonds islamiques n’avaient jusqu’à récemment qu’une couverture locale (cf. Graphique 13). Du même, compte tenu du faible développement des marchés obligataire et monétaire islamiques, les investissements en actions et certains placements alternatifs (comme l’immobilier ou le private equity) sont surreprésentés dans le portefeuille d’investissements de la majorité des fonds islamiques.
Cette situation est cependant en train d’évoluer progressivement. Il y a de plus en plus de fonds à couverture globale et 2007 a vu l’apparition du premier fonds islamique à destination exclusivement des pays émergents. La composition du portefeuille d’investissements des fonds islamiques évolue également, avec une présence de plus en plus importante d’obligations et de produits « monétaires » islamiques. Il est à noter une différence marquée entre les fonds islamiques originaires du Proche et Moyen Orient (encore assez peu diversifiés) et ceux levés en Asie de Sud-Est (dont la structure de portefeuille se rapproche de celle des fonds d’investissement conventionnels).
En Europe, enfin, les investissements des fonds islamiques sont encore limités, en raison principalement du manque d’actifs éligibles. Ils sont concentrés essentiellement sur le marché de l’immobilier et des actions. Les émissions publiques de sukuks, annoncées à plusieurs reprises, pourraient faire changer cet état des choses.
Graphique 11 : Composition moyenne des fonds islamiques et conventionnels

Source : Eurekahedge Islamic Funds Database
Graphique 12 : Evolution de la composition des fonds islamiques

Source : Eurekahedge Islamic Funds Database
Graphique 13 : Evolution de la couverture géographique des fonds islamiques

Source : Eurekahedge Islamic Funds Database
D’autres initiatives pourraient également aller dans ce sens, comme la signature de deux protocoles d’accord dans ce domaine entre le IIFM (International Islamic Financial Market) et :
L’ICMA (International Capital Market Association) en 2007 : l’objectif est la coopération dans le but de promouvoir le développement de marchés internationaux de produits islamiques, en particulier de sukuk, en favorisant la standardisation de la documentation et des procédures dans les émissions d’obligations islamiques.
L’ISDA (International Swap and Derivatives Association) en 2006 : accord sur le développement de produits dérivés islamiques.
1.4.5.3Le financement de projets Tout comme l’investissement en actions, le financement de projets semble être un domaine naturellement propice à la Finance Islamique. De par sa nature même, ce type d’investissement est proche des préceptes économiques de l’Islam. En effet, il est souvent associé à des projets socialement utiles et ces opérations sont systématiquement adossées à des actifs réels. Par ailleurs, le potentiel de développement pour les financements de projets dans les pays musulmans est tout à fait considérable : en 1996, on évaluait les besoins d’investissement en infrastructures dans les seuls pays du Proche et Moyen Orient à près de 40 milliards de dollars.
La participation d’institutions financières islamiques dans ce type de financement est encore relativement marginale. Si la valeur des fonds investis en projets immobiliers par le biais de structures shariah compliant a doublé en l’espace de deux ans (cf. Graphique 14), la taille moyenne des projets financés reste faible. La plupart des grands projets de financement d’infrastructures lancés dans les années 1980 et 1990 dans les pays musulmans ont été financé majoritairement par des capitaux non-islamiques.
Graphique 14 : Valeur des projets immobiliers avec un financement Shariah compliant (millions de dollars)

Source : Islamic Financial Information Services, Zawya
Pourtant, comme en témoignent quelques expériences réussies (le Hub River Project au Pakistan, ou Equate Project en Egypte), les capitaux gérés selon les préceptes de la Charia peuvent parfaitement participer dans des opérations d’investissement de ce type aux côtés d’investisseurs conventionnels, même si les modalités de la cohabitation sont parfois difficiles à définir. Ces exemples soulignent, toutefois, quelques grandes interrogations sur l’avenir des institutions financières islamiques sur ce marché :
Si des institutions financières islamiques ont déjà participé dans de grandes opérations de financement de projets, elles doivent encore démontrer leur capacité à structurer, par elles-mêmes, ce type de financement.
Le développement du financement islamique de projets passera inévitablement par une réflexion sur les adaptations nécessaires des instruments financiers islamiques : la mourabaha et l’istina’a, utilisées actuellement, sont plus adaptées pour les financements à court ou moyen terme.
Enfin, les banques islamiques doivent également gérer le problème d’inadéquation entre la maturité de leurs ressources (pour l’essentiel des dépôts à très court terme, les financements obligataires étant encore rares) et ce type d’emplois (essentiellement à long terme).
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