1.4.3L’ampleur actuelle du phénomène : Quelques chiffres globaux Que représente la Finance Islamique aujourd’hui ? Quel est son rôle dans le financement des pays musulmans et quel est son poids dans les circuits de financement mondiaux ? Pour donner une réponse à ces questions, il faut tenir compte d’une double difficulté. D’un côté, les statistiques sur l’évolution des actifs islamiques dans le monde sont peu nombreuses et, souvent, incomplètes. Les autorités de supervision des pays concernés ne publient, pour l’instant, que relativement peu de données sur ce secteur financier, pour des raisons parfois règlementaires, mais le plus souvent techniques. Selon The Banker (05/11/2007) seulement 42,1% des banques qui opèrent sur ce marché publient des données concernant leurs actifs islamiques. Ainsi, les chiffres que l’on peut recueillir reposent, en partie au moins, sur des estimations. Par ailleurs, les produits, les institutions et les circuits financiers islamiques constituant un ensemble particulièrement hétérogène, les données disponibles peuvent recouvrir des réalités très différentes et, de ce fait, sont difficilement comparables.
Malgré ces difficultés, qui expliquent la disparité de certains chiffres relevés, la plupart des études récentes sur la Finance Islamique confirment quelques faits saillants. D’abord et avant tout, elles constatent une véritable explosion du marché de la Finance Islamique. Ce secteur a connu une croissance particulièrement soutenue au cours des dix dernières années. Si au tournant du millénaire le volume des actifs financiers islamiques est estimé à un peu plus de 150 milliards de dollars, aujourd’hui il a dépassé les 700 milliards de dollars (cf. Graphique 3), dont près de 300 milliards d’actifs gérés par les banques islamiques et plus de 400 milliards d’investissements financiers.
Au cours de cette même période (entre 2000 et 2007), le taux de croissance des actifs islamiques, qui se situe entre 15 et 23% selon le secteur d’activité, est, dans la plupart des métiers, nettement plus élevé que celui des activités financières traditionnelles. Par ailleurs, fait marquant quoiqu’exceptionnel, dans des pays comme le Royaume-Uni, les actifs islamiques ont continué à croître malgré la sévérité de la crise des subprimes et malgré le credit crunch qui s’en est suivi.
Graphique 3 : Taille du marché de la Finance Islamique (Total des actifs, milliards de dollars)

Source : Rapport moral sur l’argent dans le monde (2005), Association d’économie financière, Standard & Poor’s.
L’essentiel de ce marché reste encore très concentré géographiquement : près de deux tiers des actifs financiers islamiques se situent dans les pays de Golfe et plus de 20% en Asie de Sud-Est. Ainsi, les deux grands centres de la Finance Islamique, l’Arabie Saoudite et la Malaisie, qui sont à origine de la création respectivement de 25% et 23% des produits islamiques, demeurent les principaux moteurs de croissance de ce marché (cf. Graphique 4). Le poids relatifs des actifs islamiques en dehors de ces deux régions reste très faible. Si d’autres pays musulmans, en Afrique de Nord ou en Asie, s’ouvrent graduellement à ce type de financement, la présence d’institutions financières islamiques y demeure encore marginale. En Indonésie, le plus grand pays musulman en termes de population, les banques islamiques ne représentent que 3% de l’ensemble des actifs bancaires. Le faible taux de pénétration des produits financiers islamiques sur ce marché s’explique notamment par la mise en place tardive d’un cadre réglementaire adapté : le texte fondateur de 1992 n’a été finalisé qu’en 2004.
Enfin, en dehors des frontières naturelles de l’Islam (à l’exception peut-être du Royaume-Uni), le poids de la Finance Islamique reste, au mieux, symbolique.
Graphique 4 : Taux de croissance des actifs islamiques en 2006-2007 par région géographique

Source: Ernst & Young, World Takaful Report, 2007.
Par ailleurs, malgré une vitalité impressionnante et un rythme de croissance exceptionnel, la Finance Islamique pèse encore peu dans l’industrie financière mondiale. Les 700 milliards de dollars d’actifs islamiques représentent moins d’1 % de l’ensemble des actifs bancaires des 1 000 premières banques mondiales (évalués à près de 90 000 milliards de dollars en 2008, The Banker, 01/07/08). En matière de fonds d’investissement, l’écart est tout aussi significatif : 2,7 milliards de dollars en fonds de private equity levés en 2006 par les institutions financières islamiques pour un marché mondial qui représente plus de 400 milliards de dollars. La taille des institutions financières islamiques est également relativement petite par rapport aux majors sur les marchés respectifs : en 2007, les actifs islamiques gérés par la première banque d’investissement islamique, Al Rahji Bank, dépassaient à peine les 28 milliards de dollars (contre plus de 2 000 milliards de dollars pour chacune des cinq premières banques mondiales).
Toutefois, à l’échelle de leur marché d’origine, en particulier dans les pays du GCC et en Malaisie, le poids des banques islamiques, qui varie entre 10 et 25%, commence à devenir significatif. Et, le potentiel de développement pour l’industrie financière islamique est tout à fait considérable. En 2006, Standard & Poor’s16 estime ce potentiel à près de 4 000 milliards.
Un autre fait marquant ressort des nombreuses publications sur ce sujet : la bonne santé financière des institutions financières islamiques. Pour ne prendre qu’un exemple, le ROE moyen sur les dix dernières années de la Koweit Financial House et Al Rajhi Bank se situe autour de 30%. Qui plus est, les performances des banques islamiques semblent peu affectées par les récents déboires de la finance mondiale. A Londres, au moment même où la plupart des acteurs bancaires réorganisent leurs activités et réduisent le volume des crédits alloués, les banques islamiques poursuivent une croissance stable.
Les raisons de cette bonne performance financière sont doubles. Du côté des ressources, les banques islamiques ont accès à un vaste gisement de dépôts relativement bon marché (le montant de l’épargne disponible dans les pays du Golfe et d’Asie du Sud-Est est estimé à 5 000 milliards de dollars aujourd’hui). Du côté des emplois, les prix des produits islamiques sont encore relativement élevés (prime à la foi et faiblesse de la concurrence aidant). Par ailleurs, le risque sur le marché principal des Banques Islamiques, le marché du détail, est relativement faible. Toutefois, cette relative sur-performance a un prix. La faiblesse structurelle de la liquidité des actifs des banques islamiques, couplée à leur caractère particulier, les rend particulièrement vulnérables à des crises de confiance.
Enfin, on assiste, depuis quelques années, à une intensification de la concurrence entre les deux grands centres de la Finance Islamique moderne, la Malaisie et les Pays du Golfe, chacun essayant de tirer au mieux parti de ses avantages relatifs. L’accumulation d’importantes poches d’épargne dans les pays du Proche et Moyen Orient liée à l’évolution favorable du prix du pétrole a fait des pays du Golfe d’incontestables leaders sur beaucoup de segments du marché des produits financiers islamiques. En 1996, le Golfe comptait 13 institutions financières islamiques sur les 166 existantes, mais elles représentaient 54% du capital de l’ensemble de l’industrie, 32% de ses dépôts et 23% de ses actifs.
En 2007, trois des cinq plus grandes banques islamiques (hors Iran) sont originaires du Golfe Persique :
Banque
| Total actifs 1996 (md $)
| Total actifs 2006 (md $)
| Al Rajhi Bank (Arabie Saoudite)
| 7,7
| 28,1
| Kuwait Financial House (Koweït)
| 4,3
| 21,8
| Dubaï Islamic Bank
| 1,5
| 17,5
| De son côté, la croissance de l’industrie financière islamique en Malaisie a été alimentée à la fois par le dynamisme du commerce extérieur et par un soutien actif de la part des autorités publiques. Ainsi, si le poids du marché malaisien est, en valeur absolue, moins important que celui des pays du Golfe, la volonté politique des autorités malaisiennes en a fait, en l’espace d’une dizaine d’année, un des moteurs de croissance de la Finance Islamique et, surtout, un leader incontestable en matière d’innovation. 67% des émissions de sukuk mondiales et 36% des fonds islamiques dans le monde sont cotés sur la bourse de Kuala Lumpur. Sur le marché des actions, 80% des titres de la bourse malaisienne sont désormais certifiés conformes à la Charia. Mais, surtout, grâce à une interprétation plus souple des principes de l’Islam en matière de finance, la Malaisie a joué un rôle pionnier dans de nombreux domaines : en favorisant les premières émissions de sukuk, en organisant un marché interbancaire conforme aux normes islamiques (1994, Islamic Interbank Money Market) ou en essayant d’harmoniser les normes prudentielles et comptables relatives aux banques islamiques (les banques islamiques malaisiennes seront soumises dès 2010 aux règles de Bâle II). La Banque Centrale de Malaisie a obtenu le rôle de « prêteur en dernier ressort » pour les banques islamiques en 1999 grâce à l’introduction de contrats de financement à court terme et en 2004 grâce aux premiers bons de Trésor Islamiques (Islamic treasury bills). La Malaisie est un exemple particulièrement illustratif du véritable potentiel de développement de la Finance Islamique : une partie non-négligeable des dépôts auprès des banques islamiques malaisiennes proviennent de clients non-musulmans.
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